Essai de polémologie fondamentale de Eric Clémens.
Avec ce livre, E. Clémens a pour objectif de déterminer comment le phénomène « guerre » est apparu. Parce que s’il est apparu, c’est-à-dire dans certaines conditions de développement humain, il peut selon l’auteur disparaître si l’expérience humaine revient aux conditions d’avant son apparition.
Pour explorer l’émergence de la guerre au sein des sociétés humaines, E. Clémens critique tout d’abord l’une après l’autre différentes hypothèses : ludique, éco-technique, socio-politique stratégico-politique et bio-animale. Pour discuter l’hypothèse ludique, l’auteur s’appuie sur le livre Homo ludens de J. Huizinga qui postule que le jeu précède la guerre : activité libre, gratuite, délimitée dans le temps et l’espace, agonique, réglée mais ouverte au hasard et vertigineuse (p. 21). La théorie éco-technique se base quant à elle sur un retournement de l’homme chassé en homme chasseur (selon B. Ehrenreich). Les nécessités de la défense encouragent un développement de l’intelligence, des outils et du langage (p. 32). La notion de sacré n’est jamais loin. L’explication socio-politique, basée sur P. Clastres (La société contre l’Etat, paru en 1974), pense que la guerre est née dans le société tribales pour se protéger de l’émergence de l’Etat en se mettant, grâce à la guerre, à distance des uns des autres et en empêchant l’émergence de chefs au pouvoir normatif (et donc autre que guerrier). L’explication stratégico-politique prend C. von Clausewitz comme base de départ et en dégage un triptyque violence massive/jeu stratégique/fin politique (sous un déluge de citations qui confine à la noyade). La dernière hypothèse, dite bio-animale, est très vite mise de côté.
La seconde partie du livre va ensuite se tourner vers la psychanalyse pour expliquer l’émergence de la guerre. S. Freud est bien sûr commenté (principalement en se basant sur son fameux échange épistolaire avec A. Einstein en 1932). S. Freud dégage deux types de causes : internes (avec des haines séparatrices) et externes, les différences de vie matérielle et de valeurs (p. 93). Mais E. Clémens emmène aussi le lecteur consulter Héraclite, G. Hegel, E. Kant, J. de Maistre, F. Nietzsche et G. Bataille et R. Caillois. Il en tire des thématiques vues comme communes dans la conclusion du chapitre où s’entrecroisent Etat, langage, négativité, puissance, naturalisme et division originaire.
Dans un troisième temps, l’auteur veut démontrer à la suite des deux précédents chapitres qu’il y a deux étapes dans le phénomène « guerre ». La première serait ainsi rituelle et sacrée jusqu’à la souveraineté et la seconde serait celle de la souveraineté dans la déritualisation (p. 116-121, fruit de la distance, de l’anonymat et de la massivité). La conclusion, propose d’explorer les liens entre guerre et paix, principalement selon le prisme du langage, et en insistant sur l’ambiguïté du politique.
Cet ouvrage souffre d’un défaut congénital, celui de vouloir construire une définition tout au long du texte, au lieu d’en proposer une de suite quitte à l’amender. Devant originellement être un article de journal, il souffre aussi de sa brièveté. Très philosophique et psychanalytique (lacanien), il fait bon marché de l’Histoire (simplification du lien entre Holocauste et Seconde Guerre Mondiale p. 30, l’annexion de la Serbie en 1999 p.65, etc.). Sa vision des monothéismes mérite aussi d’être discutée, tant on se rapproche de simplismes dommageables et qui peuvent engendrer des confusions.
Que l’auteur refuse l’idée de morale à la tribu primitive – qui seraient toutes identiques – est aussi dérangeant et on ne sait sur quoi se base E. Clémens quand il parle de guerriers à mi-temps et de femmes rétives (p. 49). Du côté des sources justement, R. Aron n’est cité que pour son livre sur Clausewitz, mais rien sur Paix et guerre entre les Nations. Par ailleurs, il est parfois dur de distinguer l’auteur de ses sources et ceci ne rend pas l’ouvrage plus facilement compréhensible. Le concept de guerre comme fête noire, de fête inversée avec le recul de la religion et l’industrialisation a par contre quelques attraits (p. 106), une action festive de plus « diluée dans la passivité spectaculaire, dictée et contrôlée par les profits des annonceurs » (p. 142). Mais malheureusement, la levée de l’interdit de l’inceste par la fête (comme celle du meurtre par la guerre) n’est pas expliquée (d’après R. Caillois p. 143).
C’est donc un ouvrage hautement spéculatif. A chaque fois que l’auteur se rapproche de la pratique apparaissent les limites d’une telle démarche, comme le montre les nombreuses approximations historiques. La réflexion présentée est loin d’être inutile mais il est douteux qu’elle puisse aider à régler des problèmes politiques immédiats. Si la cause peut aussi être la solution, il faut pouvoir d’abord dénouer ce paradoxe.
(qui cite encore l’encyclopédie Universalis p. 66 …5,5/6)
Misères du retournement de la formule de Clausewitz
Essai sur l’utilisation de Clausewitz à l’extrême- gauche par Theodor Derbent.
La formule est la plus connue de C. von Clausewitz, et peut-être même la plus connue ayant attrait à la politique : « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Mais pour T. Derbent, c’est surtout son retournement qui a fait florès à gauche du spectre politique après 1945. Après 1945, puisqu’avant cela le théoricien prussien de la guerre est finalement très peu connu en dehors de l’Allemagne et hors des cercles militaires. La première traduction italienne publiée ne date que de 1970 (p. 109).
A l’aide de R. Aron, l’auteur explique d’abord succinctement ce que signifie l’inversion de la formule clausewitzienne : la guerre est l’état normal des relations entre Etats, peuples et classes (p. 11). C’est bien sûr incompatible avec la pensée de Clausewitz. Mais si l’on se place du côté marxiste, c’est aussi incompatible avec la pensée de Lénine, ce que l’auteur détaille dans son second chapitre.
Mais avant cela, T. Derbent se penche sur M. Foucault et les post-modernes. Chez Foucault, le retournement de la formule revient de plus en plus souvent entre 1971 et 1975. Pour celui qui voit la violence dans l’origine de tout pouvoir, c’est assez logique 8en regardant plus du côté des instruments que des origines, p. 17). T. Derbent voit chez Foucault l’influence non assumée ou inconsciente de Proudhon (« la paix n’est pas la fin de l’antagonisme, elle n’est que la fin du massacre », cité p. 21). Ses continuateurs aussi cherchent chez Clausewitz un appui dans leurs constructions philosophiques. Mais pour T. Derbent, G. Deleuze et F. Guattari triturent tellement la pensée du Prussien qu’à la fin, ils lui font dire ce qu’il ne dit pas (p. 33). Chez A. Negri, il n’y a pas de paix non plus. L’auteur lui reproche surtout de voir comme des nouveautés des actes d’Etats qui existent depuis des décennies (guerre contre le communisme, contre le terrorisme, p. 44). Pour T. Derbent, Negri est bien inférieur à Clausewitz (p. 46).
