L’empire mérovingien

Ve – VIIIe siècle
Essai d’histoire alto-médiévale de Bruno Dumézil. Existe aussi en format poche.

Ils déboulent de leurs forêts de Ger… Belgique ?

Est-il des souverains moins bien servis dans l’Histoire de France telle qu’elle est enseignée ? Assurément peu. Les Mérovingiens cumulent il est vrai les handicaps : une documentation majoritairement en papyrus quasi intégralement disparue, des successeurs carolingiens qui ont des buts propagandistiques très marqués et plusieurs rois qui règnent en même temps, ne favorisant pas la simplicité (au contraire des premiers Capétiens). Et pour couronner le tout, une image de barbare débarqué des sombres forêts de Germanie qui leurs collent historiographiquement à la peau depuis trois siècles, pour le meilleur (la liberté germanique) comme pour le pire (l’origine de l’aristocratie oppressive et allogène), mettant fin à une romanité elle aussi vue comme intangible (arrêtée au siècle d’Auguste) et monolithique.

B. Dumézil, pédagogue de tout premier ordre, met les choses au clair avec ce livre en procurant au lecteur une base solide, sans masquer les discussions en cours (ou passées), diffusant les apports récents d’autres chercheurs et faisant passer au lecteur un très agréable moment parmi les trois siècles de règne de la dynastie.

Pour inaugurer la progression chronologique, l’auteur se propose de commencer avec quelques notions sur ce qu’est un empire, l’état de la documentation, quelques combats historiographiques passés. Viennent ensuite les quelques informations sur les Francs qui nous sont parvenus du IVe siècle, sur comment une fédération de peuples très divers a donné naissance à une entité connue sous cette dénomination et comment un royaume est né. Tout en sachant que déjà pour Grégoire de Tours, au VIe siècle, il n’est pas possible déterminer qui fut le premier roi (p. 33) … Toujours est-il que Clovis est roi des Francs peu après 480 p.C., agrandit son royaume initialement situé autour de Tournai vers Paris. Son mariage avec la Burgonde Clotilde ne semble pas être de grande importance et il entretient des relations avec la noblesse gauloise du Nord de la France actuelle. Après 500, Clovis fait le choix de se convertir au catholicisme romain, mais semble-t-il sans que cela intéresse beaucoup les évêques gaulois (p. 50). Vers 508, Constantinople a remarqué Clovis en même temps qu’il prend sous sa coupe le reste des roitelets francs des bords du Rhin. A sa mort en 511, Clovis a considérablement agrandi les terres du royaume et bénéficie d’une influence dans toutes les Gaules. Parallèlement, le pouvoir franc, d’abord d’ordre kleptocratique, se bureaucratise peu à peu à l’instar des autres royaumes post-romains méridionaux (en premier lieu Ravenne, p. 54).

Le royaume est divisé entre les quatre fils survivants. Cette pratique, présentée comme le comble de la barbarie par les historiens habitués à un royaume plus monolithique, reprend une pratique romaine qui a déjà cours au IIIe siècle sous la direction de Dioclétien. Chaque sous-royaume (Teilreich en allemand) a des terres au centre du royaume et des marches militaires, domaines de conquête et de tribut (surtout à l’Est, mais aussi au Sud jusqu’aux possessions byzantines en Italie). Des divisions territoriales sont donc crées, mais elle sont temporaires et chacun, c’est à dire la noblesse des leudes, a conscience d’un ensemble supérieur. L’incohérence des blocs renforce cette idée en plus de les soumettre tous à des menaces extérieures (p. 62). Quand Clodomir meurt en 524, les frères survivants se partagent ses possessions (au détriment des trois fils de Clodomir par ailleurs). En 558, il y a de nouveau un royaume unique. Trois ans plus tard, à la mort de Clotaire Ier, un nouveau partage a lieu.

Le troisième chapitre porte un regard acéré sur l’administration des royaumes. Au sud des Gaules, les familles sénatoriales proposent leurs compétences aux rois francs tandis qu’au nord apparaissent des comtes et d’autres personnes en charge du maintient de la paix, aux pratiques sans doute plus basées sur les coutumes provinciales gauloises que le droit savant romain qui avait encore cours au sud de la Loire (p. 88). L’organisation des cités romaines survit et les rois s’appuient sur des élites qu’il s’agit de fidéliser (on peut suivre une carrière, recevoir des honneurs), au-delà de critères ethniques, par ailleurs peu clairs et mouvants. L’administration se centre dans un palais, qui n’est pas forcément le lieu de résidence du roi, abritant une chancellerie qui produit des masses d’écrits.

