Dune, le Mook

Livre magazine sur l’univers du cycle de Dune sous la direction de Lloyd Chéry.

Pratique pour lire la nuit.

A mi-chemin entre le livre et le magazine (un mook donc), l’ouvrage rassemble 78 articles sur l’univers de Dune à l’occasion de ce qui devait être la sortie d’un nouveau film issu du roman de Frank Herbert à la fin 2020. Mais le coronavirus est passé par là, la sortie du film a été repoussée. Le projet cependant a été mené à son terme avec des auteurs de grande qualité et a donc pu rejoindre nos mains. Les aspects abordés semblent presque exhaustifs tellement le spectre est large : la vie de l’auteur, les personnages, la musique des jeux vidéo, la tentative Jodorowsky, la chimie du Mélange, une interview du réalisateur Denis Villeneuve … Un foisonnement dense, multicolore, érudit et surprenant.

Les articles sont organisés en cinq parties. La première est logiquement consacrée à Frank Herbert, comment il en vînt à Dune, quelle fut la réception du roman aux Etats-Unis et en France. L’éditeur Gérard Klein, le traducteur Michel Demuth et l’iconique illustrateur Wojtek Siudmak sont interviewés. La seconde partie essaie de caractériser le roman, avec la question linguistique, la place de l’épice, à la fois comme métaphore du pétrole mais aussi comme drogue, la géopolitique dans l’Impérium, la condition de mentat, le réalisme des créations herbertiennes et la place des Fremen dans l’œuvre.

La partie suivante rassemble les études des personnages du roman, de manière très fouillée. La diversité des auteurs est ici moindre que dans les autres parties, mais l’analyse est de haut vol. La partie suivante se concentre sur la postérité du roman, hors du cycle de Frank Herbert lui-même. Il y a donc les films (avec leurs mythes, les musiques originales et les litiges qu’ils ont pu faire naître), les bandes dessinées, les jeux, les séries et les jeux vidéo. C’est cette partie qui contient le seul texte de fiction du recueil, sur ce qu’aurait pu être la réception du film de A. Jodorowsky.

La dernière partie rassemble des réflexions thématiques sur le roman. La génétique, le féminisme, la spiritualité, l’écologie, les relations avec la Guerre des Etoiles et le Trône de Fer, la classification du roman dans la SF, voici quelques thèmes parmi d’autres abordés dans une partie qui se ferme avec un article de l’auteur R. Hobb.

Il y a là un très gros travail, tant du côté du contenu que de la forme. Côté articles, la diversité est de mise, avec des auteurs bien choisis et un intéressant panachage entre actualité et extraits de productions d’époque (l’entretien avec A. Jodorowsky par exemple). L’ouvrage a un a priori favorable pour le film non encore sorti de D. Villeneuve mais ce n’est pas l’eau tiède qui règne sur l’Imperium. Conséquence du format adopté (et nous y reviendrons), beaucoup d’articles paraissent cependant bien courts. Les auteurs n’ont pas été brimés dans leurs critiques et si Brian Herbert a été interviewé, il n’est pas épargné par les récriminations à d’autres endroits. Aucun contributeur ne semble en dessous du lot ou déplacé et chaque nouvelle page tournée apporte son lot de découvertes. Et s’il faut vraiment faire ressortir quelques articles qui nous ont le plus marqué, ceux sur les mentats et la guerre (M. Goya), sur la biophysique du ver (J.-S. Steyer), sur la planétologie (R. Lehoucq), sur les jeux vidéo et sur la comparaison avec la Guerre des Etoiles ont en font assurément partie.

Pour ce qui est de la forme, le pari de produire un objet situé entre le livre et le magazine est pleinement réussi (sur 250 pages). Effet positif premier, cela permet de placer un nombre très important d’illustrations en couleur, de varier la pagination, d’accorder fond et forme (la couleur sable de la police quand il est question de ver ou d’épice). Conséquence éventuellement négative de cette mise en forme, la lecture de certains articles peut être rendue pénible sous certains types d’éclairage (la couleur sable justement).