Dans le second chapitre, T. Derbent s’emploie à démontrer que chez Lénine, il n’y a pas de militarisation de la politique. En effet, selon T. Derbent, Lénine fait clairement la différence entre l’antagonisme (de classe) et la guerre. L’antagonisme peut déboucher sur la violence, mais peut aussi amener à conclure des alliances (p. 148, mais l’auteur oublie de préciser qu’elles peuvent être de façade), puisque le champ du politique chez K. Marx ne se limite pas à la lutte des classes (s’appuyant ainsi sur K. Marx dans le Manifeste du Parti Communiste qui distingue bien Kampf, le combat, de Krieg, la guerre, p. 53). Le communisme est influencé par Clausewitz au travers de F. Engels, mais Lénine l’a lu à Berne en 1915 (en recopiant certains passages et prenant de nombreuses notes) et emporte le livre dans ses bagages quand il s’exile en Finlande à l’été 1917 (p. 59). Malgré l’absence des guerres civiles chez Clausewitz, Lénine voit dans cet auteur une « approche du marxisme » (p. 73) mais si Clausewitz ne considère que les Etats, Lénine, chef des bolchéviques, élargit la conception d’acteur politique, menant les prolétaires russes, et au-delà, la Nation russe. La suite du chapitre se tourne vers le concept de guerre juste chez Lénine et T. Derbent convoque à nouveau R. Aron pour la critique (p. 82). Ce même chapitre s’achève sur une réfutation de la métaphore militaire souvent utilisée pour décrire le les Bolchéviques en tant que parti et sur la question de la militarisation du marxisme par Lénine. Sur ce dernier point, l’avis de l’auteur est clairement non, Lénine ayant déjà arrêté ses idées sur la guerre civile et al révolution bien avant sa prise de pouvoir en 1917. Il n’y a clairement chez Lénine aucune confusion entre la guerre et la paix.
La troisième partie montre la réception des thèses de Clausewitz chez les Brigades Rouges italiennes (dans leurs évolutions successives). Dans ce processus, ce qui est le plus étonnant est que cette découverte se fait avec l’aide de C. Schmitt, dont on ne peut pas dire qu’il fut du même bord politique, puisqu’il fut pendant quelques années le juriste de référence du IIIe Reich. Renato Curcio, théoricien des Brigades Rouges, élabore en prison le concept de « guerre sociale totale ». L’auteur veut d’abord démontrer que R. Curcio est plus marxien que marxiste, puis va plus loin en dégageant l’influence wébérienne chez R. Curcio (p. 123). Mais l’auteur revient vite vers Clausewitz et analyse les propositions de R. Curcio à l’aune des pensées clausewitziennes et léniniste, pour conclure à leur incompatibilité (p. 130). Cependant, c’est là qu’intervient C. Schmitt, par l’intermédiaire de son ouvrage La théorie du partisan (paru en 1963) : « l’hostilité absolue » schmittienne devient « la guerre sociale totale » curcienne (p. 153). T. Derbent termine son propos en passant au Comité invisible, en attaquant (avec justesse) les tenants d’une séparation irréconciliable entre les arts chinois et occidentaux de la guerre (p. 161) et en affirmant que les Brigades Rouges se sont elles-mêmes ghettoïsées en rejetant le politique (p. 167).
En annexe sont traduits deux textes de brigadistes. Contre Clausewitz de R. Curcio et deux chapitres de sa réponse, Politico e Revoluzione.
C’est un petit livre trapu mais dense, où il faut s’accrocher, parce que tout va très vite. L’auteur est un spécialiste de la pensée militaire (il a aussi écrit sur les débats stratégiques en Union Soviétique dans les années 20), semblant aussi avoir des accointances avec les Brigades Rouges (p. 110), sans pour autant se départir de sens critique (p. 118). Les traductions ne sont pas toutes parfaites (p. 170, p. 172) et une relecture encore plus attentive aurait évité le très beau doublon de la p. 122.
En plus d’une grande maîtrise des textes (et de loin pas seulement de Clausewitz), l’auteur manie avec ardeur le bourre-pif. Les cibles sont nombreuses, de S. Courtois (p. 99) en passant par M. van Creveld (p. 75) et allant jusqu’à R. Girard et A. Glucksmann (p. 106) et au Comité invisible (p. 160, liste non exhaustive). Mais hors du champ polémologique et philosophique, il peut apparaître une lacune, comme celle de voire une phalange représentée sur une stèle sumérienne (note 203 p. 162).
On apprend quantité de choses dans ce livre, surtout que l’on ne peut pas dire que l’histoire des Brigades Rouges soit bien connue en France (et peu de choses y semblent simples). Et si l’objectif de l’auteur reste la réception de Clausewitz à l’extrême-gauche au XXe siècle, il ne perd pas pour autant de vue le penseur prussien. Les avis de l’auteur peuvent par moment paraître péremptoires, mais ils sont à prendre comme des aiguillons, des débuts de chemins.
(« un dernier pour la route » comme titre de chapitre sur A. Negri, c’est dur … 7,5)
Ne pensez pas pour autant que les spéculations fantastiques sur l’univers ou sur la vie m’indiffèrent, même si je n’y adhère pas. Au contraire, comme les rêves mystérieux qui m’inspirent mes histoires fantastiques, elles m’intéressent d’autant plus que je n’y crois pas. p. 1223
Le troisième et dernier tome des œuvres de H.P. Lovecraft peut être considéré comme rallongé. Il est au minimum très inégal. S’il côtoie les sommets, il est aussi alourdi par les collaborations posthumes de August Derleth (à qui il faut reconnaître le grand mérite d’avoir sans relâche diffusé l’œuvre de l’écrivain de Providence) dont on peut aisément se passer.
Ce volume est d’une grande variété, en plus d’être très épais. Il est divisé en plusieurs sections, d’inégales longueurs et importances. La première partie est constituée par les écrits inspirés des rêves de l’auteur. Aux nouvelles (parmi lesquelles les très connues La Malédiction de Sarnath, Le Témoignage de Randolph Carter, Polaris, La Quête d‘Iranon ou Les Chats d’Ulthar) succède la suite de Kadath l’Inconnue (composée de A la Recherche de Kadath, La Clé d’argent et A travers les portes de la clé d’argent). Puis dans le chapitre « Rêves et Chimères », l’éditeur a rassemblé diverses lettres de H.P. Lovecraft où ce dernier explique les liens entre ses rêves et ses écrits ou l’origine de certains motifs. De ces textes, il faut faire ressortir La Quête d’Iranon et le cycle de Kadath (sauf peut-être son dernier épisode) qui pour nous sont très au-dessus du lot. Il y a du Alice dans le cycle. Le rêve …
La partie suivante rassemble les écrits satiriques et les pastiches pour lesquels H.P. Lovecraft est sans doute le moins connu et qui n’étaient sans doute pas non plus destinés à la publication. Les notes et l’introduction de l’éditeur aident fortement à la compréhension de ces courts textes. Au lecteur il est ensuite proposé une très longue suite de textes de A. Derleth, à partir de canevas de H.P. Lovecraft. C’est là que le contraste est violent, car au niveau du style, tout oppose les deux auteurs et amis. Quand Lovecraft va à l’efficacité et conduit son récit à la première personne, Derleth use de la polyphonie et délaie de manière outrancière. On peut éventuellement croire à des idées originales de Lovecraft, mais le traitement est battu et rebattu. La lecture en est très pénible mais montre en creux les qualités de l’auteur principal de ce recueil. L’espoir que le rythme s’accélère est constamment déçu.