Le chapitre suivant s’interroge sur la chrétienté du royaume. Clovis lui-même avait peu de temps avant sa mort convoqué un concile et le roi mérovingien nomme les évêques dans le royaume. Pour Byzance, les Francs sont de bons chrétiens, sans aucune différence doctrinale avec eux. Peu bâtisseur lui-même, le roi finance en conjonction avec les leudes des monastères, dont certains sont appelés à devenir très puissants (Corbie) ou avoir une longue relation avec la royauté (Saint-Denis).

Mais il arrive aussi que la succession ne se passe pas de manière souple, avec des leudes qui arrivent à faire passer leurs intérêts tout en plaçant en clef de voûte un membre de la famille mérovingienne. En 568 débute une guerre civile qui va jusqu’au fratricide. Les conflits internes, jusqu’en 613, conduisent à une perte de maîtrise de nombreuses régions périphériques par le centre, y compris du pourtour méditerranéen. Le VIIe siècle est pour l’auteur un monde nouveau (sixième chapitre), où Byzance délaisse l’Italie, arrête ses versements d’or aux Francs et se tourne vers l’Orient. Le monachisme irlandais tel que professé par Colomban est à la mode et devient iro-franc, la noblesse se stabilise (et transmet sa situation à ses enfants bien plus qu’au siècle précédent) en même temps que les identités se recomposent (et que les histoires sur l’origine troyenne des Francs se répandent, avec une traduction onomastique p. 184).

Quand Clotaire II devient roi unique, il lui faut tenir compte de la puissance de la noblesse et de ses aspirations. Quelques petites réformes ont lieu mais beaucoup de la législation (surtout fiscale) des années de guerre civile reste en place. Plus bizarrement, il y a coexistence de différents palais, un par sous-royaume disparu. Malgré ces volontés d’autonomie que le roi doit prendre en compte (mais surtout avec des questions de carrière en arrière-plan), ce dernier reprend sous son contrôle de nombreuses cités grâce à la nomination d’évêques qui lui sont loyaux, plutôt dans les réseaux du monachisme iro-franc que soutient Clotaire II. Il accueille à la cour de jeunes gens qu’il va pouvoir par la suite placer (p. 194) dont le célèbre Eloi, futur héros de chanson. Néanmoins, la circulation des titulaires d’offices est amoindrie. Ceux-ci sont maintenant nommés là ils sont possessionnés, mais ils deviennent par contre justiciables sur leur propre patrimoine en cas de manquement. En 629, à la mort de Clotaire II, lui succèdent Dagobert Ier, qui reçoit la plus grande part du royaume, et Charibert II dont les possessions au sud de la Loire doivent le conduire à aller guerroyer contre les Wisigoths.

Les ennuis commencent à la mort de Dagobert (qui entre temps était devenu seul roi). Les duchés extérieurs se détachent et les rois ne sont pas majeurs, signant le retour des reines-mères sur le devant de la scène. De recomposition en recomposition, la présence de Mérovingiens est toujours indispensable, mais leur pouvoir effectif est de plus en plus réduit, passant à certains de leurs officiers, plus ou moins puissants, peut-être par faute de menace extérieure (p. 256). Mais il ne faut pas voir ici l’inexorable marche des Pippinides vers l’usurpation. D’autres grands ont aussi beaucoup d’influence (les Robertiens poindraient-ils déjà p. 250 ?) et jusqu’à l’onction de Pépin (voir même après), rien n’est assuré pour l’auteur (p.282). Néanmoins l’action de Charles Martel est réelle et avec lui le royaume franc retourne vers des frontières qu’il avait quitté des décennies auparavant (avec une action en interne en mettant la main directement sur des évêchés et en soutenant la mission de Boniface). Au Danemark, en 726, on bâtit même un mur barrant le Jutland pour se prémunir du danger sudiste. En 751, le grand saut est fait. Prétextant une reconnaissance de Rome (et non plus de Constantinople p. 280), Pépin est consacré, un acte que la propagande carolingienne va justifier de nombreuses façons par la suite. Pour effacer l’usurpation d’un royaume, fallait-il ensuite faire advenir un empire ?

