Le Cid

Tragi-comédie classique de Pierre Corneille.

Jeune, mais pas trop immaculé !

Là encore, un classique qui ne nous est pas tombé dessus durant la scolarité, que nous voulons lire depuis des années, qui attend son heure sur l’étagère. Et comme Phèdre était rudement bien … Vint le moment propice, l’inspiration et la main qui dit « pourquoi pas « !

Don Rodrigue doit venger l’honneur de son père Don Diègue, souffleté par le Comte de Gormas. Ce dernier est le père de Chimène, qui justement aime passionnément Don Rodrigue et qui lui rend bien. Don Rodrigue, dont « la valeur n’attend pas le nombre des années » tue le Comte. Pour sauver l’honneur familial (et le sien), il perd Chimène. Du moins le pense-t-il. Chimène n’en est pas sûre non plus … Surviennent quelques Mores voulant s’emparer de Séville. Avec quelques hommes (entre 500 et 3000, selon la police ou les manifestants), Don Rodrigue les repousse et fait prisonnier deux rois. Le roi de Castille ne peut plus condamner celui qui est devenu de sauveur du trône, nommé El Cid par ses adversaires. Don Rodrigue souhaite-t-il toujours mourir ? Chimène veut-elle toujours occire Don Rodrigue mais ensuite ne pas lui survivre ? Don Rodrigue n’a-t-il pas in fine fait ce que Chimène attendait de lui et pour cela l’aime encore plus ?

Ce qui est le plus impressionnant après la lecture de la pièce, ce n’est pas son style (Phèdre nous a semblé plus robuste, plus définitif par exemple) mais sa postérité. Il nous a semblé que la moitié de la production littéraire francophone qui lui fait suite doive quelque chose à cette pièce. Le fait que la Comédie Française ait joué la pièce plus de 1500 fois entre 1680 et 1970 y est sûrement pour quelque chose (cause et conséquence ?). Une scène sur deux, il y a un vers ou une action qui appartient au patrimoine de la langue française !

Le texte que nous avons eu entre les mains était accompagné d’un commentaire de Jean Serroy composé d’une introduction (les différentes versions de l’œuvre, de la tragi-comédie en 1637 à la tragédie de 1682, p. 24-29), de notes infrapaginales, d’une chronologie, d’un comparatif entre les versions du texte et d’une analyse des diverses productions et mises en scène sur plus de trois siècles. Toutes ces adjonctions sont du plus haut intérêt (la chronologie montre très bien les effets de génération ou encore les hiatus dans la production de Corneille), sauf peut-être le lexique, sûrement à destination d’un public collégien. Malheureusement, cet accompagnement date du début des années 1990 et le « moderne des années 70 » a lui aussi un peu terni. Une petite actualisation ne ferait donc pas de mal, la production d’une telle œuvre ne s’étant pas arrêtée.

Mais le grand plus de cette édition, c’est que le commentaire même de l’auteur fait suite à la pièce, en deux partie : un Avertissement et un Examen (que Corneille a écrit pour beaucoup de ses pièces). L’auteur y explique ses choix, les difficultés rencontrées lors de l’écriture (avec les préceptes d’Aristote mais aussi les règles classiques d’unité de temps, de lieu et d’action), les sources d’inspiration (jamais cachées par Corneille, accusé en son temps de plagiat) et ce que les premiers spectateurs n’auraient pas remarqué comme éventuelles « faiblesses scénaristiques ».

Il y a encore beaucoup à rattraper …

(une pièce sur le fil p. 34, à de nombreux points de vue … 8,5)

Der Mensch des Mittelalters

Essai d’histoire médiévale sous la direction de Jacques La Goff.
Paru en français sous le titre L’Homme médiéval.

Recherches sur l’expérience humaine.

L’objectif est ici de faire une description courte et compréhensible de la société médiévale occidentale à partir de dix portraits ou idéaux-types. Il restera des petits trous dans la raquette mais les auteurs en ont conscience. En 400 pages on ne peut clairement pas tout dire, surtout s’il faut prendre en considérations les dix siècles de la période. L’assortiment est donc varié et sont présents le moine, le guerrier/chevalier, le paysan, le citadin, l’intellectuel, l’artiste, le marchand, la femme (et la famille), le saint et enfin, le marginal.