La section suivante collationne divers textes, allant du guide touristique au récit de voyage pour aboutir à des essais portant sur la superstition ou sur F. Nietzsche. Le guide de voyage décrit Québec en démarrant par l’histoire de la Nouvelle-France. Il est écrit à l’usage personnel de l’auteur (sans modification substantielle de l’éditeur au vu d’incohérences comme la chapelle russe grecque orthodoxe de la p. 1160 ou les charmes médiévaux p. 1069) et long de 180 pages. Fusionnant recherches et visite sur place, ce guide présente de manière synthétique l’histoire du Canada français, avec quelques redites (pas trop gênantes et finalement assez classique dans ce genre de littérature) mais aussi quelques défauts. La Grande Paix de 1701, fondamentale pour la compréhension des rapports sociaux en Nouvelle France et leur grande spécificité, n’est pas évoquée. La description de la ville en 1930 propose des circuits de visites dans tous les quartiers du plus ancien établissement encore actif au Nord du Rio Grande. H.P. Lovecraft, qui ne perd jamais une occasion de crier « God save the King » (les Etatsuniens sont des barbares p. 1057), p, montre que son attention pour l’architecture ne se limite pas à la Nouvelle-Angleterre, et que s’il ne cache pas son inclination pour l’Angleterre et les loyalistes de 1774 (sa dévotion vieil-anglaise p. 1005, sa complaisance pour la déportation des Acadiens p. 1017), il admire les réalisations des colons français et le courage de leurs explorateurs (mais pas la religion papiste et ses reliques, p. 1132, dont il s’amuse. La page 996 voit un concentré des positions lovecraftiennes : contre la standardisation et le mécanisme, les choses anciennes contre « rempart à la désillusion de la décadence ».
Les nouvelles publiées dans les autres tomes l’ont montré, H.P. Lovecraft est très conscient de l’influence hollandaise en Nouvelle-Angleterre (p. 1081). Il résume une partie de ses connaissances dans un court texte, qui fait suite à celui qu’il a retravaillé pour son ex-épouse Sonia Greene (suite à son voyage en Europe). On peut clairement y voir insérées les propres idées de Lovecraft (comme le signale dans une courte notice S.T. Joshi) mais aussi que S. Greene a assisté à un discours d’Adolf Hitler à Wiesbaden en 1932 (p. 1162). S. Greene n’est pas très tendre avec les commerçants français, toujours prêts à arnaquer le touriste (p. 1163) même si elle voit Paris comme la Nouvelle Athènes, tout comme V. Hugo en 1841 dans Choses vues.
D’autres textes peuplent cette dernière partie, que l’on peut diviser en deux sous-parties. La première rassemble des écrits sur l’astronomie, la religion, le temps et la linguistique. La seconde partie est plus ancrée dans l’actualité, avec des sujets allant du monde anglo-saxon (il est pour l’aristocratie p. 1245), à la Première Guerre Mondiale, à l’histoire de l’art contemporain (contre le fonctionnalisme p. 1232) et aux relations entre matérialisme, idéalisme et nietzschéisme. Mais l’auteur n’est pas toujours très bien renseigné, quand il met dans la même catégorie l’autocratie russe et le régime impérial allemand en 1915 (p. 1246).
Le volume est complété par une bibliographie fournie et un répertoire francophone de la critique lovecraftienne, arrêtée en 1991 (la seconde édition de 2016 n’a pas actualisé cette liste). La traduction est efficace, sans être irréprochable (décade pour décennie p. 159) ou toujours plaisante (p. 1159, p. 1244 en note).
Certaines pages, il faut le dire, relèvent du combat. Les nouvelles de A. Derleth sont très dispensables et ne valent que pour permettre la comparaison avec le style lovecraftien et imaginer ce que cela aurait pu donner si le concepteur des synopsis avait écrit le texte. Les textes d’actualité, par leurs outrances et leur lien avec la guerre ne sont pas les meilleurs, mais font partout des premiers publiés. Les articles philosophiques jettent par contre une lumière très appréciable sur ce que fait l’auteur dans ces récits fantastiques, annihilant toute tentation de voir de l’ésotérisme dans l’œuvre (Matérialisme et idéalisme). Les autres lettres (après le Cycle de Kadath) renseignent avec intérêt le lecteur sur le processus créatif de H.P. Lovecraft. Le volume n’aurait donc rien perdu à être un peu plus fin. Mais il n’aurait pas forcément élargi son public potentiel, qui est bien celui des gens qui veulent connaître le maximum de cet auteur et ne pas se limiter aux quelques nouvelles du Mythe de Cthulhu. La bibliographie et le répertoire des études lovecraftiennes, bien que daté, vont bien dans ce sens.
Avec plus de 1300 pages et des textes aussi différents que ceux rassemblés dans ce dernier volume des Œuvres, il ne pouvait pas que y avoir un haut niveau constant de qualité. Mais la lecture en valait assurément le coût !
(comment marier son loyalisme envers la couronne britannique et son athéisme, il ne donne pas la solution … 6,5)
Voici un texte court, publié tout d’abord dans la New York Review of Books, mais qui reprend un discours prononcé par Umberto Eco le 25 avril 1995 à l’université de Columbia, à l’occasion de l’anniversaire de la libération de l’Europe. Mais la date a aussi une signification plus particulière encore pour les Italiens, puisque c’est ce jour qu’est fêtée la libération de l’Italie depuis 1946.
Et le texte est très italien. Le fascisme est ici à comprendre dans son sens strict, historique, et donc comme un phénomène italien. Comme pour Comment écrire sa thèse, U. Eco s’appuie sur des souvenirs, puisque né en 1932, il a expérimenté de première main de la vie quotidienne fasciste et sa fin inattendue en 1943. Sa première découverte est la pluralité des langages : qui a été abreuvé aux discours–fleuves du Duce ne peut que être surpris par le laconisme du maréchal des carabiniers, qui dit trois mots lors de la libération du village du Piémont où vit l’auteur (p. 13). Ce dernier va de découverte en découverte au cours du printemps 1945.
L’auteur passe ensuite au cœur de son propos. Pour lui, le fascisme des années 1920 à 1940 ne reviendra pas sous la forme qu’il avait pris (p. 19), même si le fascisme désigne dès avant la Seconde Guerre Mondiale une quantité de phénomènes très différents. Ceci qui intéresse bien entendu beaucoup le linguiste, et il entre un peu dans le détail, soulignant la plasticité idéologique du fascisme (toujours au sens strict), ce qui le rend peut totalitaire (p. 22) ni monolithique (plusieurs personnalités très dissemblables sont évoquées p. 27-29).
U. Eco passe ensuite aux dix-neuf caractéristiques de ce qu’il appelle « l’Ur-Fascisme », qui permettent de définir un phénomène fasciste (mais hélas l’auteur ne dit pas combien de ces éléments sont nécessaires pour passer le cap entre fascisme et non-fascisme). Rapport à la tradition et au modernisme, irrationalisme, peur de la différence, frustration, nationalisme, humiliation (« des ennemis à la fois trop forts et trop faibles » p. 42), le pacifisme comme collusion, l’élitisme populaire mais avec un dominateur (le Duce) et un mépris pour les faibles, culte du héros et machisme, le populisme qualitatif et enfin une novlangue.
On peut faire ressortir de ces critères une défiance de l’auteur envers la Nation (là encore, peut-être une thématique assez italienne) mais aussi la pluralité des champs où se niche le fascisme. L’aspect humiliation alliée à la certitude progressive d’un destin national exceptionnel est aussi à noter, même s’il est de loin le seul à faire ce type de remarques. Le point essentiel de ce petit opuscule est de réintroduire à l’intention du lecteur tout l’éventail de nuances que peut prendre le totalitarisme et montrer ce qui n’en est pas. Et pour U. Eco, le fascisme italien n’en est pas un. Une dictature de droite, inspiratrice de nombreux mouvements, mais pas un totalitarisme. Un langage sans corpus idéologique conséquent, ce en quoi E. Gentile et P. Milza disconviendront peut-être …
Entretien épistolaire entre Elisabeth de Fontenay et Alain Finkielkraut.