Une conclusion de très haute volée clôt de beau volume de 285 pages de texte (suivi des notes et d’un bibliographie que l’auteur a sans doute souhaité limiter). Mais quelle maestria dans ce livre qui se place à plusieurs niveaux interprétatifs, autant que le permettent des sources parfois très rares. Quelques petites touches de débats politiques récents viennent parfois faire un contrepoint, sans envahissement ni leçons de morale, en aérant un propos très bien agencé et de lecture très facile. Un peu d’humour (une référence à Highlander p. 276 par exemple) est mis au service de la pédagogie dans les plus belles traditions médiévistes. Quelques cartes et arbres généalogiques en plus auraient encore augmenté notre bonheur, mais tout ne peut être parfait. Il y avait déjà généreusement de quoi étancher notre soif de belle science historique moderne.

(au tout début du VIIIe siècle, la vacance du trône est un problème pour les Pippinides … 8,5)

Constantinople : Archaeology of a Byzantine Megapolis

Rapport final de prospection archéologique pluriannuelle constantinopolitaine par Ken Dark.

Fatih Camii, la même chose mais différent.

Une ancienne capitale impériale recèle toujours de grandes quantités de restes de bâtiments disparus et Istamboul ne fait pas exception à cette règle. Ken Dark et Ferudun Özgümüş (et leur équipe avec eux) ont donc parcouru les rues et les places de l’ancienne Constantinople à la recherche d’artefacts romains et byzantins pour documenter leurs trouvailles et ainsi augmenter la connaissance urbanistique de la Seconde Rome. Jusque-là les archéologues, du cru comme étrangers, s’étaient attelés à l’étude de monuments bien précis mais pas à toute une aire urbaine. Leurs campagnes de prospections, entre 1999 et 2004, sont une première pour Constantinople. Le centre ancien, à l’intérieur des murs de Constantin étant le mieux connu et ayant déjà été parcouru par bouts, le projet s’est donné pour limites la zone entre les murs, entre celui de Constantin (IVe siècle) et celui de Théodose II (Ve siècle). La zone n’est pas petite mais contient encore aujourd’hui, bizarrement, quelques champs (le projet a donc effectué la toute première prospection agreste constantinopolitaine !).

L’auteur propose tout d’abord au lecteur une introduction dans son premier chapitre portant sur les différentes phases de l’archéologie du tissu urbain à Constantinople (et l’importance du terrassement dans le tissu urbain). Ensuite est présenté le projet dont le présent livre est le rapport final : son histoire, son organisation et les méthodes employées (le problème de la datation des artefacts et de la caractérisation des activités humaines laissant des traces y est bien sûr abordé). Le troisième chapitre est le premier de l’étude proprement dite, avec la partie sud de l’espace intermural. Cette partie méridionale est elle-même réparties en deux rues principales, nord et sud. Cette dernière reliaient la Porte Dorée de Constantin à la Porte Dorée de Théodose, dans ce que l’auteur pense être une extension du Mese, la voie monumentale du centre de Constantinople. La monumentalisation y est très prononcée, entre églises et constructions impériales (p. 46) et doit impressionner le visiteur. Le chapitre suivant poursuit assez logiquement l’analyse avec la partie nord de la zone étudiée par le projet, y compris dans le très connu monastère de Saint Sauveur in Chora.