Chaque portrait forme un chapitre, lui-même confié à un historien ou une historienne qui, au moment de la première parution en 1987, n’était déjà plus un débutant. Cinq Italiens, quatre Français, un Soviétique (dans la ligne du Parti p. 284) et un Polonais se sont donc attelés à la tâche et proposent ici ce qui est devenu un classique associé à Jacques Le Goff, où ce dernier ne signe que l’introduction, mais dont les idées en matière d’histoire des mentalités semblent bien représentées. Cette même introduction détaille le projet derrière ce livre et comment les chapitres doivent se répondre au sein de la tripartition classique oratores/bellatores/laboratores.

Le niveau général est haut. Si d’une manière ce livre est un manuel, il ne doit pas être le premier manuel lu par un lecteur intéressé par le Moyen-Age, rien que pour s’en sortir avec la chronologie. Mais il est aussi un peu daté. Ecrit en 1987 par des auteurs qui sont déjà très installés dans la carrière, il est le fruit d’une recherche plus ancienne. Le mot « barbare » est tout de même encore beaucoup utilisé (p. 88 par exemple) et l’archéologie expérimentale a démontré la grande mobilité du chevalier en armure (p. 127) … Le chapitre sur le paysan est très généraliste, mais c’est difficile de faire une synthèse à partir de situations aussi radicalement différentes. On remarquera aussi plus d’exemples italiens qu’à l’accoutumé.

Néanmoins, il y a dans ce livre de très nombreuses idées intéressantes qui interpellent le lecteur. Comme par exemple l’idée de la disparition de l’esclavage en Europe occidentale parallèlement avec la démilitarisation de la société « romano-barbare » au VIIIe siècle (p. 89), celle d’une christianisation de la chevalerie avec Bernard de Clairvaux et d’une cléricalisation du guerrier (p. 104), celle de la ville comme royaume de la monnaie (p. 167), celle de la confrérie (très répandue à la fin du Moyen-Age) comme une avancée vers l’égalité des membres du corps civique (p. 179-183), les différentes définitions de la sainteté au Nord et au Sud des Alpes (martyrs, évêques, nobles fondateurs, rois, ascètes). Le dernier chapitre sur la marginalité (B. Geremek) à lui seul mérite la lecture de ce livre.

Des approches parfois datées (femmes ET famille …), une lecture pas toujours prenante et aisée (du moins en allemand) avec des moments où le livre tombe des mains mais encore et toujours un classique.

(peut-on vraiment parler de souverains absolus au XVIe siècle p.128 ? …6)

Les monades urbaines

Roman de science-fiction de Robert Silverberg.

Quel est le rapport de cette couverture avec la choucroute ?

Mille étages, 3 000 m de hauteur, 885 000 habitants. Après l’effondrement, l’essentiel des habitants de la Terre s’est rassemblé dans ce type de bâtiments imposants appelés monades, laissant l’agriculture à quelques petites communes fortement robotisées qui alimentent ces mêmes monades. Des points de civilisation dans des déserts entretenus par des robots jardiniers, où personne ne va n’y ne désire aller. Grace à cette organisation, l’Humanité compte 75 milliards d’habitants sur Terre au XXIVe siècle. Pour faire tenir autant de personnes en un espace restreint, une organisation socio-spatiale est impérative. Chaque tour est donc divisée en plusieurs villes de manière verticale, peuplées selon les occupations des habitants. Au sommet, dans Louisville pour ce qui concerne la monade 116 qui est le cadre du roman, vit l’élite dirigeante de la tour.

Soi-disant débarrassée des tabous d’avant l’ère urbmonadale, la monade est dominée par la religion de la reproduction, entre liberté sexuelle obligatoire et drogues. Etrangement, le mariage existe toujours. Et quand la population devient trop importante, une partie de cette dernière est envoyée peupler une nouvelle monade.