Ce livre, pas très gros, a fait un peu de bruit dans le landernau intellectuel français. Il rassemble une série de lettres que se sont envoyés E. de Fontenay et A. Finkielkraut, forme qui leur paraissait la plus adaptée (ou différente pour le moins) aux échanges qu’ils ont déjà depuis de très nombreuses années, plus posée et donnant plus de temps à la réflexion qu’une discussion in vivo.
Les deux auteurs ont bien entendu des lettres. E. de Fontenay est maître de conférences honoraire en philosophie, disciple entre autres de V. Jankélévitch, et A. Finkielkraut est académicien, ancien professeur au lycée et à Polytechnique. Chaque auteur a son style : A. Finkielkraut dégaine citation sur citation et E. de Fontenay est toujours très préoccupée de ce que l’échange soit une véritable discussion (p. 97), où chacun s’adresse à l’autre et non à un potentiel lecteur. Le pourquoi du livre apparaît même p. 191 : leur désaccord premier serait comment « concilier le courage et la prudence », alors que l’un est plus un héritier d’Auschwitz (A. Finkielkraut) et que l’autre est héritier de l’Appel du 18-Juin (E. de Fontenay, p. 225).
Les thèmes qu’ils abordent sont variés. L’amitié en premier lieu (avec en regard ce que certaines amitiés sont devenues au XXe siècle), mais aussi le positionnement politique d’A. Finkielkraut (est-il conservateur, réactionnaire, allié à l’ultra-droite, allié à quelqu’un ?), Israël et l’antisémitisme (le premier contact d’A. Finkielkraut avec l’antisémitisme est déroutant p. 183), le progressisme, l’identité, la France (l’Histoire mondiale de la France dirigée par P. Boucheron ne trouve pas grâce aux yeux des deux épistoliers, p. 208-2012 et 2017-223), le néo-féminisme, Renaud Camus, le judaïsme, l’Islam, et d’autres sujets encore. Aucune lettre n’a l’exclusivité d’une unique thématique et souvent plusieurs discussions s’entremêlent, sans pour autant rendre leurs lectures ardues.
La difficulté de la lecture tient au fait que les deux discoureurs ont en commun une bonne partie de leurs références, que le lecteur n’a pas forcément : M. Kundera, D. Diderot, M. Foucault, des écrivains des années 30 aux positionnements politiques changeants comme E. Berl, J.-P. Sartre, E. Burke, J. Michelet, R. Char, N. de Staël, P. Bonnard … Pour apprécier pleinement l’échange d’arguments et certains emportements, il faut les connaître un minimum, sans parler du fait d’être assez au point sur l’histoire du XXe siècle français. Nous n’avons pu repérer qu’une erreur, ou approximation, c’est quand François est qualifié de premier pape non-européen (p. 104).
Mais à la fin du livre, le mystère s’est à peine désépaissi. Avec tant de fougue argumentative (flamboyante d’un côté, acérée de l’autre), que l’amitié ne soit pas atteinte et ébranlée (comme ils auraient aimé que leurs arguments ébranlent l’autre), c’est encore difficilement concevable. Et pourtant il semble bien, comme le montre parfois le livre, qu’il y ait des points d’accord … et une vivante amitié !
(la Grande Révolution comme Seconde sortie d’Egypte p. 189, voilà qui est puissant …7,5)
From Kapital to Capital
An event of the final decade of Yugoslavia
Recueil d’articles et de photos sur la première décennie du collectif artistique slovène Neue Slowenische Kunst, dirigé par Zdenka Badovinac, Eda Čufer et Anthony Gardner.
Fondé en 1984, le collectif Neue Slowenische Kunst (NSK) est l’union des groupes Laibach (musique et arts plastiques), IRWIN (peinture) et Gledališče sester Scipion Nasice (Théâtre des sœurs de Scipion Nasica, théâtre). Ces groupes ont pour principe directeur le rétro-avant-gardisme, principe expliqué dans ce livre qui accompagne l’exposition qui a été consacrée au collectif NSK à la Moderna Galerija de Ljubljana en 2015.
Menant des actions conjointes ou agissant séparément, les groupes formant NSK existent toujours (le groupe de théâtre a cependant changé plusieurs fois de nom, selon les projets), donnant naissance à plusieurs sous-groupes, parmi lesquels : Novi Kollektivizem (design), Retrovision ( films et vidéos), Builders (architecture) ou encore le Département de philosophie pure et appliquée (philosophie).
Très richement illustré, ce livre de 500 pages rassemble des articles écrits entre 1980 et 2015 ayant attrait à la période 1980-1992, soit entre la fondation de Laibach à Trbovlje et le tournant de l’année 1992, un an après l’indépendance de la Slovénie et l’année du début du projet « NSK State in Time ». Le livre se décompose en plusieurs parties. La première parle des années 1980 à 1984, qui voit l’émergence des trois groupes fondateurs. Il y est question du scandale des posters à Terbovlje, de la répétition en Histoire, de la Rétrogarde comme une avant-garde alternative (sans y appartenir, à cette alternative, pour Scipion Nasica, p. 16) ou du graffiti dans l’espace culturel slovène. La seconde partie se concentre sur les années 1984-1992 avec des articles sur le post-modernisme, les différents projets des groupes, une approche psychanalytique du scandale provoqué en 1987 par le projet de poster accepté par la Ligue yougoslave socialiste pour la jeunesse (reprenant un poster nazi), ou encore un échange entre les philosophes Tomaž Mastnak et Slavoj Žižek (qui ne signe rien moins de cinq articles du recueil).
La troisième partie est une série d’articles critiques sur NSK, parfois écrits par des membres même (Eda Čufer par exemple), analysant par exemple la pièce de théâtre Baptême à l’ombre du Triglav (les deux articles, p. 147-152), la mimésis comme stratégie de résistance ou les Lumières chez Laibach. Le chapitre suivant contextualise, avec un point de vue qui est celui du XXIe siècle, l’apparition de NSK. Y sont étudiés les manifestes et les programmes du collectif, l’esthétique de la parodie dans l’URSS finissante, la sur-identification en Amérique latine ou bien sûr la scène culturelle slovène dans les années 80.
La partie suivante présente une grande quantité de sources primaires : des manifestes, un règlement intérieur, la transcription d’un entretien télévisuel, entre autres. Puis le volume s’achève sur une chronologie, un glossaire, une présentation succincte des groupes formant NSK, des appendices (sur la liste des expositions et un texte de Tomaž Mastnak), un index, la liste des traducteurs et une bibliographie.
Sur la forme, le livre est beau mais sa lecture n’est pas aisée : les pavés sans aération que sont les différents articles n’aident pas le lecteur à comprendre des textes qui sont parfois ardus et nécessitent une très grande concentration. Cette complexité rencontrée parfois dans les textes, elle n’est pas annoncée dès l’introduction, où les auteurs simplifient trop la Seconde Guerre Mondiale dans les Balkans et la situation en Bosnie en 1992 (p. 9). De même, dire que tous les théâtres d’Etat en Europe sont nationalistes, c’est aller très vite en besogne (p. 14). Nous ne suivrons pas plus en ce qui concerne la fin du rock et de l’opéra (p. 380). Mais une fois dans le corps du livre, le lecteur intéressé en aura pour son argent, avec une très belle diversité d’informateurs et un déluge d’information : le lien Laibach-Đorđević-Ulay/Abramović (p. 34), comment fonctionne l’autogestion yougoslave et en quoi le mouvement punk révèle le cynisme quotidien de ce système (p. 110-112), comment la présence du régime en Yougoslavie est acceptée comme l’est un handicap (p. 127), que le turbo-folk est un style musical déjà ancien (p. 166), comment Baptême à l’ombre du Triglav se place dans son époque et comment est né le projet (p. 238, avec son rapport avec F. Prešeren, le poète national, et p. 363).
