We Need to Talk About Putin

How the West Gets Him Wrong.
Essai de politologie russe de Mark Galeotti.

Une tête qui invite à la rigolade.

Même après 25 années au pouvoir, Vladimir Poutine est encore assez peu connu dans le reste de l’Europe et en Occident. Pourtant certains ont tenté, avant 2022, de dresser son portrait. M. Eltchaninoff s’y était par exemple essayé en 2015, après V. Fédorovski une année plus tôt (dans le monde francophone). M. Galeotti n’est lui ni ancien diplomate soviétique ni agrégé de philosophie. Il est historien, spécialiste en premier lieu de la criminalité dans l’URSS finissante, avant de d’élargir son champ de compétences, d’occuper plusieurs postes dans l’enseignement supérieur et la recherche dans divers pays et de conseiller le gouvernement britannique. Il a aussi des activités de journaliste, d’auteur pour l’éditeur Osprey (bien connu des amateurs d’histoire militaire) et pour les jeux de rôle HeroQuest et Cyberpunk 2020.

Le cas qui nous intéresse ici ne fait pas partie de ses plus hauts faits d’arme scientifiques. C’est un livre écrit rapidement qui veut surtout faire comprendre à un public intéressé mais de loin pas spécialiste (et qui ne veut pas le devenir) qui est V. Poutine, peu après l’annexion de la Crimée et d’une partie de l’Est ukrainien en 2014-2015. Pour ce faire, pas de notes infrapaginales (l’auteur s’en excuse) et une structure simple en onze chapitres qui détaillent l’affirmation du titre. Aussi après avoir fait un sort au mythe du joueur d’échec (des règles fixes, un début de partie à égalité) qui se révèle être un judoka (opportuniste), M. Galeotti s’attaque au passé tchékiste du président russe, qui a principalement fait la chasse à l’opposant, loin de l’aristocratie des « rezidentura », les poste du Premier Directorat Principal du KGB à l’étranger capitaliste. Au chapitre suivant, l’auteur discute la volonté de V. Poutine de faire ressusciter l’URSS ou l’empire. Ni l’un ni l’autre ne sont l’objectif, par manque d’idéologie ou de volonté de remettre un Romanov sur le trône. La restauration du rang de la Russie, c’est autre chose. Pour cela, il y a d’étranges choix faits dans l’histoire russe, comme la Seconde Guerre Mondiale sans le communisme (p. 47-48). Le but premier, c’est de retrouver l’intérêt des Etats-Unis. Redevenir la grande puissance de la Guerre Froide mais sans être l’URSS. Ce qui donne plein de politiciens souhaitant être comme Poutine, mais pas faire de leur pays une autre Russie (p. 52), un pays qui a perdu son empire, comme la Grande-Bretagne et la France.

La quatrième correction que souhaite apporter M. Galeotti concerne la relation de V. Poutine à l’argent, qui n’est plus du tout celle des années 1990. Aujourd’hui, du fait de sa position, les millions rentrent tous seuls. Mais ils seraient en grand danger sans la présidence. La retraite alors serait un moment dangereux, se mettre à la merci du successeur … Autre point de discussion en Occident est le rapport de V. Poutine à l’eurasisme, ou toute autre philosophie politique. Sur ce point, l’auteur est en désaccord avec T. Snyder, qui pense justement que I. Ilyine est une source majeure d’inspiration pour V. Poutine (dans The Road to Unfreedom). Pour M.Galeotti, la Russie ce n’est pas le Mordor, pas la Corée du Nord avec des balalaïkas (p. 76) et son supposé conservatisme social s’arrête à la compétence. E. Nabioulllina dirige la banque centrale russe depuis 2013 … Autre trait saillant chez V. Poutine, c’est son aversion au risque. Peu de réactions impulsives, des nominations à des postes importants d’hommes de confiance (des gardes du corps, au moins trois), et des actions au succès garanti pour ne jamais apparaître comme perdant. Jusqu’en 2022, c’était pas si mal et sa popularité (septième chapitre) était très haute. Enfin du moins c’est ce que les sondages relatent, mais comme il n’y a aucun concurrent …

Pour ses proches, V. Poutine est d’une grande fidélité. Des amis peuvent être en difficultés, il y a de grandes chances que le Kremlin agisse. Les autres auront moins de chance, voir s’ils ont trahi, auront de gros problèmes. Un adversaire ça va, il pourra continuer sa vie, un traître non, comme le signale le chapitre suivant. Les deux derniers chapitres traitent de l’avenir, tel qu’il se présente en 2019. Tout d’abord, la conscience du peuple russe que tout ne se décide pas au Kremlin et ensuite la question de l’abandon du pouvoir. En 2019, l’auteur n’exclue pas la possibilité après 2024. Cette même année, le même Galeotti, dans ses entretiens radiophoniques ou ses conférences, ne voit pas comment cela pourrait être possible avec la guerre en Ukraine.

Court et direct, le livre atteint son but sans aucun problème. Le texte est truffé de cet humour anglais toujours appréciable, même si le tout est très oral. Conséquence de cette oralité, il y a parfois de l’argot un brin obscur. Cela n’a pas du être un très long processus d’écriture, sans doute juste un résumé des questions que l’on doit poser à l’auteur à chaque conférence grand public. De loin pas une biographie ni même le récit d’une carrière politique, mais qui a l’avantage de traiter de choses on ne peut plus actuelles. Pour qui ne cherche qu’une mise au point plaisante et informée, c’est un excellent livre.

(comment la candidature de Sotchi pour les JO a émergé, tout un poème p. 136 …8)

Les quatre guerres de Poutine

Recueil de chroniques sur la Russie entre 2015 et 2018 de Serguei Medvedev.

Sic. Saignement oculaire.