C’est dans cet environnement que prennent place plusieurs arcs narratifs, avec des personnages liés entre eux d’une manière ou de l’autre. On suit ainsi (dans de nombreuses saynètes) Charles Mattern le socio-computeur, le musicien Dillon Chrimes, l’ambitieux administrateur Siegmund Kluver et sa magnifique femme Mamelon, les jumeaux Micael et Micaela Statler ou encore l’historien Jason Quevedo. La fiction d’un bonheur intemporel qui serait celui de la monade ne survit pas aux toutes premières pages du roman, quand Charles Mattern reçoit un visiteur venu de Vénus pour étudier la société urbmonadale. Déjà le doute s’insinue dans l’esprit du socio-computeur. Mais qui fait acte de rébellion dans un espace fermé (sans extériorité, c’est à dire une monade au sens de Leibniz) est éliminé séance tenante …

Ce roman est à juste titre un grand classique de la science-fiction urbaine. Il doit beaucoup à son époque de production (première publication en 1971), avec son approche littéralement très « sex, drugs and rock n’roll ». R. Silverberg accole même Mick Jagger à Bach et Wagner (p. 104). Il est critique à la fois de la surpopulation (explicite p. 267 et son corollaire la sururbanisation) qui ne peut que déboucher sur un système au mieux dirigiste, au pire totalitaire (p. 137, reconditionnement mental p. 80) couplé à un certain jeunisme (les soixante-huitards ?) que voit peut-être poindre l’auteur. A la page 182, il est même question de parler politique dans un monde qui en semble dépourvu, parce qu’il s’est privé de temps (un contre-exemple p. 187 ?). R. Silverberg intègre aussi dans son monde le problème de la gestion des sols arables, à un moment où le Club de Rome n’a même pas encore publié son rapport sur les limites de la croissance (1972). En allant plus loin dans cette direction, faut-il voir aussi dans ce roman une aversion pour le littéralisme évangélique (croissez et multipliez) ?

La critique antitotalitaire nous semble cependant rester au premier plan. Malgré la monade, malgré la pression sociale de tous les instants, le bonheur est lui-même obligatoire et l’Homme reste l’Homme : il n’y a pas eu de modification génétique après l’effondrement et la construction des monades, comme le montrent aussi les habitants des communes agricoles. La part animale de l’Homme, tout comme sa curiosité, n’ont pas été effacés par la satisfaction assurée de tous les besoins primaires. Les habitants doivent donc survivre, « se déguiser un peu mieux » (p. 177).

Ces thèmes, que l’on peut estimer trop nombreux pour un seul roman, sont admirablement agencés par R. Silverberg pour donner naissance à cette dystopie. Avec très peu de temps morts, une très belle économie de moyens, des articulations fines et des dialogues efficaces, l’auteur est parvenu à donner naissance à un monde où affleure l’explosion.

Ce roman est resté le classique qu’il était déjà au moment de la première publication française en 1974.

(mais pourquoi s’appelle-t-il Siegmund ? …8,5)

Les carnets du Major Thompson

Roman humoristico-ethnographique de Pierre Daninos.

Parapluie et chapeau melon.

Un père fait apprendre l’anglais à son fils non pour la beauté de la langue (toujours relative aux yeux d’un Français), mais parce que cela peut lui servir plus tard. Dans la famille Turlot, il y par principe un fils qui apprend l’allemand pour pouvoir être interprète pendant la guerre. p. 195

Il est des œuvres qui ne quittent pas votre tête. Elles peuvent passer à l’arrière-plan tout au fond du tableau, s’enfoncer dans vos souvenirs, plonger profondément dans votre mémoire mais elles refont surface, de temps à autre. Il arrive que l’on porte à ce moment sur celles-ci un autre regard, fruit de l’expérience ou de la comparaison, qu’elles soient autrement valorisées. Et parfois on en relit certaines, comme c’est le cas ici avec les Carnets du major W. Marmaduke Thompson.