Le contexte, tant slovène que yougoslave, a bien sûr une grande importance. Depuis 1974, la Yougoslavie est une fédération (p. 359). Le pays est en quarante ans passé de l’autogestion planifiée à un retour du capitalisme (à partir de 1971, p. 360), tandis que le front n’est pas non plus uni contre le socialisme. Une société civile se fait jour pendant les années 80 en Slovénie, dans laquelle NSK trouve une place. Mais parallèlement, la fédéralisation n’a pas arrêté la montée des nationalismes en Yougoslavie et la mort de Tito en 1980 va même permettre leur accélération. Mais les différents auteurs nient que NSK ait pu jouer un rôle dans l’indépendance slovène (p. 365 et 450). Pour les auteurs, NSK est beaucoup de choses, comme par exemple une réponse au présent perpétuel (déjà, en 1988, p. 183) ou une interrogation par l’imitation de ce qu’est la Slovénie, mais ne préfigure en rien la Slovénie indépendante.
C’est donc un livre pour un lecteur déjà averti, et qui veut l’être encore plus. Il lui faudra coller ensemble les éléments qui lui parviendront par différents canaux à la lecture de ce livre à la lecture peu aisée, nécessitant même une certaine endurance. Mais le tableau ainsi obtenu vaut le coup, et le lecteur voit se déployer devant lui un vaste panorama allant de l’industrielle Trbovlje à l’Académie des Beaux-Arts de Ljubljana en passant par la Place Rouge à Moscou, lieu de l’action hommage à K. Malevitch Black Square on Red Square (p. 405). Un mouvement artistique particulier dans un pays qui ne l’était pas moins, avant de n’être plus du tout, en 2003 (ou en 1992, selon le point de vue).
(« Qu’est-ce que cela signifie ? » est donc une question taboue depuis les années 60, p.164 … 7,5)
Inconscient urbain
Essai sur le métropolitain parisien de Luka Novak.
Dans ce tout petit livre de 75 pages, Luka Novak (auteur, éditeur, politicien et homme de médias slovène) décrit le métro, un moyen de transport sans lequel il n’y aurait selon lui pas d’urbanisme.
L’auteur tire en partie le propos de son livre de son expérience, ayant passé une partie de sa jeunesse dans les années 70 à Paris. Mais il est très loin de s’en contenter, avec quelques apports plus intellectuels que sensoriels à chercher parmi les penseurs du langage, par exemple.
Passée l’introduction sur la place du métro dans le cinéma, l’auteur décrit son expérience au début des années 70 à Paris, à la découverte de nouvelles lignes, de nouveaux tunnels, de nouvelles rames, à l’affut de fentes dans les tunnels. Dans le second chapitre, l’auteur compare le métro parisien à l’édification d’une autoroute au-dessus du Bronx à New-York dont l’effet a été ségrégationniste, séparant la population enjambée du reste de la ville (qui ne possède pas de vrai réseau de métro selon l’auteur, car sans connexions entre les lignes). Au contraire (troisième chapitre), à Paris, le métro est un système de transport démocratique, desservant chaque quartier et structurant son inconscient en termes lacaniens (p.28).
Dans le chapitre suivant, l’auteur veut démontrer que le métro parisien n’est pas fonctionnaliste (à la différence du londonien, p. 33 ou du tokyoïte, p. 40). L. Novak fait ensuite un retour au sens, avec l’odorat. Jeune il appréciait beaucoup l’odeur du caoutchouc et de la vieille terre des tunnels, réfutant l’idée de puanteur. Pour l’auteur, les passages (à Paris ou à Milan par exemple) sont les ancêtres du métro (il s’appuie sur ce point sur W. Benjamin, p. 49). Mais pour L. Novak, le métro n’est pas seulement un inconscient, il est aussi un langage au sens de Wittgenstein. Il a révélé le sens de la ville (p. 61), son auto-réflexion. Le métro a abolit le hasard (p. 62).
Il n’y a donc (dernier chapitre) pour l’auteur pas de vraie ville sans métro ou sans tramway. L’économie mondiale en est même fortement dépendante (les traders doivent bien rejoindre Manhattan).
Le livre aurait mérité des développements plus amples, mais les idées maîtresses surnagent sans difficulté : sans réseau structurant de transports en commun, pas de métropole et le sous-sol révèle la surface. Ce livre montre aussi l’instruction de l’auteur, familier de la philosophie du XXe siècle et du cinéma (d’où sont tirés de nombreux exemples). Le problème c’est que le concept vole en escadrille et que du coup on s’approche dangereusement d’un alignement de noms, et si certaines phrases sont percutantes, le lecteur continue de s’interroger sur leur validité. La quatrième de couverture nous annonçait de l’humour, mais nous ne l’avons pas vu …
Néanmoins ce livre garde de l’intérêt dans ce qu’il permet au lecteur, sans aller jusqu’au structuralisme, de se faire une idée de comment les infrastructures de transport sont pensées et quels sont leurs effets sur la ville.
(le métro et Sigmund Freud … bien bien bien … 6,5)
Essai de sur le pouvoir de Robert Greene.
Paru en français en 2009 sous le titre Power, les 48 lois du pouvoir.
Nous n’avons pas acheté ce livre, et nous n’avions pas eu l’idée de le lire. Nous connaissions seulement son existence. Et malgré cette absence d’intérêt et d’acte conscient d’achat, nous avons reçu ce même livre dans notre boîte aux lettres à la fin du mois de février 2016. Et donc nous l’avons lu ! Robert Greene, son auteur, a étudié les humanités et est aussi l’auteur de quatre autres livres (dont un manuel de séduction, ce qui n’est pas fait pour rassurer …).
Le présent livre est structuré, comme son nom le laisse penser, en 48 chapitres. Chaque chapitre est formé des sous-parties suivantes : résumé de la loi (« le jugement »), application de la loi, non-application de la loi, interprétation (« clefs du pouvoir »), une citation (celle d’un « praticien », souvent le philosophe jésuite espagnol du XVIIe siècle Baltasar Gracian que R. Greene présente p. xii comme un courtisan, ce qu’il n’était pas), une image illustrant la loi (une description allégorique, pas une représentation figurée) et pour finir le danger à suivre cette loi (« revers »). L’image est souvent présentée sous forme de calligrammes.
De nombreux exemples historiques nourrissent chaque chapitre, sans pour autant éviter les redites (avec Bertolt Brecht par exemple, p. 166 et p. 323). Enfin, des citations très variées et normalement en rapport avec ladite loi garnissent les marges. Une bibliographie indicative de deux pages, un index et le premier chapitre du dernier livre de R. Greene complètent ce livre qui a bien sûr commencé par une préface.
A l’issue de la lecture, on a quelques difficultés à comprendre comment ce livre a pu se vendre à plus d’un million d’exemplaire. Cela dit, c’est vraiment beaucoup pour un recueil de citations. Les citations justement ont le malheur de ne pas être sourcées, comme tout ce qu’affirme l’auteur par ailleurs. Le lecteur, s’il n’avait pas déjà plus ou moins compris au vu de l’absence complète de notes, constate assez vite que l’auteur, malgré son diplôme, n’est en rien historien. Passons sur la fausse citation de Louis XIV, erreur très commune (« L’Etat c’est moi », p. 34), qui accompagne une image de Louis XIV extrêmement déformée. Quand on en vient à qualifier Talleyrand de démocrate ou à décrire Napoléon comme un paysan (p. 81), c’est qu’il manque énormément de choses au bagage historique nécessaire à l’écriture d’un tel livre, alors que justement R. Greene insiste sur le fait que l’Histoire doit être celle qui enseigne aux gens de pouvoir et à ceux qui veulent l’étudier …
Le but même du livre n’est pas clair. L’auteur veut-il faire démonstration de cynisme poussé à son extrême ? Souhaite-t-il faire œuvre de pédagogie pour montrer l’envers du décor, les ressorts cachés du pouvoir pour aider à s’en prémunir ? Tout au long du livre, on n’en saura jamais rien.