Les dernières initiatives des législateurs russes s’inscrivent dans la droite ligne idéologique de la tradition politique nationale où l’histoire est servante du pouvoir, une ressource de plus à la disposition de l’État, au côté du blé, des fourrures, du pétrole et d’une population résignée. Comme on dit, le passé de la Russie est imprévisible. p. 283

Il est difficile de savoir qui lit ou peut lire en Russie les chroniques de S. Medvedev qui sont rassemblées dans ce livre (et peut-être initialement parues dans le média en ligne Radio Svoboda). Par contre on sait que l’auteur n’écrit plus depuis la Russie. Parce que au vu des propos peu amènes, il est fort à parier que S. Medvedev n’y habite plus à l’heure actuelle, vu qu’il est encore libre. Mais il y vivait encore en 2018 quand ce livre est paru pour la première fois et a pu observer son pays après la conquête de la Crimée. Historien spécialiste de l’époque post-soviétique, S. Medevedev est très bien placé tant par son expérience personnelle que par ses connaissances pour décrire la trajectoire de la Russie depuis la fin de l’URSS.

Et cette trajectoire est définie par quatre axes qui forment une partie importante de la politique de V. Poutine depuis au moins quinze ans (le discours fondateur de 2007 à Munich a acquis une autre résonance encore depuis février 2022) : le premier est territorial, le second se situe dans l’ordre du symbolique, le troisième est biopolitique (au sens de M. Foucault) et enfin le dernier se concentre sur le champ mémoriel, celui où même le passé n’est plus sûr.

Avec ce livre, S. Medevedev décrit une Russie toujours malade de l’URSS, un pays qui n’arrive pas à tourner la page des années 1980. Son personnel politique actuel en vient en ligne directe il faut dire. Mais c’est aussi une Russie qui n’a pas accepté la fin des colonies. Ce qui a aidé la France, en comparaison, pour passer le cap au début des années 1960, c’est qu’elle n’était pas une puissance nucléaire forte de milliers de têtes en compétition directe avec les Etats-Unis. Et donc depuis, une bonne partie de la population et de la classe politique russe vit dans le souvenir, une obsession qui pousse même à se comparer défavorablement à l’une d’elles, l’Ukraine, ce qu’aucune ancienne grande puissance colonisatrice n’avait jamais fait (p. 338). La politique territoriale est étroitement lié au champ symbolique, puisqu’il faut ajouter des terres à l’empire tout en montrant son exceptionnalisme au monde. Sur ce point, le culte de la Victoire contre le nazisme (excellente description p. 129) joue un rôle de premier plan, notamment dans la qualification de l’ennemi. En vérité, qui n’est pas aligné sur la Russie est forcément héritier du nazisme. Une réécriture de l’histoire est forcément nécessaire dans cette optique, couplée à une recherche obsessionnelle de l’exemple étatsunien sur lequel se baser : pourquoi les Américains et pas nous (p. 75, p. 79 sur la conduite de la guerre technocentrée en Syrie) ?

La biopolitique quant à elle se retrouve sous plusieurs aspects dans les chroniques de S. Medevedev. Le premier est la tentative de redressement démographique de la Russie, avec son corollaire de discrimination à l’encontre des homosexuels. Mais font aussi partie du panel l’utilisation des athlètes (le dopage d’État et sa découverte) et la représentation corporelle du président Poutine. L’auteur y voit un signe de l’état de la Russie : il faut démontrer sa vigueur et l’inquiétude se fait jour en cas d’absence du président (ou d’absence de communication). Comme au Moyen-Age, le corps est nécessaire au fonctionnement de l’État mais c’est aussi une ressource, comme le montre très clairement la guerre en Ukraine et la mobilisation partielle. Avec le passé comme horizon, la politique mémorielle est centrale. Le révisionnisme règne en maître, mais l’inertie aussi (p. 294, avec le botox du président). Ainsi, le goulag n’existe presque plus, la Grande Purge se réduit à des blagues … La fin du libre, d’une grande qualité littéraire comme beaucoup des chroniques, est emblématique : un officier révolutionnaire décembriste de 1825 revient en décembre 2015 à Moscou pour être arrêté par la police anti-émeute et être renvoyé en Sibérie …

Très plaisant à lire, le livre souffre cependant d’une traduction pas toujours parfaite même si les notes de l’éditrice sont d’un grand secours pour expliquer les allusions à la politique intérieure russe où à l’histoire que distille l’auteur. Le style est très mordant et c’en est jouissif et pas au détriment d’informations étayées, même si l’auteur ne peut pas être non plus dans la parfaite objectivité. En creux et de manière involontaire, il montre aussi certains éléments culturels russes qui peuvent exercer un appel sur le public français, comme par exemple la question linguistique (p. 175-179).

Y a-t-il quelque chose à retrancher en 2023 de ce que S. Medvedev a observé entre 2015 et 2018 ?

(en 2015, la charia orthodoxe à Donetsk p. 51 dans une comparaison juste et folle … 8,5)

The Mitrokhin Archive II

The KGB and the World
Essai historique de Vassili Mitrokhine et Christopher Andrew.
Existe en français sous le titre Le KGB à l’assaut du tiers-monde : agression-corruption-subversion, 1945-1991

Crépuscule rouge.

L’archiviste du Premier Directorat Principal du KGB n’avait pas tout dit avec son premier livre sur les actions du KGB en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis. Les autres continents avaient bien sûr été aussi un champ d’action des services secrets de l’URSS, et en premier lieu du KGB. Trotsky n’avait pas été en sécurité au Mexique. Mais le livre se concentre sur l’après 1945 (bien que la période 1917-1945 aurait été d’un grand intérêt aussi), avec toujours pour base les notes prises par l’archiviste sur des dossiers qu’il a eu entre les mains lors du déménagement partiel du siège du KGB et qui partirent avec lui lors de son exfiltration vers le Royaume-Uni en 1992 (ce que rappelle sans entrer dans les détails l’introduction).