Roman basé sur le principe des Lettres persanes de Montesquieu (citées p. 174), il nous est donné de lire les réflexions sur la France et les Français du major Thompson, issue d’une ancienne famille britannique et vétéran de l’Armée des Indes, marié à une Française et vivant en France depuis quelques années. Parmi les thèmes abordés, on trouve entre autres le sport, la conduite automobile, le voyage, l’éducation (un passage très drôle sur l’internat anglais par lequel est passé la première femme du major) ou encore la nourriture (et les menus imaginaires que content les hôtes). Censé être une traduction de l’anglais (même si cela semble oublié p. 214), il se trouve que le traducteur, P. Daninos, est une connaissance du major …

Cette description de la France de 1954 est très plaisante à lire. Certains aspects trouvent encore un écho aujourd’hui, d’autres ont bien entendu terriblement vieilli. Le personnel de maison, les colonies, l’Abbé Pierre qui accédait à la renommée nationale (p. 134), les réceptions dans une ville que l’on visite, les lettres de recommandation en voyage, le « parler jeune » (p. 161), une certaine orthographe (Ҫiva pour Shiva p. 142). Mais il est quelques intemporalités, p.179 par exemple, où il est dit « qu’à l’étranger, tous les Français sont de Paris ». C’est évidemment un portrait très réducteur, principalement parce que l’auteur est fortement dépendant de son milieu d’origine, la haute bourgeoisie parisienne. Le reste des habitants est bien absent, sauf peut-être au bord du parcours du Tour de France, et encore … Et même en décrivant les Anglais (au même niveau social), c’est toujours les Français que l’auteur observe.

 Primesautier, virevoltant, toujours bien tourné, le livre se dévore (comme dans nos souvenirs) mais se pose aussi parfois, pour se demander si l’auteur en fait vraiment trop ou s’il a vu tellement juste.

(un classique, la première femme du major, une cavalière qui devient cheval p.113 …8,5)

VALIS

Roman de science-fiction autofictionnelle de Philip Dick.
Existe en français sous le titre SIVA.

Garanti avec chimie.

« But that’s why I started on drugs », Gloria said.
« Because of the Grateful Dead ? »
« Because », Gloria said, » everyone wanted me to do it. I’m tired of doing what other people want me to do ». p. 13

La citation ici mise en exergue résume bien le livre et illustre pleinement l’ambiance du livre : le lecteur ne baignera pas dans le naturalisme. Cela n’a jamais vraiment été le crédo de P. Dick dans toute sa carrière. Mais dans ce livre, l’auteur lui-même est un personnage.

Horselover Fat, auteur de science-fiction, a de gros problèmes psychologiques qu’il essaie peut-être de contrôler grâce aux drogues. Très fortement affecté par la mort par suicide de son amie Gloria, il est gagné par les idées suicidaires qu’il finit par mettre en œuvre. Survivant à sa tentative de suicide, il pense progressivement avoir fait une rencontre avec la divinité, une théophanie, au travers d’un laser rose envoyé par un satellite extraterrestre en orbite autour de la Terre dénommé VALIS. Fat se reconstruit au travers d’une recherche mystique, concluant que le monde est irrationnel et une illusion. Sa vision est corroborée par un film que lui et ses amis vont voir et qui conte comment R. Nixon est remplacé à la présidence des Etats-Unis d’Amérique par VALIS. Qui donc a fait ce film et serait-ce possible que ceux-ci soient en lien avec VALIS ?

Avec toujours la question de savoir si l’auteur endosse ce qu’il écrit, ce roman est, comme parfois dans la science-fiction, un véhicule philosophique. C’est assez crédible (renforcé par la transcription du « traité » écrit par Fat en fin de volume) même si nous ne pouvons juger de l’articulation de tout ce qui est écrit sur les écrits gnostiques de Nag Hammadi, Parménide, de la mystique rhénane ou Boudha. C’est très touffu et pas toujours facile à suivre. Le roman ne se caractérise pas par un scénario magnifiquement agencé mais c’est dialogué de très belle manière, conduisant à une lecture très plaisante. L’irrationalité, un des thèmes centraux du roman (selon Fat, Dieu est l’irruption de la Raison dans un monde irréel et irrationnel p. 81-82), est très bien rendue tout comme les aspects psychologiques (le lien narrateurs/auteur p. 43 ou p. 168 ou la prise en charge des patients en psychiatrie par exemple). D’une certaine manière tous les personnages du roman sont fous et presque tous drogués …