K. Dark porte ensuite une attention plus prononcée sur deux lieux importants de la Constantinople byzantine dans les deux chapitres finaux de son livre. Le cinquième chapitre passe en revue les découvertes faites au palais de Blachernes, collée à la Corne d’Or et donnant sur les fortifications de la ville. Le palais de Blachernes a pour origine l’église de la Vierge de Blachernes, important lieu de pèlerinage hors les murs abritant entre autres reliques la ceinture de la Vierge. Cet établissement religieux est intégré dans les défenses de la ville et un complexe impérial est bâti à coté. Ce palais est est le principal palais impérial dans les 500 dernières années de la période byzantine. Et malgré sa réputation, tout est très loin d’être clair dans l’organisation des lieux et ce à quoi pouvaitt ressembler les différents édifices de la zone. L’auteur tente d’apporter son aide sans pouvoir définitivement trancher la question à l’aide d’artefacts non encore publiés et d’analyses détaillées. Le second lieu scruté plus en détail dans ce livre, au même niveau symbolique, est l’église des Saints-Apôtres. D’abord mausolée de Constantin, une église lui est adjoint par son fils Constance II et cette église devient le lieu d’inhumation des empereurs jusqu’au XIe siècle (et son symbolisme s’exporte jusqu’à Paris …). L’église est détruite en 1461 (elle était déjà partiellement ruinée) pour permettre la construction sur le site de Fatih Camii, la mosquée du conquérant, dans laquelle Mehmet fera construire sa tombe (et se désignant ainsi comme successeur des empereurs). L’auteur entreprend de retrouver les traces encore visibles des églises sous la mosquée et sur la terrasse afin de prouver la reprise du plan et des fondations (p. 94) par les constructeurs ottomans. Un puits sacré byzantin y est même encore en usage aujourd’hui (p. 96,le seul autre cas connu dans une mosquée à Istamboul étant Sainte Sophie).

Le dernier chapitre est une prise de hauteur, une systématisation des découvertes faites lors des prospections. L’auteur y analyse la densité possible du bâtit à partir des résultats de la prospection dans la zone considérée, concluant à de fortes disparités entre rues animées et cimetières. La présence de citernes, le type de construction collective le plus commun à Constantinople, n’est pas forcément antérieur à une densification d’une zone. Les citernes à ciel ouvert, dont certaines sont juste gigantesques, devaient avoir une fonction agricole (p. 103). Les établissements religieux de tous types sont bien plus structurants dans ce qui devient une sorte de seconde Jérusalem.

Le volume est complété par deux appendices sur la première phase de la construction de Fatih Camii et sur l’église de Zoodochos Pege, avant de laisser place au catalogue des découvertes faites dans le cadre du projet, aux cartes localisant ces découvertes, à une bibliographie massive et un index.

Fatalement c’est aride comme lecture et demande une très grosse base de connaissance en byzantinologie. Méthodologiquement, c’est très intéressant et la manière dont l’auteur se confronte au problème d’un site « trop connu » par les sources littéraires (biais de confirmation) est fort intéressant. C’est aussi de la prospection urbaine que l’on ne peut bien évidemment pas faire partout. Les participants au projet passent dans toutes les rues, parlent aux habitants, sont conduits à des artefacts ou ne peuvent voir ces derniers qu’en coup de vent dans des conditions pas faciles. L’aspect légal et de conservation revêt aussi une grande importance dans le livre. Ce dernier rappelle aussi que de nombreuses églises constantinopolitaines ont été construites après 1453. Pour le côté formel, une relecture supplémentaire aurait fait le plus grand bien à l’ouvrage et l’absence de cartes de situation (ou de schémas) au début des chapitres descriptif se fait cruellement ressentir. Quelques photos dans le texte auraient grandement aidées à la compréhension des descriptions.

Le titre du livre est légèrement mensonger (nous aurions eu quelque chose de vraiment plus gros entre les mains) mais apporte beaucoup au lecteur déjà intéressé qui y trouvera des apports méthodologiques de première importance.

(le bain byzantin de Sofular Hamamı est toujours en usage en 2013 p. 50 … 6,5)

Romulus vu de Constantinople

La réécriture de la légende dans le monde byzantin : Jean Malalas et ses successeurs
Essai de philologie byzantine et romuléenne par Dominique Briquel.

Subtiles tesselles.

Le fondateur reste le fondateur, même si ce qui a été fondé s’est déplacé. Dans notre cas, Rome est devenue Constantinople. Toujours des collines, toujours un palais, un hippodrome et des gens qui se dénomment Romains. Et donc Romulus est toujours intégré à l’histoire de l’Empire mais c’est devenu une figure encore plus éloignée chronologiquement, dans un contexte qui n’a pas changé que géographiquement : il est devenu sociopolitiquement peu compréhensible pour des chroniqueurs médiévaux. C’est comme si aujourd’hui, on écrivait sur Clovis à partir d’un dixième des sources écrites sur le sujet, sans l’apport de l’archéologie, de la critique des sources et en prenant la Ve République comme point de départ.