Le livre s’organise en quatre parties inégales mais également munies d’un chapitre introductif : les Amériques, le Moyen-Orient, l’Asie et l’Afrique. La partie sur les Amériques s’intéresse entre autres à Cuba, au Chili, au Guatemala, au Panama, au Salvador, au Pérou, à l’Argentine et à la Colombie. Cuba prend bien sûr une place très importante puisque le régime a pu se maintenir et qu’il a été non seulement une tête de pont pour les services soviétiques mais a aussi voulu prendre sa part de manière active dans l’exportation de la révolution, que ce soit avec des guérillas (avec E. Guevara à la manœuvre, aussi pour moins le voir à La Havane) ou, plus tard, avec des soutiens armés plus conventionnels comme en Afrique (Mozambique, Angola, Ethiopie, Algérie etc.). Les Sandinistes et Allende (avec ses défauts) sont de la partie. Les auteurs veulent aussi montrer qu’avec la mort d’Allende, les priorités du KGB changent. L’élection d’un président un peu plus à gauche au Mexique permet au KGB d’être plus actif dans le pays. Mais si la résidence locale affirme faire beaucoup pour influencer la population via des articles de presse, elle n’apprécie pas à sa juste valeur un transfuge de la CIA qui finit chez les Cubains (p. 104). Si les Cubains sont de plus en plus critiques de l’URSS au fur et à mesure que le soutien économique soviétique se fait moins massif (parce qu’ils n’en ont plus les moyens et que les quémandeurs sont nombreux), la crise avec Solidarité en Pologne leur fait tout de même craindre qu’en cas d’invasion soviétique pour ramener la Pologne dans le droit chemin, ils soient en guise de rétorsion envahis par les Etats-Unis (p. 126).

Le Moyen-Orient englobe l’Egypte dans ce livre. Ce pays a été le plus grand allié de l’URSS dans la zone et l’intérêt premier des Egyptiens, c’est de faire monter le niveau de leur armée dans le cadre de son affrontement avec Israël. L’URSS était tellement confiante dans son alliance qu’elle a demandé au PC local de se dissoudre … C’était donc un peu compliqué pour les communistes locaux quand A. El-Sadate a renversé son alliance pour se ranger du côté des Etats-Unis en 1976. Mais le KGB agissait en parallèle en Irak (S. Hussein était un grand admirateur de Staline et de ses méthodes p. 188), en Iran et aussi bien évidemment en Syrie (comme la seconde partie de la guerre civile syrienne des années 2010 l’a rappelé). La République Démocratique du Yémen, là encore un pays meurtri du début du XXIe siècle, avait elle aussi d’étroits contacts avec l’URSS et donc avec ses services secrets. Israel est aussi traité, avec la question de l’antisémitisme très présent au KGB et au cas des refuzniks, ces Juifs soviétiques à qui on refuse le visa d’émigration dans les années 1970 et 1980 et qui sont réprimés. Les Soviétiques ont beaucoup de mal, au vu des notes Mitrokhine, à pénétrer les appareils de sécurité israéliens mais sont très en chevilles avec le terrorisme palestinien (mais pas que), de toutes obédiences. Mais tout n’était pas sous contrôle …

En Asie, le livre porte la lumière sur de très gros morceaux. En premier lieu la Chine, un terrain très difficile pour le KGB après le schisme de 1960 (l’URSS avait donné les noms de son réseau au PCC p. 271). Et avec le Grand Bond en Avant, où parler avec un étranger vous envoie au camp, c’est encore pire pour les officiers traitants du KGB. La vie n’est pas bien facile non plus à Hanoi, alors même qu’il n’y a pas l’inimitié qu’il y a avec la Chine (p. 266) L’ambiance est bien plus relâchée au Japon (sous protectorat étatsunien) et plus encore en Inde. Dans ce pays, le rapprochement politique avec l’URSS, notamment avec Indira Gandhi, ouvre les portes toutes grandes au KGB. Conséquence de cette proximité avec l’Inde, le KGB est beaucoup moins en faveur au Pakistan et au Bengladesh. Petit excursus dans cette partie asiatique, les auteurs font un détour par les affaires intérieures de l’URSS en traitant de l’Islam soviétique (qui fait miroir avec la partie sur l’Eglise orthodoxe dans le premier volume). Au KGB, il n’y a pas de barrière entre domestique et étranger, comme le montre la chasse aux dissidents, y compris sportifs ou artistiques (p. 486-487). Logiquement, l’Afghanistan prend la suite, un sujet forcément très lourd dans ce volume et où le KGB agit beaucoup avant et après l’intervention de l’armée soviétique pour sauver un régime frère.

Le dernier continent est traité en une introduction et un chapitre … c’est donc très rapide pour passer très vite sur l’Afrique du Sud, l’Ethiopie (sur les causes premières des concerts contre la faim p. 478), l’Angola ou encore le Maroc. Le volume s’achève sur la désillusion qui gagne le KGB dans les années 1980, entre des alliés qui ne sont toujours que marxistes par intérêt (ou encore staliniens), les difficultés économiques soviétiques de plus en plus insupportables et sur les changements ou les constances au KGB après 1991. Le SVR (successeur du Premier Directorat Principal du KGB) fête toujours l’anniversaire de la fondation de la Tchéka en 1917 mais a maintenant une église paroissiale à Moscou …

Des appendices sur l’organisation du Premier Directorat Principal, des résidences (postes à l’étranger), sur les dirigeants du KGB, puis les notes, la bibliographie et un index complètent un volume de 490 pages de texte entrecoupé de deux cahiers d’illustrations.

Ce volume semble bien plus dépendant de C. Andrew que le premier. Les informations apportées par les archives Mitrokhine semble bien moins nombreuses et cela se voit très fortement dans la partie sur l’Afrique. Un intérêt moindre dans ces sujets semble être la cause principale, allié au fait que recopier des dossiers que l’on n’est pas censé avoir entre ses mains prend évidemment beaucoup de temps et que des choix sont opérés. Il n’est donc pas scandaleux que certaines zones géographiques soient mieux représentées que d’autres.

Il y a tout de même beaucoup d’informations dans ce livre, et chacun y trouvera des éléments à son goût. Un point commun avec le premier volume : les chefs de l’URSS comme ceux du KGB préfèrent qu’on leurs disent ce qu’ils veulent entendre, même quand cela vient d’Aden ou de Managua. Les agents le savent parfaitement et comme ils souhaitent continuer leur carrière (voire leur vie au début de la période considérée) ils font remonter leurs succès (réels ou prétendus) et ce qu’ils voient mais se gardent bien de relier des points.  Les fonctions d’analyse restent conséquemment des voies de garage au sein du Premier Directorat Principal du KGB, ce qui a évidemment de profondes conséquences. La première de ces conséquences est souvent la surprise. Si l’on en croit Mitrokhine, le KGB n’apprend le début de la Guerre des Six Jours que grâce aux dépêches d’agences de presse (p. 151).