Mais admettons que l’auteur ait quelques difficultés avec les périodes les plus récentes, en plus d’avoir lu des choses visiblement très datées (quoique que l’intérêt de R. Greene pour le Japon et la Chine est assez marqué et apporte un brin de fraîcheur). Nous nous abstiendrons de plus d’infliger ici une liste, longe comme un jour sans pain, des erreurs rencontrées lors de la lecture (pour le plaisir cependant, un Tokugawa empereur du Japon p. 266 …). Mais même quand il cherche des exemples dans l’Antiquité grecque, l’auteur affirme des contrevérités suffocantes. La victoire spartiate des Thermopyles (p. 420), c’est tout de même ahurissant !
On comprendra avec ceci que la lecture des 430 pages de texte, malgré le côté plaisant de l’esthétisme déployé dans la typographie (les calligrammes), n’a pas été d’un grand plaisir, loin de là. Ce n’est pas mal écrit, même assez pédagogique, avec des choses que l’on apprend sur le XIXe siècle étatsunien (enfin, si c’est vrai …) mais comme en plus les lois peuvent se contredire, il en ressort un très gros fatras et en rien un système que le mot « loi » induit pourtant. Nous avons eu les pires difficultés à le finir.
Le chapitre du dernier opus de R. Greene offert à la fin du volume m’a convaincu de ne surtout pas le lire.
Essai d’histoire des religions de Gershom Sholem.
Publié en français sous le titre Les grands courants de la mystique juive.
Nous avons pu rencontrer la mystique chrétienne et rhénane dans ces lignes en s’intéressant à ses productions, tout comme a pu avoir un aperçu du rationalisme juif médiéval en se rapprochant de la pensée de Maïmonide. De même, le mouvement charismatique juif (dit ultra-orthodoxe) nous avait été décrit d’un point de vue ethnographique. Il manquait donc encore à notre tableau, entre autres, la mystique juive affrontée depuis son versant intellectuel. Malgré son âge certain (première parution en 1941), ce livre est resté une référence dans l’étude de la mystique juive et de ses différentes formes. Il répond à ce vide particulier dans notre tableau.
Le livre reproduit neuf leçons, données en 1938 à New-York. Toutes ont été complétées a posteriori, sauf la dernière. Pour faciliter la lecture, les notes, très nombreuses, ont été rassemblées en fin de volume. Une fois passé les différentes préfaces, de ces neuf leçons, on peut faire ressortir sept parties.
La première de ces parties est une introduction générale, décrivant le but de ces leçons et débutant comme de bien entendu avec une définition du mysticisme, à savoir un pont au-dessus de l’abîme créé par la religion à la sortie de la religion primitive où tout était uni (p. 8), où comme Thomas d’Aquin le dit, la connaissance de Dieu au travers de l’expérience (p. 4). L’auteur passe ensuite à d’autres généralités sur le mysticisme juif sur les Sefirots (les dix sphères créatrices de Dieu), la Torah, l’usage de la langue chez les Cabalistes (pas née en réponse à la philosophie mais s’appuyant même sur elle pour aller vers une autre direction p. 24), le problème des sources (puisque les mystiques juifs sont peu portés sur l’autobiographie, sauf exceptions p. 16), sur la métaphorisation et la symbolique, sur le retour du mythe dans le judaïsme (p. 22) et enfin sur l’absence d’élément féminin dans le mysticisme juif (au contraire de son équivalent chrétien ou musulman, p. 37-38). On ne peut pas cacher que cette introduction démarre sur les chapeaux de roues et qu’il faut bien s’accrocher dès le début, au risque de ne pas tout comprendre par la suite. Il faut saisir cette différence entre le l’abstraction philosophique et le symbolisme mystique qui regardent différemment la même Loi … Mais l’auteur ne cache pas non plus les dangers dans lesquels et le mysticisme et la philosophie peuvent tomber (p. 36-37).
La seconde leçon entame la progression chronologique avec le mysticisme dit du Char (Maaseh Merkabah), dont l’efflorescence a lieu entre le Ve et le VIe siècle. Il se base sur la vision du char céleste qu’a eu Ezéchiel mais aussi sur les visions personnelles des mystiques (et qui peuvent être antinomiques avec la vision du prophète, p. 45-46). Sur les auteurs de ces textes et visions, la science semble avoir quelques problèmes à y attribuer des auteurs qui ne soient pas fictifs ou anachroniques. Ces auteurs par contre ne sont pas isolés, ils appartiennent à des écoles, à des groupes de mystiques qui ont pour caractéristiques communes d’avoir peur d’être accusés d’hérésies (pourtant certains de leurs hymnes sont intégrés dans la prière communautaires p. 60) et d’user de chiromancie et de physionomie (p. 47-48). Ces deux techniques divinatoires, tout comme les pythagoriciens du IVe siècle, sont utilisées pour définir les critères d’adhésion du novice. Ce n’est d’ailleurs pas la seule chose que les pythagoriciens ont en commun avec les mystiques du Merkabah, puisque ces derniers judaïsent l’idée déjà ancienne des sept degrés du Paradis (p. 53-54). De manière assez étonnante, et sans doute au grand dam de Maïmonide, ces mystiques ne semblent pas trop réticents devant l’anthropomorphisation de Dieu, celle d’un Dieu/roi assez différent du Dieu/esprit des rabbins (p. 63).
La troisième leçon quitte les rives de la Méditerranée pour les sombres forêts de la Germanie et y trouver le Hassidisme médiéval (qui n’a rien à voir avec celui, est-européen, du XVIIIe siècle). Celui-ci prend place entre 1150 et 1250. Le texte central de ce mouvement est le Sefer Hasidim, écrit par Juda de Ratisbonne, qui montre des connexions avec la pensée chrétienne et plus particulièrement la réforme clunisienne (p. 81). On trouve ces dévots dans tous les grands centres du judaïsme germanique et ils se démarquent par leur radicalité, leur insensibilité au blâme et à la louange (l’ataraxie aussi prisée des saints chrétiens de la période, p. 97). D’une certaine manière, ces mystiques ne sont pas inconnus du grand public puisque l’histoire du golem leur est lié, mais l’importance de l’extase n’est pas passée dans la culture populaire. L’aspect magique est d’une très grande importance (maîtrise des éléments), faisant pièce à la figure du « faible piétiste » (p. 99). Ces mystiques allemands usent de diverses techniques de combinaisons de lettres et de chiffres, basées sur des textes liturgiques, même si le lecteur éprouve du mal à saisir le but de ces jeux combinatoires. Ces techniques (appelées Gematria, Notarikon et Temurah, p. 100) sont en fait minoritaires dans le Cabalisme auxquelles elles sont attribuées. G. Sholem compare le Hassid du Moyen-Age à ceux de l’époque moderne et aux mystiques du Char (p. 101 et 118).
La quatrième partie est constituée des trois chapitres décrivant la Cabale, qui prend son essor vers 1200 pour connaître son apogée à la fin du XIIIe siècle. Ce courant ne rejette pas la tradition mais accorde une grande place à l’inspiration, et par conséquent, s’adresse à une élite (sans pour autant toujours réussir à y rester confiné p. 125). La première variante étudiée par G. Sholem est celle d’Abraham Aboulafia qui décrit comment se préparer à la méditation et à l’extase et qui souhaite séparer la magie de l’utilisation des noms de Dieu (p. 145). L’auteur décrit par ailleurs la théorie prophétique de ce dernier comme un mélange entre Maïmonide et le yoga (p. 135).