Parmi les Byzantins, la figure de Jean Malalas (auteur d’une chronique universelle allant d’Adam à Justinien sous le règne de Justinien – qui a régné de 527 à 565 de notre ère – ayant une grande postérité dans le monde byzantin et slave) inaugure une série de textes évoquant Romulus dans son livre VII. Première particularité, Romulus s’appelle Rhômos chez Malalas. Seconde particularité, la vie du fondateur est réduite à une toute petite série de faits qui, à contre-courant de la légende classique, ne sont pas du tout centrés sur son activité guerrière. Rhômos et Rémos sont chez Malalas les fils issus du viol par un soldat d’une prêtresse d’Arès, recueillis par Faustulus. Ils fondent conjointement la ville de Rome sur le site d’une ville préexistante appelée Valentia, où se trouve aussi un ancien palais dénommé Pallantion (le Palatin donc). L’enlèvement des Sabines s’est changé d’un problème de survie d’une cité sans femme à celui de troubles causés par des soldats célibataires dans une ville où il y a déjà des femmes mariées. De plus, Rome est secouée par les problèmes sociaux, notamment après la mort de Rémos, que Rhômos tente de résoudre. L’un de ces moyens chez Malalas est l’invention des courses de char et, au moyen des factions du cirque, de diviser le peuple pour sauver le trône royal. On est très éloigné, et ceci ne sont que des exemples, de ce que raconte Tite-Live par exemple (et pour ces raisons des sources mises de côté par les historiens). C’est une nouvelle tradition pour une nouvelle Rome (p. 23).

Ce texte de J. Malalas est ensuite repris, par morceaux, par divers auteurs byzantins qui réarrangent le matériel de base, et ceci sur plusieurs siècles. Certains réintroduisent des éléments venant d’autres sources, parfois même venant de tenants de la légende classique (chez J. Skoutariotès par exemple p. 260-261, mais pas sans incohérences p. 271). Les auteurs ne se limitent pas au grec. Certains écrivent en syriaque et certains textes nous sont même parvenus en langue éthiopienne, sous la forme d’une traduction au XVIIe siècle. Au niveau de la typologie, il y a à la fois des chroniques universelles et des articles d’encyclopédie (Souda). D. Briquel analyse tout d’abord le texte-maître de J. Malalas puis se penche sur les textes des successeurs, échelonnés entre les VIe et le XIIIe siècles. Pour chaque texte le lecteur dispose de la version originale et de la traduction, puis l’auteur détaille les changements et enfin propose des éléments d’analyse, aidés sur les textes syriaque et éthiopiens par des co-auteurs qualifiés. C’est donc méthodologiquement et pédagogiquement extrêmement solide. Le livre mériterait sans doute d’être montré en exemple dans les premières années d’un cursus universitaire.

La conclusion, assez peu surprenante au vu des analyses présentées tout au long de l’ouvrage, est assez courte et donne une vision d’ensemble sur les textes et les représentations mentales. Loin d’un fondateur fratricide, guerrier et fils de Mars, Romulus/Rhômos est un roi madré (sage ou machiavélique selon les auteurs p. 314) issu d’un viol (et entretenu dans sa jeunesse) dans une cité déjà impérialiste traversée par les révoltes à peine canalisées par les factions du cirque, sans beaucoup de corps intermédiaires, protégé par des mercenaires, qui plus est prenant la suite d’autres établissements (Silva/Albe entres autres) sur un site déjà occupé (et non fondée religieusement). Un portrait de la Seconde Rome, Constantinople.

La répétition d’histoires somme toutes assez semblables, entrecoupées certes par les analyses des nouveautés de chaque texte par rapport à la référence et les filiations, rend la lecture très exigeante, au-delà d’un sujet assez sec de base. Mais la persévérance paie, et la partie sur le Pseudo-Dioclès est emblématique de ce point de vue (p. 202-203, avec peut-être des éléments du vrai Dioclès, comme cette irruption d’un certain « Romaya » comme père des jumeaux). C’est une très belle excursion tout de même du côté de la continuité romano-byzantine par un auteur qui n’est ni spécialiste de la période ni professionnel de la langue grecque. Inattendu, prudent, conscient des limites, respectueux et parfois admirateur des devanciers, un exemple de plus de l’immortalité de Rome. On peut juste regretter une relecture inattentive (des noms de fêtes et des prénoms d’auteurs qui varient).

(on aime les orgues à Constantinople, contre l’avis de l’Eglise p. 320, il y en a même dans le cirque … 8,5)

Saint Sophia at Constantinople

Singulariter in Mundo
Petit manuel d’histoire de l’architecture par W. Eugene Kleinbauer.