Toutes les illustrations ne proviennent pas du film de D. Lynch mais d’autres sources, là encore nombreuses et variées, ont été mises à contribution. La présentation des auteurs pour chaque partie, sur une double page, avec leurs portraits est une contribution bienvenue à leur seule (petite) notice biographique. La reliure de type « suisse », très surprenante au premier abord, permet une lecture à plat qui est un vrai luxe pour apprécier au mieux ce que cet ouvrage de passionnés (pour passionnés) propose. Un objet très soigné, en symbiose avec le texte (une seule coquille repérée).

Un bel objet, support d’une analyse très plaisante et approfondie.

(nous sommes moins convaincus par la revanche des sorcières que représenterait le Bene Gesserit p. 64 … 8/8,5)

L’étoffe dont sont tissés les vents

Analyse philosophique de la Horde du Contrevent par Antoine St. Epondyle.

On est resté soufflé.

La Horde du Contrevent d’Alain Damasio, sorti en 2004, ne peut pas laisser le lecteur indifférent. Mais derrière le style ébouriffant – ce qui nous l’avouons, nous a le plus conquis – il y a un arrière-plan philosophique très structuré. Ce sont ces fondations qu’explore Antoine St. Epondyle dans un livre demandant mais néanmoins assez court pour ne pas délayer et assez long pour aborder de très nombreux points.

Le livre commence par deux textes qui auraient dû figurer dans le roman. Le premier est intitulé Exhorde. Comme son nom l’indique, c’est un exorde et aurait occuper le début du récit. Mais ce faisant, il aurait retiré une part de surprise, cette dernière tenant tout de même beaucoup au fait que l’histoire démarre sur les chapeaux de roue. Et en plus, il installerait un hordier comme narrateur principal, allant contre ce que le roman est en fin de compte, une histoire racontée par une équipe, une polyphrénie (selon les mots de A. Damasio). Le second texte est un conte raconté par Caracole quand la Horde fait la rencontre de l’escadre fréole : le conte du Ventemps. Comme il raconte la destinée de la Horde et la fin du livre, il n’est pas très étonnant de ne pas voir figurer ce conte dans le roman. Certes, le conte atteste une fois de plus que Caracole dit toujours la vérité, même la plus incroyable, mais c’était sans doute trop (même si pas forcément trop tôt).

Puis est présenté une nouvelle de Mélanie Fiévet, appelée Steppe Back. Elle développe à partir du tronc que constitue la Horde un rameau avec l’histoire de Steppe et Aoi qui repartent vers l’Aval, dans un style damasien. C’est très bien tourné et l’exercice de style est une très belle réussite. Parfois un peu confus, sans doute parce que nous avons eu un peu de mal à comprendre qui est qui dans cette nouvelle.

Puis on arrive enfin à la pièce de résistance de ce livre, l’analyse. Une très courte introduction (« une littérature qui refuse l’émotion comme véhicule ») nous mène à la première partie qui considère le monde de la Horde du Contrevent. Il est d’abord question de la nature éminemment philosophique du roman, sur la narration à travers les points de vue qui permet aussi d’utiliser les sens des personnages (p. 62). La question du rythme, celui du texte qui est comme le vent, est ici fondamental. Le texte doit être vu comme un flux (p. 68). L’auteur détaille aussi les trois dimensions de la vitesse (vitesse, brisure de la continuité, irruption p. 82-86) que l’on retrouve dans le roman et qui participent à la conception vitaliste que A. Damasio veut mettre en avant (et que l’on retrouve aussi dans les Furtifs : le mouvement c’est la Vie). Ainsi, à l’origine il y avait la vitesse, le purvent. « Puis le monde décélera » (p. 91). A. St, Epondyle explique l’utilisation que fait A. Damasio du concept deleuzo-guattarien de ritournelle, qui dans le monde de la Horde évite la dispersion du mouvement. C’est, et c’est très bien amené par l’auteur, ce que montre la première page du roman, avec cinq fois le même paragraphe avec de plus en plus de lettres visibles à chaque itération (passant de 0 à 195 caractères, formant des combinaisons de mots) : un pur bijou. Ce qui amène au choix de l’immanence contre la transcendance qui est fait dans le roman : il n’y a pas d’après-monde et les forces à mobiliser sont déjà en soi : « il n’y a rien d’autre que la matière » (p. 103). Avec un côté du coup très anti-chrétien (p. 140).