Quelques points en florilège. La facilité du travail du KGB en Inde est illustrée par le fait que l’ambassade indienne à Moscou est la cible d’un kompromat (pot de miel en général, p. 313). Les limites du KGB sont déjà visibles au Japon dans les années 1970 : il n’y est pas assez puissant en termes financiers pour corrompre dans les plus hautes sphères (p. 302). Tout aussi étonnamment, le lecteur découvre que le FPLP palestinien reçoit des armes que même d’autres pays du Pacte de Varsovie ne peuvent avoir (p. 247), que le Nord-Caucase est dès les années 1970 un espace soviétique hors de contrôle (p. 377) préfigurant la guerre civile des années 1990 ou encore que le KGB monte de fausses bandes de moudjahidines en Afghanistan pouvant comprendre plusieurs centaines d’hommes (p. 409). On ne suivra pas forcément les auteurs quand ils avancent le chiffre de plus d’un million de victimes pour la Guerre d’Algérie (p. 431).

Peut-être encore à la différence du premier volume (avait-il moins d’ambitions ?) la lecture n’est pas terriblement aisée. On saute de lieu en lieu, on revient à d’autres. La partie sur l’Amérique centrale nous a paru très nébuleuse. Les chapitres sur l’Afghanistan ou sur les terroristes moyen-orientaux comptent sans doute parmi les meilleurs.

Un livre très utile mais qui aurait peut-être gagné à être réduit dans son spectre.

(la taupe idéologique reste inconcevable pour l’ex-KGB p. 483-485 … 6,5)

The Spy and the Traitor

Biographie de Oleg Gordievsky par Ben McIntyre.

Toujours seul.

Qu’il y a-t-il de mieux pour un service de renseignement que de recruter quelqu’un de haut placé dans un service adverse et de pouvoir bénéficier de ses apports pendant de nombreuses années ? C’est ce qu’avait réussi à faire le Komintern et le NKVD dans les années 1930 et 1940 avec Kim Philby. Mais ce dernier avait été recruté avant son entrée au MI6. Alors qu’Oleg Gordievsky, officier du premier directorat principal du KGB (renseignement extérieur), a lui été recruté alors qu’il était déjà en poste à Copenhague. De 1974 à 1985, il renseigne le MI6 sur l’espionnage soviétique au Royaume-Uni et en Scandinavie et ensuite, une fois officier supérieur, sur les vues du Soviet Suprême au travers de ses demandes de renseignements. En 1985, le MI6 se retrouve donc à avoir pour agent le chef de poste du KGB de l’ambassade soviétique à Londres (résident) … Mais si en Occident un agent double risque des années de prison, en URSS, c’est la mort assurée.

O. Gordievsky est né dans une famille de tchékistes, et son frère l’a précédé au premier directorat principal du KGB. Après de brillantes études, il intègre le KGB en 1963. Mais n’étant pas marié, il n’obtient pas de poste à l’étranger et est affecté au soutien des illégaux (agents sans couverture diplomatique) à Moscou. Il fait un mariage de raison avec une collègue, Elena Akopian, en 1965 (p. 23) et en 1966, il peut enfin prendre un poste à Copenhague pour être officier traitant d’illégaux. Gordievsky se plaît vraiment beaucoup au Danemark mais sa fonction n’est pas inconnue du contre-espionnage danois. En 1968, il est secoué par les événements de Prague et commence à se poser de plus en plus de questions sur le bien-fondé de son travail. Les Danois tentent le coup du « pot de miel » en envoyant un jeune homme le séduire. Ils avaient conclu faussement à l’homosexualité cachée de Gordievsky. En 1970, il retourne en URSS, à sa grande tristesse. Grace à un concours de circonstances, il revient à Copenhague en octobre 1972, toujours avec sa femme (même si leur mariage est déjà au point mort, p.44). Les Danois l’ont laissé revenir, avec une idée derrière la tête, et ils ont mis le MI6 dans le coup. Avec un peu de délais, Gordievsky entre au service de sa Gracieuse Majesté (p. 58), par idéologie, et renseigne les Britanniques sur les agents soviétiques en Scandinavie dont il a connaissances et les opérations en cours. Mais pour rendre les choses plus compliquées et dangereuses, il commence une relation avec une jeune soviétique travaillant pour l’OMS, Leila Aliyeva. Mais non seulement le KGB n’aime pas les aventures extraconjugales mais il aime encore moins les divorces … En 1979, il rentre à nouveau en URSS, divorce et se remarie avec Leila. Comme prévu, sa carrière en subit le contrecoup.

Mais il est de nouveau en selle trois ans plus tard, avec la possibilité d’aller travailler à Londres. Gordievsky débarque donc à Londres en juin 1982 avec sa femme et ses deux enfants. La collaboration interrompue en URSS peut reprendre, avec notamment la préparation de la rencontre Thatcher-Gorbatchev ou les manœuvres Able Archer 1983 qui sans ses renseignements auraient pu tourner à la guerre nucléaire. Jusqu’en 1985. En mai de cette année, il est rappelé à Moscou alors qu’il venait d’être nommé chef de poste. La chasse à la taupe avait été lancée quelques semaines auparavant, mais les preuves manquaient encore. Gordievsky est interrogé, son appartement est sur écoute, il est même drogué au sérum de vérité mais aucune confession n’est faite. Signe que rien n’est perdu, il n’est ni emprisonné à la Loubianka, ni torturé. Mais au premier faux pas, ce sera la balle dans la nuque. V. Vetrov, l’agent « Farewell » de la DST et lieutenant-colonel du KGB, avait déjà été exécuté en janvier. Il réussit à contacter le MI6 à Moscou qui lance une opération d’exfiltration préparée de longue date. Le 19 juillet (p. 274), il passe en Finlande dans le coffre d’une voiture de l’ambassade britannique après avoir été récupéré à une aire d’autoroute. Sa famille reste en URSS. Sa femme ignorait tout de ses activités. Ils ne se retrouverons que six ans plus tard, trois mois avant la fin de l’URSS.