La seconde variante est celle du Zohar, que G. Sholem développe en deux chapitres. Le premier de ces chapitres, très impressionnant, est consacré au livre lui-même ainsi qu’à son auteur et le second chapitre explore la théorie théosophique du Zohar.
En ce qui concerne le livre, pour l’auteur, il n’y a plus de débat sur l’auteur du Zohar : c’est Moïse de Léon (un espagnol donc, comme beaucoup des premiers cabalistes), qui n’a jamais avoué avoir été l’auteur de ce livre écrit en araméen et qui le cite dans d’autres de ses écrits (p. 201). Pour G. Sholem, le Zohar est l’antithèse d’Aboulafia et élabore une théosophie juive (un terme que G. Sholem définit, et cela n’a rien à voir avec une pseudo-religion p. 205-206). Pour ce qui est de cette même théosophie, elle s’appuie sur une lecture mystique de la Torah (p. 209), ce qui fait tu Zohar le premier livre juif intégrant l’idée chrétienne qu’il y a quatre modes d’interprétation d’un texte sacré (littéral, homilétique, allégorique et mystique, p. 210). De leurs lectures, les Cabalistes déduisent qu’Adam est responsable d’une fissure entre la vie et l’action et que ce monde cassé n’est réparable que par la dévotion à Dieu (p. 232-233). L’accent est aussi mis sur la pauvreté, là encore une première dans le judaïsme rabbinique (p. 234), ainsi que sur l’élaboration d’une théorie du Mal (p. 235) et d’une théorie de l’âme (p. 239).
Mais l’expulsion d’Espagne, vécu comme un traumatisme égal à la destruction du Temple pour beaucoup de contemporains, va rebattre les cartes et avoir une influence considérable dans la mystique de l’époque moderne qui avec les théories d’Isaac Luria est le sujet du septième chapitre (p. 245). On retrouve avec ces mystiques le phénomène concentration, cette fois-ci dans la ville galiléenne de Safed, mais les idées développées par Luria, Moïse Cordovero et leurs disciples et successeurs ne se diffusent plus uniquement dans un petit cercle d’érudits mais atteignent un grand groupe de croyants à partir de 1550 (p. 284-286). Le point focal d’intérêt passe des origines du monde (les mystiques précédents) à la rédemption (mais passant par les origines, puisqu’ils développent l’idée du Tsimtsum, ce retrait de Dieu permettant l’existence du monde p. 260). Ainsi pour I. Luria, l’objectif de l’Homme est de réunifier le Nom de Dieu et de restaurer l’harmonie originelle (p. 275), avec participation de l’âme à un cycle de réincarnation (ou transmigration) faisant partie de ce processus de restauration dont la croyance se répand parmi les mystiques après l’Exil (p. 281-284).
Les idées cabalistes qui se sont insinuées dans toutes les communautés juives autour du monde et plus particulièrement dans l’empire ottoman pavent le chemin au sabbatianisme, cette hérésie mystique (mais aussi révolte juive) conduite par celui qui se voulait le Messie, Sabbataï Tsevi, et son prophète, Nathan de Gaza (le huitième chapitre). Ce dernier n’est pas que le prophète annonçant le Messie mais aussi l’interprète de l’apostasie de ce dernier (S. Tsevi, après d’être déclaré comme Messie, se convertit à l’Islam à Constantinople en 1666). Le sabbatianisme ne se limite pas pour autant à l’empire ottoman mais atteint jusqu’au nord de l’Europe (Prague, Offenbach) et il est particulièrement soutenu par les Marranes, qui eurent aussi l’expérience de l’Apostasie (p. 303 et p. 309). G. Sholem insiste aussi sur la difficulté qu’il y a eu jusqu’au XIXe siècle à étudier le sabbatianisme (à cause de ses paradoxes, p. 316, mais aussi par peur de l’hérésie, p. 299-300) et à comprendre cette révolte. Il met aussi en relation le sabbatianisme et le réformisme juif du XIXe siècle, le comparant à l’influence des Quakers et des Anabaptistes dans le christianisme (p. 301) et note le lien entre le Frankisme, son épigone allemand, et la Révolution française de 1789 (p. 320).
Le dernier chapitre est celui portant sur les seconds Hassidim. Pour l’auteur, c’est la troisième étape d’un même processus commencé avec le lurianisme et le sabbatianisme (p. 327) et qui est pour G. Sholem l’une des quatre options possibles après la chute du sabbatianisme (p. 328-329) avec lequel il y a une filiation qui se voit dans son rapport aux actes considérés comme scandaleux par les orthodoxes (antinomianisme, p. 334, comme par exemple avec des prières charismatiques). G. Sholem est très rapide dans ce chapitre où tout est un peu trop uniforme (mais l’auteur en est conscient et l’avoue dans la préface). Cette leçon est plus personnelle dans le ton et un peu moins construite (p. 337 par exemple). L’auteur dégage cependant quatre caractéristiques qu’il voit dans le mouvement (p. 343-344) : l’enthousiasme, des illuminés (zaddikim) au centre de chaque communauté, une idéologie dérivée du cabalisme mais populaire et imprécis dans sa terminologie et une appropriation individuelle de valeurs générales devenant ainsi éthiques.
On ressort avec éblouissement de la lecture. Si le sommet est le chapitre qui analyse le Zohar et son auteur, le reste du livre est à peine moins aérien du point de vue de l’érudition. Il y a une telle masse de lectures derrière ce livre ! Et l’auteur ne s’est pas contenté des ouvrages de mystiques juifs ou chrétiens, mais n’a pas laissé ni la philosophie ni le monde gréco-romain de côté. La lecture nécessite bien évidemment une grosse dose de concentration, mais son montant est amoindri par une écriture directe et claire, si tant est que le lecteur n’ait pas besoin de chercher la signification de trop de mots spécifiques au champ étudié.
Certaines idées sur l’aspect monolithique de la religion juive (celle de la période rabbinique) peuvent aussi être battues en brèche, tout comme certaines conceptions que l’on a pu avoir sur le sabbatianisme, au rayonnement plus large et plus puissant si l’on suit G. Sholem, européen comme ottoman, populaire plus que limité à certains cercles apocalypticistes.
G. Sholem n’hésite pas devant la controverse avec ses devanciers, anciens comme contemporains (sur le Zohar par exemple p. 199). Il n’est pas tendre avec les savants du XIXe siècle, à deux doigts du règlement de compte même (p. 66-67). Mais s’il relève les erreurs, il a aussi l’honnêteté de remarquer leurs succès (p. 203).
Il reste en toute fin de livre, à la toute dernière page, une allusion à l’actualité du moment (1941). L’auteur avait pleine connaissance de la répression en Europe, mais ne pouvait sans doute pas connaître son étendue. Cette dernière phrase porte une lumière crue sur un texte qui parle plus de circulation des idées entre de très nombreux groupes parfois éloignés de plusieurs milliers de kilomètres que de cloisonnement en ensembles hermétiques.
(cette petite histoire hassidique sur la puissance des mots p. 349 forme une belle conclusion … 8,5)
Livre d’entretiens de Marcel Gauchet, interrogé par François Azouvi et Sylvain Piron.