Toujours légendaire.

La cathédrale Sainte Sophie à Constantinople attire l’intérêt depuis des siècles et les livres dont elle a été le sujet sont très nombreux. Celui-ci se veut un résumé des connaissances de 1999, une pierre d’angle pour la poursuite des recherches sur ce monument, son environnement immédiat et de manière générale, l’architecture sacrée byzantine.

Tout part bien entendu de la révolte Nika de 532 après J.-C. qui voit la destruction d’une bonne partie du centre de Constantinople (et accessoirement entre 35 et 50 000 morts). La crise finie, l’empereur Justinien entreprend de rebâtir, en commençant par la cathédrale Sainte Sophie (un programme qui s’étend sur tout l’empire). Il missionne pour cela non pas un architecte mais deux ingénieurs : Anthémios de Tralles et Isidore de Milet (dit l’Ancien). La construction débute 39 jours après la fin de la révolte, sur une idée de l’empereur lui-même. L’édifice ne doit pas être une basilique comme l’ancienne église mais être surmontée d’une coupole flanquée de deux demi-coupoles, de 69 m sur 74 m. A l’intérieur, la voute culmine à 55,6 m. En cinq années, en 537, tout est achevé et inauguré. Mais en 558, le dôme s’écroule suite à une série de séismes. Isidore le Jeune (neveu du précédent) est chargé de la reconstruction du dôme par le même Justinien, jusqu’en 562. Il tient depuis.

L’auteur passe ensuite en revue les différentes modifications du bâtit depuis le VIe siècle, la décoration intérieure, l’équipement liturgique, les matériaux employés mais s’attarde plus sur les monuments qui semblent être liés à la cathédrale. Est bien sûr évoqué Saints-Serge-et-Bacchus, mais aussi Saint-Polyeucte (les deux à Constantinople), tout comme quelques églises bien plus modestes situées dans les provinces d’Isaurie et en Cilicie (d’où justement viennent les deux ingénieurs …), Sainte-Sophie à Andrinople mais aussi Saint-Laurent à Milan et le Panthéon à Rome.

Un livre de 60 pages de texte, avec quelques illustrations dans le texte mais un appareil critique bien présent, voilà qui permet de rassembler une somme d’informations tout à fait conséquente (dont certaines que l’on retrouve ici par exemple). Pas de fioritures, pas de stylistique, un flot continu de dimensions, d’explications techniques et de sources. Du solide, à tous points de vue !

(pour faire une voûte plus grande et qui subsiste, il faut attendre la Renaissance italienne … 7,5)

Hagia Sophia in context

An Archaeological Re-examination of the Cathedral of Byzantine Constantinople
Essai d’archéologie byzantine du bâti par Jan Kostenec et Ken Dark.

Ex oriente lux.

A la lecture de ce livre, il est une chose qui frappe le lecteur : il est étonnant à quel point le centre de Constantinople est encore bâti de suppositions et à quelle hauteur de méconnaissances nous sommes avec la cathédrale Sainte Sophie et le complexe patriarcal. Mais le pire, c’est qu’au vu des évènements récents, il parait douteux que l’on puisse rapidement faire des avancées probantes … Avec ces développements en tête, chaque observation qui peut être faite sur l’existant à l’occasion de travaux, déjà fugaces, rares et nécessitants une importante réactivité (comme expliqué dans la partie méthodologique de l’introduction), a encore plus de prix. Qui sait aujourd’hui comment des intervenants extérieurs pourront avoir accès aux murs …

Même dans l’état actuel des connaissances, la cathédrale Hagia Sophia est le bâtiment du VIe siècle de notre ère ayant survécu le mieux connu en Europe. Achevée en 537, la cathédrale a connu la vie mouvementée d’un édifice dans une zone sismique, accentué par le fait que le dôme est évidemment un élément plus fragile aux secousses qu’une pyramide pleine. Construite par ordre de Justinien 1er, elle est la cathédrale du Patriarche de Constantinople et, à ce titre, est l’église la plus importante de Constantinople et de l’empire. Cathédrale latine entre 1204 et 1261, elle est transformée en mosquée en 1453, puis en musée entre 1934 et 2020. Encore aujourd’hui, son importance ne se dément pas : c’est le monument turc le plus visité au XXIe siècle.