Pour ce qui concerne la caractérisation de l’œuvre, l’autofiction est avérée, au vu des nombreuses autocitations et des notes renvoyant à des œuvres de P. Dick. Pour la science-fiction, c’est plus complexe. Il est certes question d’un satellite venant d’un autre système solaire mais les personnages ne sont pas assurés de son existence dans le roman. De manière intéressante, les théories de Fat reprennent des idées sur les siècles inventés, un rallongement artificiel de la chronologie (p. 182), mais ici ce ne sont pas que les siècles du Moyen-Age qui ont été ajoutés (comme dans la théorie récentiste) puisque l’on serait au début des années 1980 encore dans les temps apostoliques.

Un livre particulier, sur un auteur des années 1960 et ses préoccupations qui débarquent en 1980.

(l’eucharistie chocolat chaud/hot dog, c’est tout de même difficilement interprétable … 8)

Alice au Pays des Merveilles

Roman fantasy de Lewis Carroll.

Hop hop hop !

C’est le plus grand des hasards qui a porté ce très grand classique de la littérature de l’imaginaire devant nos yeux. On s’était imaginé l’œuvre un peu plus grosse … Mais non, en à peine 120 pages et plus de 150 ans plus tard, Lewis Carroll est encore aujourd’hui une référence connue de presque tous (avec des images Disney en prime dans chaque cerveau qui aident à sa renommée).

Alice et sa sœur sont au bord d’un cours d’eau et Alice s’ennuie. Passe un lapin en redingote, qui sort sa montre gousset et s’affole de son retard. Alice, intriguée, suit ce lapin dans un terrier et entame à sa suite une chute interminable … Qui se finit bien, mais devant un couloir aux portes fermées. Seule une porte semble pouvoir s’ouvrir mais Alice est bien trop grande pour pouvoir passer à travers. Une bouteille lui demande de la boire, alors elle s’exécute …

Alice, dans ce pays merveilleux, confronte ainsi sa logique à celle de son entourage, prenant souvent la forme d‘une critique de la société victorienne. Les pastiches de comptines (très anglaises) sont de ce point de vue emblématiques. Mais cette absence de logique, cette folie par instants (c’est bien l’adjectif accompagnant le Chapelier) dans laquelle se meut une Alice toujours calme et polie, cette folie touche au cauchemar. Si certains personnages désamorcent en fin de tableaux certaines situations, la violence affleure, venant de toutes les couches de la société (la Reine, la cuisinière) ou de la Nature elle-même. Alice a bien du mal à comprendre la Souris et son rapport aux chats et aux chiens, et cela montre peut-être un changement de rapport des populations urbaines (Oxford) à la Nature par Lewis Carroll (ou seulement la naïveté enfantine, versant alors vers le roman d’apprentissage ?).

La présentation et les notes du traducteur J.-P. Berman sont d’un très grand intérêt, replaçant le roman dans la vie de son auteur, sa fascination pour les jeunes filles (qui lui font perdre son bégaiement selon sa biographie p. 13), son œuvre de photographe, d’inventeur de jeux (de cartes aussi, bien entendu !) et de mathématicien. Les notes sont bien sûr primordiales dans l’explication des allusions aux amis de L. Carroll, aux parodies de poèmes et à l’histoire anglaise mais elles aident aussi à comprendre les difficultés de la traduction d’un tel livre (et la connaissance de la production littéraire du XIXe siècle que possède le traducteur).

Un livre compact, agréable, fascinant et léger, mais cette clochette tinte encore très bien et son écho a déjà visité d’innombrables contrées. La fantasy doit décidément beaucoup aux universitaires anglais !

 (le traducteur se sent obligé de décrire ce qu’est un jeu de croquet… tristesse…. 8)

La condition humaine

Roman d’André Malraux.