Il est très difficile de reposer ce livre avant de l’avoir lu en entier. Il est extrêmement bien construit en plus d’être fantastiquement documenté. L’architecture du livre peut apparaitre comme déséquilibrée (la troisième partie du livre ne concerne que le rappel à Moscou en 1985 et l’exfiltration) mais elle rend compte de l’exploit réalisé. On parle de s’échapper d’un pays où la surveillance est constante, avec un domicile sous écoute et sous surveillance vidéo dans une emprise du KGB, où le passage de frontière est extrêmement long et surveillé (même pour des voitures diplomatiques), avec en plus le fait que les Soviétiques ont un droit de poursuite en Finlande, pays neutre. Tout ceci en étant bien sûr personnellement filé. Le facteur qui a fait la différence, c’est que le fugitif était un agent formé. Ainsi, on a le déroulé de l’opération d’exfiltration presque heure par heure.

Si une grosse place est ainsi octroyée à l’exfiltration, cela n’amoindrit pas les autres parties. On n’apprend bien évidemment pas en détail les renseignements que Gordievsky donne au MI6 lors de leurs rendez-vous, mais il est question des agents en Scandinavie avec leur histoire, aux agents et aux contacts en Grande-Bretagne (milieux parlementaires, syndicats). Le KGB n’arrive clairement plus à recruter comme dans les années 1930 le Komintern ou le NKVD pouvait le faire. Idéologiquement, le stalinisme, la répression à Budapest, le Mur de Berlin et le Coup de Prague ont fait de gros dégâts. La rémunération entre bien plus souvent en ligne de compte que la volonté de défendre la patrie du socialisme … En parallèle de la double-vie de Gordievsky, B. McIntyre sait aussi habilement mettre en parallèle celles d’autres acteurs, au nombre desquels les taupes soviétiques (ou qui aspirent à le devenir) sont au premier rang : Stig Bergling, Arne Treholt, Aldrich Ames ou encore Michael Bettaney. Le KGB londonien n’a jamais cru les renseignements que voulait donner M. Bettaney et A. Ames, employé par le FBI, a envoyé à la mort de nombreux agents pour pouvoir payer le train de vie de son épouse …

Le rôle de Gordievsky dans la conduite de la politique internationale du Royaume-Uni est aussi expliqué en détail, avec les conseils qu’il a pu donner à Thatcher quand elle a rencontré Gorbatchev (p. 199) mais aussi comment agir de manière idoine aux obsèques d’Andropoff.  C’est lui qui démontre aux dirigeants britanniques et à leurs alliés que les dirigeants soviétiques croient en leur propre propagande en 1983 (p. 184).

Il y a bien sûr, du côté du référencement des sources, les limites dues au sujet mais la bibliographie reste impressionnante et en accord avec les connaissances très larges démontrées dans cet ouvrage. Les deux encarts photographiques sont un parfait complément au texte, avec des clichés personnels ou en provenance d’archives de services de renseignement. Si le lecteur est autant accroché, c’est bien évidemment que les 340 pages de textes sont très bien écrites, avec un peu d’humour léger et un niveau de langue élevé (et un vocabulaire parfois complexe). Le recrutement d’un agent peut ainsi être un ballet amoureux (p. 57).

Arrivé à la fin du livre, le titre bénéficie d’un autre éclairage : il n’est pas question de deux personnes différentes mais bien d’une seule et même personne, selon qu’on la considère depuis Moscou ou depuis Londres. Gordievsky est toujours sous le coup d’une condamnation à mort par contumace, il n’y a pas eu d’amnistie après 1991 et ce qui a pu arriver à d’autres anciens agents du KGB en Grande-Bretagne n’incite pas à ouvrir sa porte à des inconnus.

(un député écossais du Labour ne peut pas être recruté par le KGB p. 156 car personne ne le comprend avec son accent édimbourgeois … 8,5)

An Archaeology of Socialism

Essai d’anthropologie culturelle de Victor Büchli.

Des pionniers, des cagibis et quelques kagébistes.
Des pionniers et quelques Kagébistes.

 In so doing it is apparent that the material world is hardly fixed, inscribed or explicitly signifying ; nor it is inherently ambiguous, polyvalent and open. Rather it is both and neither. p. 187

L’immeuble du Narkomfin à Moscou est l’une de réalisations architecturales emblématiques de l’architecture soviétique d’avant-garde, avec le Club Rusakov de C. Melnikov ou la tour Choukhov de V. Choukhov. Il est pensé par Moïse Ginzburg et Ignace Milinis, construit entre 1928 et 1932 et destiné à l’origine aux employés de rang supérieur du Commissariat du Peuple aux Finances. A l’origine partie d’un programme plus vaste jamais achevé et aujourd’hui menacé d’effondrement, c’est le bâtiment symbole de ce que le gouvernement révolutionnaire des années Lénine souhaite faire de la société russe. En effet, le programme a pour but de permettre aux individus qui habitent l’immeuble de mettre en commun leurs activités domestiques (réfectoire, laverie, crèche) pour ne laisser dans les différents types d’appartements que les activités de sommeil et de repos (il n’y a quasiment pas de cuisines privées), des appartements bien plus ouverts sur l’extérieur (et notamment le parc arboré) que les appartements bourgeois et les isbas campagnardes. Cette volonté de changer les comportements domestiques découle des pensées de réformateurs de la vie quotidienne (byt en russe) qui veulent ainsi encourager un mode de vie vraiment socialiste et faire sortir la femme du foyer pour en faire, à l’égal de l’homme, un être social (p. 26). Mais est-ce vraiment ce que veulent tous ses habitants (une quarantaine d’appartements de différentes tailles et agencement, plus un dortoir et un penthouse) ? Surtout que ceux-ci sont amenés à changer avec les purges et le fait que la réalité du logement soviétique (et donc l’imposition de kommounalkas dans le Narkomfin) rattrape ce qui devait être le futur de tout joyeux habitant de l’URSS …

L’introduction du livre met de suite la barre assez haut avec la présentation non seulement du sujet du livre mais aussi du contexte interprétatif dans lequel l’auteur souhaite se placer (qui peut parfois le conduire à lâcher des noms en rafale sans pour autant renvoyer à des références précises). Le second chapitre décrit comment les révolutionnaires de 1917 ont souhaité restructurer le monde matériel dans lequel ils vivaient une fois sortis de la guerre civile et après l’épisode de la NEP. Le but est de s’attaquer au foyer petit-bourgeois, à la production domestique et au travail domestique féminin, centre de l’oppression de la femme par le capitalisme (p. 27). Mais cette volonté de réforme de la vie quotidienne et intime n’est qu’épisodiquement encouragée par le Parti.