Dans son état actuel, c’est la troisième cathédrale édifiée sur ce site. L’église est majoritairement du VIe siècle, mais tout l’ensemble a connu de très nombreux remaniements et adjonctions, avec une complexité largement sous-estimée : les minarets bien sûr mais aussi des contreforts, des arcs-boutants, etc. La décoration intérieure ne s’est pas limitée aux pavements et aux mosaïques, certaines peintures cherchant à imiter le marbre.

Si les auteurs (Ken Dark est professeur à Reading, Jan Kostenec est byzantinologue) s’abstiennent de parler en profondeur de l’église (les ouvrages sur la question ne manquent pas), ils prennent le temps néanmoins dans le second chapitre d’éclaircir certains points sur les églises antérieures à celle de Justinien. Ainsi des structures du IVe et du Ve siècle sont encore visibles. Le bâtiment du Skeuophylakion (utilisé vraisemblablement un temps comme trésor, au Nord) est presque entièrement du Ve siècle (p. 17).

Le chapitre suivant se concentre sur les contreforts de l’église justinienne (plus lumineuse qu’aujourd’hui à cause du rétrécissement de nombreuses fenêtres), les vestibules, les rampes d’accès, le parement en marbre blanc des murs extérieurs, le palais patriarcal, la Grand Salle, le baptistère au Sud, les pavements autour de l’église et enfin, ce que l’archéologie nous apprend sur la liturgie en usage. Les disques de porphyre où devait se tenir l’empereur lors de cérémonies sont toujours en place dans et hors de l’église (p. 69-72) …

Le quatrième chapitre passe en revue des éléments datés d’après 560, jusqu’en 1453. Si les auteurs attirent l’attention sur des vestibules, des rampes, des contreforts (l’église du VIe siècle est bien plus mince, p. 73) et le « baptistère » (qui avait sans doute une fonction de réception), ils reviennent sur le palais patriarcal et les modifications qu’il a dû subir mais aussi sur les chambres au-dessus de l’atrium et de l’exonarthex. Les arcs boutants à l’ouest datent d’avant 1200 et donc sont antérieurs à la diffusion de ce type de structures en Occident au travers du style gothique (p. 108-109).

Le dernier chapitre élargit l’horizon et replace le complexe cathédrale (qui va sans doute dès avant le VIe jusqu’à Hagia Eirene en direction de l’acropole/Topkapi) au sein du centre de Constantinople (les liens avec le palais impérial, les bâtiments administratifs, l’Augustaion et la grande avenue du Mese). Mais avant cela, les auteurs comparent le complexe patriarcal aux autres complexes épiscopaux connus dans le monde byzantin (plus Milan), concluant sur le modèle qu’a été celui de Constantinople (p. 121). La fin du chapitre fait office de conclusion générale, où les deux auteurs affirment leur conviction que c’est au VIe siècle que s’opèrent la fusion entre romanité et christianisme. La naissance de l’orthodoxie en 536 (p. 126-128).

Une bibliographie très récente complète le volume (même si les grands anciens ne sont pas oubliés), avec des planches d’illustrations en couleur (elles sont en noir et blanc tout comme les plans dans le texte).

Ouvrage très technique, heureusement nanti de très nombreux plans, ce livre est d’un très grand intérêt. Déjà, il fait l’archéologie d’un artefact qui n’est pas une ruine, avec des conditions de travail très mouvantes et avec des données et une bibliographie qui a le plus souvent moins de vingt ans. Et puis, il y a ces petites surprises qui font pétiller les yeux : les souterrains inondés sous l’église (p. 20, avec 283 m de tunnels, visibles dans le documentaire Beneath Hagia Sophia de Aygün et Gülensoy), l’habillage de marbre blanc (p. 45) qui domine le centre de la ville mais s’intègre aussi dans son environnement, les disques de porphyre … C’est souvent sec, avec hélas des références imprécises dans le texte, des photos qui pourraient plus souvent mieux indiquer ce que les auteurs veulent montrer, mais qu’est-ce en comparaison de l’érudition byzantinologique déployée par les auteurs et des images qu’ils arrivent à faire naître chez le lecteur assez accroché pour les lire ?

Cinq années de construction. Cinq !

(mais pourquoi avoir fait de ces immenses baies des meurtrières … 8)