La seconde partie a pour thème la vie. Il est rappelé au lecteur que le vif, cette vitesse qui est en chacun, a une matérialité (p. 109), à rapprocher du néphesh hébreu (p. 113). Et la représentation la plus parfaite, c’est Caracole le chrone, fait de vent spirituel. Ainsi, être en vie, c’est être en mouvement (mais c’est déjà la définition de la vie dans le Dictionnaire de l’Académie française, cinquième édition de 1798, p. 737, mouvement et sensations …). Les hordiers sont ainsi plus vivants que les abrités. Mais les hordiers sont aussi liés entre eux, et forment donc un personnage. A. St. Epondyle fait ici intervenir Nietzsche et ses trois métamorphoses de l’être (chameau, lion, enfant), cité explicitement dans le roman (p. 154, p. 188 dans le roman) et qui débouche par un passage de « tu dois » à « je veux » pour arriver à « je créé ». Ce sont ces métamorphoses que l’on retrouve dans le roman au niveau des personnages, mais seuls quatre de ces personnages survivent à la troisième métamorphose.

Le concept suivant est celui d’effort, qu’il soit individuel ou collectif, lui aussi lié au sens de la vie, avant que l’auteur ne revienne sur le destin des personnages face à la neuvième forme du vent. La conclusion réaffirme enfin que le but du roman est la remise en mouvement, pour faire sortir l’humanité du ralentissement qui enferme dans la réaction.

Cette conclusion ne clôt pas pour autant le livre. S’y ajoute en effet après des références bibliographiques, un entretien avec deux artistes qui créèrent la performance HORDE en 2017 (Compagnie IF), avec le dessinateur de l’adaptation du roman en bande-dessinée Eric Henninot et pour finir avec Camille Archambeaud, créatrice de la pièce de théâtre Vivergence, là encore inspirée du roman. Trois entretiens qui permettent d’en savoir plus sur trois adaptations très différentes du roman, au travers de trois modes d’expression : musique, bande-dessinée et théâtre. Un index des œuvres ou projets inachevés inspirés par la Horde du Contrevent achève le volume (et où l’auteur compte son propre livre p. 241 …).

Nous nous attendions à avoir affaire avec de la haute volée au vu du matériau de départ, et nous ne fûmes pas déçus. L’auteur fait montre d’une très grande maîtrise du sujet et a bénéficié de l’accès aux notes préparatoires de A. Damasio, ce qui a pu lui confirmer certaines intuitions. Pour ceux qui ont fait plus attention à la forme qu’à l’arrière-fond, ce livre révèle bon nombre de mécanismes qui agissent en soubassement du texte (qui n’étaient pas cachés et qui concernent aussi d’autres œuvres d’A. Damasio). Ainsi par exemple, il ne nous était pas apparu que A. Damasio voulait faire coïncider le signifiant et le signifié (p. 71), l’importance des sensations dans le roman, que la phrase c’est le vent (p. 78-79), que l’ouverture du roman est une genèse (p. 103). Mais si nous avions relu le roman avant de lire l’analyse, nous aurions sans doute été bien mieux préparé …

Une lecture à l’aridité maîtrisée, avec une foule de concepts philosophiques à l’insertion expliquée et des notes infrapaginales qui étaient obligatoires. Une réussite, un appoint précieux au roman.

(c’est pas un mal d’écrire néphesh en hébreu, mais il faut aussi l’écrire à l’endroit p. 113 …7,5/8)