Le troisième chapitre explique la vision soviétique de l’hygiène, différente de l’époque tsariste. L’auteur détaille les dangers que les réformateurs du byt voient dans les objets usuels tels que le lit, la table, le fourneau, les icônes (et le coin rouge, endroit le plus sacré dans la maison paysanne russe traditionnelle qui doit être consacré aux enfants). La notion de confort (uiut), avec ses changements de forme, est aussi abordée.

Une fois le contexte bien en place, l’auteur détaille l’agencement du Narkomfin dans le chapitre suivant. Chaque partie du bâtiment et de son annexe sont décrites, comme sa naissance au sein de la firme OSA. Mais à peine le bâtiment est-il construit qu’il doit faire face aux changements qu’engendre le stalinisme qui élimine la première génération de révolutionnaires pour les remplacer par des ruraux qu’il fait monter dans l’appareil d’Etat et qui sont beaucoup moins sensibles aux idées de réforme du byt (cinquième chapitre). La réglementation voit des corps décentralisés s’occuper du logement mais surtout le femme au foyer revient à l’honneur (fin de l’égalité des travailleurs homme et femme en 1934 p. 61, p. 81), entraînant aussi une redéfinition du concept d’hygiène (augmentation de la production aidant, il y a un retour du papier-peint dans les intérieurs). Ce retour au foyer s’accélère même avec la Seconde Guerre Mondiale.

Après l’immeuble et les meubles, V. Büchli décrit les habitants des différents types d’appartements et comment ceux-ci « jouent au communisme » (p. 105). Si les purges n’épargnent pas les habitants, ces derniers modifient parfois leur logement pour s’adapter aux nouvelles situations familiales ou peut adapter la décoration aux possibilités du jour.

Mais le balancier revient déjà dans l’autre sens après la mort de Staline, et les réformateurs de la vie quotidienne reprennent du poil de la bête, reprenant les arguments des années 20, mais le design en plus (dizain en russe). Une offensive est déclarée contre l’agencement centripète petit-bourgeois et en faveur d’un agencement zonal (illustrations p. 142, avec la fin de la centralité de la table p. 137), que doivent accompagner des meubles multifonctions. On voit même réapparaître des objectifs de désartefactualisation de la vie quotidienne (le système des relations sociales débarrassé des objets, p. 148-149), quand le communisme sera entièrement réalisé (vers 1988 donc).  Parallèlement, sous Brejnev, la place de l’homme dans la maison commence à être de nouveau évoquée (alors que l’objectif des années 20 et d’en faire sortir la femme pour qu’elle rejoigne l’homme).  Cependant le Perestroïka voit le retour vers le foyer comme espace de stabilité (comble, on invoque alors comme modèle l’isba et la datcha, symboles patriarcaux et rétrogrades par excellence pour les Bolchéviques !) …

Après ces considérations plus générales, l’auteur revient dans le huitième chapitre au Narkomfin, à ses habitants, à son domkom (qui gère les parties communes et la bonne tenue communiste de tous les habitants). Le chapitre s’achève sur les changements des années 80 et du début des années 90, avec une évocation mélancolique des ambiguïtés que peut renfermer un buffet chez une vieille dame (fille d’un tchékiste et d’une fervente orthodoxe), où se côtoient œuvres de Staline et icônes saintes (p. 182-183).

La conclusion enfin, fait le lien entre le premier chapitre méthodologique et les suivants (ce qui en fait à nouveau un chapitre un peu difficile à suivre). Les dernières lignes, écrites en 1998, sont encore d’actualité : le bâtiment se dégrade très vite, est quasiment sans habitant et se trouve au centre de problèmes de propriété. La ville de Moscou, son propriétaire, ne l’a pas (encore) détruit et son classement comme monument national ne facilite pas un changement de destination. Ses habitants restants sont bien trop pauvres pour faire face aux travaux …

On ne s’attendait pas à lire que sous Staline régnait aussi la broderie (p. 87-93), mais ce livre va assez loin dans la description de la vie quotidienne soviétique en prenant appuis sur le programme emblématique du Narkomfin (où vivent aussi son commanditaire et son architecte !) déjà dépassé à la fin de sa construction. La fondation théorique de l’ouvrage est solide et s’il est question en surface d’archéologie, on est bien au vu des auteurs cité dans les eaux de l’anthropologie culturelle. On compare même le stalinisme à Bali (tel qu’étudié par C. Geertz, p. 107), et la comparaison n’est pas imbécile. Le mélange entre cas particulier et tendances générales est très bien fait, tout comme les témoignages des anciens habitants est une mine bien exploitée par V. Büchli. Les illustrations (monochromes) sont nombreuses mais les plans manquent de clarté (il faut arriver à comprendre qu’il n’y a que deux couloirs intérieurs pour 8 étages). Les parties méthodologiques sont les points faibles de l’ouvrage. Il est assez difficile de voir où veut aller l’auteur dans le déluge de concepts et de références qui s’abat sur le lecteur (une trop forte réduction de ce qui semble le texte de base de V. Büchli, à savoir sa thèse ?). Mais ces parties obscurcies mettent en lumière le reste du livre, voyage dans l’espace domestique soviétique dont tous les avatars n’ont pas encore disparus à l’heure où nous écrivons.

(les Marseillais peuvent dire merci à M. Ginzburg pour ce bâtiment qui inspira beaucoup le Corbusier … 7,5)

The Mitrokhin Archive

Essai historique de Vassili Mitrokhine et Christopher Andrew. Existe en français sous le titre Le KGB contre l’Ouest 1917-1991 : Les archives Mitrokhine.