Comme on s’en souvient, Marcel Gauchet a déjà publié un livre d’entretiens (dont on parle ici). Celui-ci est le premier du genre, publié en 2003, et qui se veut une réponse aux critiques qui lui ont été faites à la sortie du Désenchantement du monde. Mais ce n’est pas qu’une réponse point par points, c’est aussi l’occasion pour l’auteur de dévoiler le parcours qui l’a construit et des clarifications sur ses idées-forces dans d’autres livres.
Le livre démarre avec la question de la position d’où parle M. Gauchet et donc de la question disciplinaire : est-il historien ? Philosophe ? Autre chose ? De cette question on glisse vers la construction intellectuelle de celui qui était alors professeur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et qui est toujours aujourd’hui le directeur de la revue Le Débat. Celle-ci commence dans une famille modeste (p. 17), avant de se poursuivre à l’école normale de Saint-Lô qu’il intègre à l’âge de 15 ans. En même temps que sa formation professionnelle d’instituteur, il se forme à l’université en suivant des enseignements en philosophie, en histoire et en sociologie et y fait ses premières rencontres intellectuelles et politiques. Dans le second chapitre, il est plus question de la génération de M. Gauchet, à laquelle par ailleurs il lie son parcours : celle de 1968. Les réponses de M. Gauchet portent surtout sur l’arrière-plan intellectuel de ces évènements, ainsi que son éloignement du structuralisme et de la phénoménologie. Il nomme aussi ses trois influences majeures : Descartes, Kant et Hegel (p. 56).
Le chapitre suivant est consacré à l’influence sur l’interviewé de l’ethnologie, dont c’était les grandes années après la décolonisation. Cette influence nourrit son analyse du politique (p. 75), le tout dans un paysage universitaire et intellectuel dominé par le marxisme et divers types de gauchismes, où M. Gauchet a bien du mal à trouver sa place (p. 76).
Les lectures sur les « Sauvages » portent aussi leurs fruits dans la compréhension du lien entre la religion et le politique que M. Gauchet explore à partir de 1975 (chapitre 4, p. 79). Le lecteur peut ainsi revenir sur l’explication de la transformation par l’Etat des religions anciennes (p. 81), débouchant par la suite sur le monothéisme, phénomène qu’il qualifie d’imprévisible (p. 97). Du monothéisme, premièrement juif, on passe dans le cinquième chapitre au christianisme qui pour M. Gauchet est la religion de la sortie de la religion (p. 221). Il y est aussi question des différences entre christianisme, judaïsme et islam devant la métaphysique. Les idées de M. Gauchet sur le christianisme continuent de se développer dans le sixième chapitre (pas de conflit entre le Salut et l’Eglise p. 118, contrairement à la blague bien connue, et même consubstantiel au Message), intitulé « La bifurcation occidentale ». Cette bifurcation, c’est celle des années 950-1150 en Europe occidentale, qui voit les institutions sociales, politiques et ecclésiales du Haut Moyen-Âge changer (p. 135-142). C’est l’occasion de commenter E. Kantorowicz et M. Weber (p. 148-151, il a traduit le premier et se réclame du second), après avoir analysé les ambitions oxymoriques de l’Eglise au pouvoir impérial (p. 145-146).
Le chapitre suivant recolle un peu plus à la carrière de M. Gauchet, l’entretien passant aux revues auxquelles ce dernier a collaboré : Textures, Libre et Le Débat. Les nouveaux philosophes en prennent aussi pour leur grade (de la camelote, p. 165) mais il est aussi question en termes plus laudateurs de K. Pomian, P. Nora et F. Furet. Avec les revues et le politique, et c’est le sujet du huitième chapitre, la psychanalyse est l’autre passion de M. Gauchet. Il vient à Freud par Lacan, avant de s’intéresser à l’histoire de la psychiatrie avec G. Swain et se confronter à M. Foucauld (et réfuter certaines de ses interprétations alors que c’est déjà une idole, p. 187-190). Pour lui, la folie dépasse la médecine (p. 181).
Le neuvième chapitre est incontestablement le plus dur à lire de cet ouvrage. L’idée de l’histoire du sujet, qui est son objet, c’est pour l’auteur la confluence du politique et de la psychanalyse. Mais Platon et M. Heidegger sont aussi de la partie dans le chapitre le plus purement philosophique du livre.. Point fondamental de sa théorie, M. Gauchet réexplique de manière limpide ce qu’il entend par autonomie et hétéronomie des sociétés (fondamental, p. 199).
On en vient à la sortie de la religion (chapitre 10), dont le processus est détaillé dans trois phases (1500-1650, 1650-1800 et de 1800 à nos jours), où l’absolutisme et la découverte de l’Histoire (qui fait suite à la Grande Révolution française et qui a lieu tout d’abord en Allemagne, p. 242) tiennent les rôles principaux. Les auteurs évoquent l’autonomie naissante de la société par rapport à l’Etat au XIXe siècle. La Révolution française est plus particulièrement explorée dans le onzième chapitre, avec en particulier son lien avec le totalitarisme (p. 255-264) mais aussi le libéralisme, que ce soit au XIXe siècle ou dans les années 1970 (p. 269). Le Bicentenaire de 1989 est évoqué avec ses débats, tout comme les droits de l’homme et ce qu’ils sont devenus (p. 281), une évolution qui se retrouve être le thème central de l’avant-dernier chapitre. Dans ce chapitre, c’est la « religion allemande » née des angoisses de la Belle Epoque (l’Age d’Or de l’autodestruction p. 294) qui donne naissance au nazisme (p. 301-302), lui-même alliant le nationalisme au racisme.
Le dernier chapitre, qui précède des remerciements, est celui de l’actualité. L’Europe, le lien entre la démocratie et le libéralisme (les sociétés sont de plus en plus libérales et de moins en moins démocratiques, p. 332, avec sa conséquence sur l’éducation), la réforme de l’Etat (entre confiance et défiance p. 305 et p. 334), la célébrité (p. 330) et le rôle des intellectuels sont au menu.
L’ouvrage est, on l’a compris, touffu et plein de défis. Il y est de plus donné une définition de ce que doit être en partie aujourd’hui la philosophie, ne fournissant peut être pas de réponse mais posant les bonnes questions (lumineux, p. 60), mais c’est toujours les réflexions de M. Gauchet sur l’Etat (dont la naissance en même temps que le sacré est à jamais mystérieuse p. 83-88, sans passage par le proto-Etat) qui sont éclairantes et stimulantes. On peut sur ce point critiquer la vision monothéiste d’Akhenaton que propose M. Gauchet (p. 90). L’optimisme de l’auteur dans les derniers chapitres est bien caché mais existe néanmoins, car pour lui, rien n’est inéluctable (p. 335-338, pas de décadentisme). Nous traversons une crise, comme il y en eu d’autres.
La retranscription est bien faite et on a souvent l’impression d’entendre parler le philosophe. On peut cependant regretter que plus on avance dans le livre, plus on s’éloigne de l’idée de base qu’était de retracer le parcours, intellectuel puis professionnel, de l’auteur. On ne sait par exemple pas quand il obtient un poste à l’EHESS. Le propos est toujours clair et vivant, et l’auteur ne cache rien des vicissitudes de certaines amitiés, comme de quelques-unes de ses erreurs sur les hommes ou les idées. Dans cette ouverture sur l’homme derrière l’auteur, nulle trace d’apitoiement et le plaidoyer pro domo annoncé n’a pas la lourdeur et le systématisme que l’on aurait pu craindre.
Encore un très bon livre de M. Gauchet, plus synthétique bien sûr que ceux où il est plus en profondeur dans les phénomènes, moins politique que Comprendre le malheur français mais pas moins intéressant car donnant un supplément de chaire à un auteur observateur majeur de notre temps.
(nous attendons donc l’histoire de la philosophie que l’on nous a promis p. 54 …8)