On peut y aller les yeux fermés !

L’approche de la faillite apporte aux groupes financiers une conscience intense de la nation à laquelle ils appartiennent. p. 213

Petit retour vers les classiques de la littérature française à la faveur de l’été, avec aussi une double première : c’est le premier Goncourt et le premier roman écrit par un ministre qui atterrit sur ces pages.

L’action se situe en 1927 à Shanghai. C’est une période de troubles incessants pour la Chine, pays morcelé en plusieurs territoires sous la coupe de seigneurs de la guerre. Parmi les forces concurrentes, le jeune parti communiste chinois fait alliance avec le Kuomintang de Tchang Kaï-Chek à Shanghai pour libérer la ville. Parmi ces communistes figurent Kyo, May, Katow, Hemmelrich et Tchen. Ces derniers ont un besoin criant d’armes pour mener à bien leur soulèvement. Ils mettent la main sur la cargaison d’un bateau ancré dans le port. L’insurrection démarre le lendemain, et les groupes communistes prennent possession de l’ensemble de la ville. Les Européens des concessions internationales observent ces changements avec intérêt ou crainte. Parmi ceux-ci se trouve Ferral, un ancien ministre français qui dirige un important groupe industriel et qui va manœuvrer en faveur du Kuomintang pour essayer de sauver ses actifs. Le Kuomintang entre dans la ville et demande bien vite la remise des armes par les communistes. Kyo va demander des instructions dans la ville de Han Kéou mais revient avec l’interdiction d’un nouveau soulèvement ? Certains communistes, dont Tchen, veulent passer outre et préparent un attentat contre Tchang Kaï-Chek, qui échoue.

La répression s’abat sur les communistes, qui sont traqués partout dans la ville. Malgré les avertissements, Kyo est pris par la police nationaliste, et malgré une intercession du baron Clappique sur les insistances de son père Gisors, ne peut être libéré. Des permanences communistes sont prises d’assaut. Si Katow est fait prisonnier lors de l’un de ces derniers, Hemmelrich peut s’échapper. Tchen tente un attentat suicide. Kyo, sachant que la torture attend les captifs, se suicide mais Katow offre sa pilule de cyanure à deux compagnons. D’autres communistes ou personnages liés à eux arrivent à échapper à la répression et Ferral rentre en France où il échoue à sauver le Consortium qu’il dirige.

Le roman exprime une sympathie assez claire pour les communistes que l’on suit, mais cette sympathie n’est pas pour autant sans limite. En contrepoint, la critique du capitalisme financier et colonial finissant est-elle aussi très fine, et elle se fait sans tout calquer sur le personnage de Ferral, dont la volonté de contrôle se trouve in fine mise en échec. La personne de l’auteur est visible de deux manières dans ce roman. La première, c’est que l’on sent très clairement que l’expérience personnelle d’A. Malraux sert de soubassement, avec sa connaissance de l’Indochine mais aussi sa proximité avec la Chine (il refuse, au contraire d’un ami, d’aller en Chine participer à la guerre civile). La seconde, c’est que ce roman annonce d’une certaine façon ses engagements futurs, non plus intellectuels, mais physiques, en faveur des Républicains en Espagne et dans la Résistance (plus comme figure de proue que comme commandant opérationnel, et avec énormément de réserves quant à ses états de service). Les descriptions sont crues, on nous épargne peu de choses de la charnalité de la mort. La question du destin que l’on se choisit est absolument centrale dans cette œuvre et tous les personnages apportent une réponse différente à la question « Quelle est ma liberté ?».

Le lecteur est aussi mis à contribution pour couvrir les ellipses ou interpréter les demi-mots, mais il faut dire que c’est très bien fait et que la réputation de qualité de l’ouvrage n’est à notre sens pas exagérée. Stylistiquement, il n’y a pas un moment de faiblesse, et nous n’avons rencontré aucune difficulté, et plutôt même le contraire, une certaine réticence à reposer le livre.

(Clappique, quel personnage ! 8)