Rouge comme le sang des victimes et noir comme la nuit mémorielle où sont ces dernières.
Rouge comme le sang des victimes et noir comme la nuit mémorielle où sont ces dernières.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce livre avait fait du bruit à sa sortie en 1999. Il ne révélait rien de moins que le « passage à l’Ouest », en 1992, de l’un des archivistes du premier directorat principal du KGB. Et il n’a pas voyagé à vide vers la Grande -Bretagne, puisqu’il a copié à la main, entre 1972 et 1984, des documents d’archives (qui remontent jusqu’aux années 1930) qu’il était chargé de transférer au nouveau siège du KGB. Si le qualificatif de transfuge semble ne pas pleinement s’appliquer à un retraité, ancien colonel, la masse d’information qu’il a donné au MI6 (qui l’a exfiltré de Russie et récupéré ses notes dans sa datcha) fait de lui la source la plus importante pour les services occidentaux sur l’espionnage de l’Est à la fin de la Guerre Froide mais aussi sur l’action du KGB à l’intérieur de l’URSS et du Bloc de l’Est. C’est cet apport que C. Andrew, historien officiel du MI5 et enseignant à Cambridge (et ayant collaboré avec O. Gordievsky, un autre colonel transfuge du KGB), confronte sur plus de 750 pages de texte avec ce qui est déjà su par ailleurs.

Les auteurs commencent par présenter les évolutions onomastiques de ce qui est le plus connu sous le nom de KGB, entre 1917 et 1990, une liste d’abréviations et d’acronymes, une note sur le système de translittération utilisé, un avant-propos puis une introduction à la version souple du livre qui permet à C. Andrew d’analyser la réception du livre, pointant notamment le regrettable fait (selon lui) que l’action du KGB contre les dissidents n’ait pas été plus remarqué par les commentateurs, chaque pays se concentrant sur « ses » espions (p. XXXVI).

Le premier chapitre a pour seul but de décrire comment se sont constituées lesdites « archives Mitrokhine » et comment elles sont parvenues en Grande-Bretagne. Le second chapitre relate quelques unes des opérations des premières années du NKVD/KGB de 1917 jusqu’à la fin des années 30, dont beaucoup eurent lieu en URSS même, reprenant les techniques d’agents provocateurs chères à l’Okhrana (la police politique du Tzar). Nombre de ces premiers agents ne survivront pas aux purges staliniennes (p. 124) et la tâche principale des Tchékistes entre 1934 et 1941 est de survivre, pas de chercher du renseignement. Les cinq chapitres suivants décrivent l’Âge d’Or de l’espionnage international du KGB, la période dire des Grands Illégaux, quand des agents recrutés pour des raisons idéologiques parviennent à des postes gouvernementaux ou très proches en profitant assez souvent de la naïveté des services de contre-espionnage ennemis. Les Cinq de Cambridge font partie de ces Grands Illégaux mais n’en sont pas les seuls membres (l’OSS étatsunienne est ainsi noyautée dès sa création grâce à des agents dans l’administration, p. 137 et p. 155). La manne est tellement incroyable, trop belle pour être vraie, que ces agents exceptionnels sont continuellement suspectés d’être en réalité des agents-doubles (p. 156-158, sauf quand il s’agit de neutraliser de possibles transfuges comme K. Volkoff), sans parler du fait que les renseignements collectés sont peu analysés … En Grande-Bretagne comme aux Etas-Unis, l’espionnage n’est pas que politique, il est aussi scientifique et technologique, à un niveau faramineux (p. 154-155). Le projet Manhattan en faisait bien entendu partie et Staline en savait plus sur ce projet que H. Truman quand il était vice-président et que la majorité du Cabinet britannique (p. 175). La fin de la Seconde Guerre Mondiale n’empêche pas la chasse des généraux Blancs qui avaient jusqu’à ce moment échappé aux tueurs du NKVD, ou au rapatriement de force de populations (c’est pour C. Andrew l’épisode le plus honteux de l’histoire militaire britannique de tout le XXe siècle, p. 177-179).

Après 1945, les Etats-Unis deviennent l’Adversaire Principal pour le KGB (chapitres 9 à 14), mais les recrues idéologiques se font beaucoup plus rares et les puissances occidentales regardent d’un autre œil ce qui leur parvient d’URSS et de ses satellites. Le KGB essaient néanmoins de renforcer son réseau, avec des agents sous couverture diplomatique comme des résidents illégaux, mais ne réussira jamais à reconstituer les positions qui étaient les siennes dans les années 30 aux Etats-Unis, déjà parce que le FBI a resserré sa surveillance et surtout parce que le Parti Communiste local a les coudées beaucoup moins franches. Si le combat idéologique a depuis 1917 été à l’ordre du jour à Moscou, il commence seulement aux Etats-Unis. L’absence de renseignements de haut-niveau a des conséquences assez dangereuses pendant la crise des missiles à l’automne 1962 (p. 239). Le KGB est même parfois moins performant que le service de renseignement tchécoslovaque dans les années 60 et 70 (où tout le monde ne part pas à la retraite en 1989 …). L’ONU par contre est bien sous contrôle, avec des agents parmi les assistants de plusieurs Secrétaires Généraux (p. 270-271).

Les chapitres 15 et 16 décrivent à l’inverse les opérations du KGB dans les pays du Bloc de l’Est dans l’immédiat après-guerre, notamment l’usage d’illégaux sans que les services locaux collaborent. Le Printemps de Prague (en 1968, mais le KGB continuera longtemps de se méfier de la Tchécoslovaquie) est un des thèmes centraux de ces deux chapitres, mais les auteurs considèrent aussi leur emploi en Pologne en 1970 p. 338 et 351), tout comme en Roumanie, Allemagne de l’Est, Hongrie et Bulgarie (p. 362). On peut aussi constater que le tropisme antisémite du KGB reste fort jusque dans les années 70 (en Hongrie par exemple, p. 355-356).

Le KGB est aussi chargé des liens avec les partis communistes de l’Ouest, au premier rang desquels le français et l’italien, avec de nombreux transferts de fonds (chapitre 17), mais l’eurocommunisme est un danger idéologique qui préoccupe beaucoup le service (chapitre 18), sans qu’il puisse agir comme en URSS à l’encontre des dissidents, où il rencontre souvent le succès (chapitres 19 et 20). Si parfois leur célébrité (Sakharov) leur évite l’internement psychiatrique, le service leur mène une vie très dure, faites de rumeurs et d’agents provocateurs.

La Guerre Froide, c’est aussi la guerre des ondes, avec son corollaire qui est l’interception des émissions radio (chapitre 21). En 1990, il n’y a rien moins que 350 000 personnes en URSS chargées des interceptions (p. 460-461), ce qui bien sûr n’empêche pas les actions plus musclées à l’étranger (chapitres 22 et 23), que ce soit des assassinats ou des enlèvements (ou leurs projets). Si certains projets aboutissent, le KGB éprouve de plus en plus de difficultés à localiser les transfuges pour les tuer (les années 60 et 70, p. 479-482). De ce côté-là aussi, les années d’avant-guerre sont bien loin …

Le premier directorat continue ses opérations de renseignement politique et technologique en Europe de l’Ouest, que ce soit en Grande-Bretagne (chapitres 24 et 25), en RFA (le chapitre suivant), ou en France et en Italie (chapitre 27). En Allemagne de l’Ouest, d’anciens SS sont employés par le KGB (p. 472), mais des ressortissants de la RDA sont aussi parmi les agents envoyés à l’Ouest (avec ou sans la collaboration du HVA, le service d’espionnage extérieure de la RDA). Ces derniers servent par exemple pour les opérations « Roméo » (ce dont use aussi le HVA), destinées à séduire principalement des secrétaires dans les ministères ouest-allemands (tout au long des décennies 50 à 70, p. 581). Il est même un « Roméo », jugé incontrôlable, qui devient la cible d’une Juliette (p. 587). L’idée maîtresse qui préside à toutes ces opérations est que l’OTAN va déclencher une frappe atomique préventive (opération RYAN). Cette idée tourne à la paranoïa chez les analystes en URSS au début des années 80 (malgré l’existence d’un agent pendant trente ans au bureau du Chiffre du Quai d’Orsay, p. 608, dont le livre nous dit pas s‘il fut par la suite inquiété par la justice) et les agents de terrain n’arrivent pas à les en faire démordre. Ce défaut fondamental d’analyse va conduire le monde au bord du conflit atomique en novembre 1983 … Le renseignement technique est cependant moins affecté par le biais d’analyse, mais son exploitation laisse par contre à désirer (p. 586-587). Si le KGB cherche à influencer les opinions publiques (Le Monde prend cher p. 612), il rencontre peu de succès (le mouvement des euromissiles est évidemment aidé par le KGB, p. 631) et beaucoup de dépenses, même en utilisant l’antisémitisme qui est le sien (p. 612).

La surveillance des églises, qui ne sont plus combattues à partir du début des années 40 en URSS, est aussi du ressort du KGB. L’insignifiant prend des proportions incalculables, mais quand il est questions de principes idéologiques, les quelques milliers de Baptistes, Témoins de Jéhovah et autres sectes inoffensives pour l’Etat sont réprimées avec sévérité (p. 658). Ce chapitre sur le KGB et les religions (le 28e) explique beaucoup de choses sur le paysage religieux actuel en Russie, et surtout sur les liens entre le Patriarcat de Moscou et le pouvoir politique (p. 660 par exemple).

Les deux derniers chapitres traitent de la crise polonaise (Solidarnosc et Jean-Paul II) et du début de l’effondrement du Bloc de l’Est (que l’auteur date de fin novembre 1986, p. 705), alors que des moyens colossaux sont consacrés à la surveillance des citoyens soviétiques et que tout est déviance idéologique (y compris le rock, ce qui se justifie aisément, p. 711-712).

L’épilogue, enfin, voit une critique par les auteurs de l’historiographie dans ce quelle manque de remarquer l’importance du rôle du KGB (et au-delà des services secrets en général auprès de chaque gouvernement) dans la conduite de la politique étrangère de l’URSS. Les auteurs parlent de dissonance cognitive, une volonté de ne pas regarder (p. 716). Il faut ainsi prendre en compte que pour le régime soviétique, la Garde Blanche était bien plus dangereuse que Hitler, sans parler des trotskystes ! Le KGB, qui dans les années 30 se confond avec les diplomates soviétiques, ne rencontre quasiment aucune opposition en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis avant la Seconde Guerre Mondiale. Six ministres britanniques seulement connaissent ULTRA, le programme de décryptement des messages militaires allemands entre 1939 et 1945 organisé à Bletchley Park, six ministres … et Staline. Le programme étatsunien VENONA (qui vise à décrypter les communications soviétiques à partir de 1940 et jusque dans les années 80) était connu de Staline cinq ans avant le directeur de la CIA (en 1947) ou le Président des Etats-Unis (p. 716-717). L’épilogue s’achève sur une courte histoire de ce que le KGB devient dans les années 90, prenant de plein fouet la fin de l’époque des idéologies (p. 719). Le KGB passe ainsi d’un système où les renseignements parviennent en masse mais où l’Etat autoritaire empêche la pensée hétérodoxe nécessaire à un service de renseignement à un système certes plus libre mais où les renseignements (que l’on n’arrivait pas à analyser correctement) n’affluent plus comme avant. Mais les problèmes de l’analyse avec un trop plein d’informations n’est pas un problème uniquement rencontré par le KGB …

Il faut bien évidemment s’accrocher pour venir à bout de ce pavé qui fourmille d’informations, mais qui par certains moments peut se lire avec un certain allant (et même parfois de l’humour, p. 280). Le fait que l’on n’ait pas en miroir l’envers du décor peut aussi, de façon fausse, faire croire au lecteur que les services occidentaux n’ont rien fait pour se protéger des menées du KGB ou pour agir en URSS (ce qui est assez vrai avant 1945, beaucoup moins après comme le montre les quelques lignes sur l’affaire Farewell). Les années 20 sont peu traitées (malgré leur intérêt tout aussi évident que les autres décennies), mais c’est sans doute là un effet de ce que Mitrokhine a pu voir et recopier (ou l’intéresser).

Nous croyons que le second tome, consacré au « Tiers-Monde », nous tend les bras !

(p. 641, l’autoflagellation en matière d’anticolonialisme n’est pas que une spécialité française …8)