The Assassins

A Radical Sect in Islam
Essai d’histoire de l’Islam par Bernard Lewis. Publié en français sous le titre Les Assassins, terrorisme et politique dans l’Islam médiéval.

Non non, c’est pour mon saucisson.

Après la lecture du roman Alamut, il nous est apparu qu’il nous plairait de déterminer ce qui relevait de la littérature de ce qui relevait de sources historiques dans ce roman. Et avec le livre de B. Lewis c’est une bonne tranche d’ismaélisme nizârite qui est proposée au lecteur, par un spécialiste, islamologue et orientaliste, qui a eu une activité politique plus disputée à partir de la fin des années 1990 (sans parler de positionnements scientifiques, disons particuliers, sur le génocide arménien ou l’antisémitisme importé en terre d’Islam). En 1957, c’est lui qui a inventé le terme « choc des civilisations ». Mais en 1967, il est encore loin des ors de la Maison Blanche (et de la justification d’une politique aux conséquences encore bien visibles et désastreuses) et se spécialise dans les relations entre l’Islam et l’Occident.

De manière très intéressante, le livre débute sur la manière dont l’Occident a pris connaissance de l’existence de cette secte musulmane, en prenant comme point de départ l’introduction dans le vocabulaire du mot assassin (comme chez Dante par exemple, en Enfer, XIX, 49-50, dans le premier quart du XIVe siècle). Louis IX lui-même échange des cadeaux diplomatiques avec le chef syrien de la secte en 1250. L’existence des Assassins est donc connue, voire reconnue comme un acteur politique, par les Croisés alors qu’ils ne sont pas parmi les cibles prioritaires de leurs assassinats. Les cibles sont en effet les dirigeants politiques sunnites qui visent à la réunification de l’Islam ou pourraient le faire : un calife, un vizir, un sultan seldjoukide, jusqu’à Saladin lui-même (sans succès). Les études scientifiques sont bien sûr plus tardives, mais relativement précoces, puisque dès 1603, une étude lexicographique parle des Assassins. En 1809, l’orientaliste Silvestre de Sacy lit un mémoire entièrement consacrée à ce sujet à l’Institut de France.

Le second chapitre quitte l’historiographie pour plonger dans la théologie musulmane et décrire ce qu’est l’ismaélisme, la matrice de la secte des Assassins. Logiquement, tout commence avec la mort de Mahomet et le choix qui doit être fait entre la succession familiale ou la succession par les compagnons. Les Chiites, partisans d’Ali le gendre de Mahomet, se transforment avec les années en confession autonome. Mais le massacre d’Ali et d’une grande partie de sa famille en 680 lance un processus axant le chiisme sur le dolorisme et la succession des imams, dont certains peuvent disparaître (et doivent revenir sous la forme du Messie pour la fin des temps). Mais tous doivent être issus d’Ali, par son seul fils survivant. Le chiisme se construit donc autour de la succession des imams, mais est aussi traversé par des courants révolutionnaires pouvant contester une succession. Celle du sixième imam en 765 est compliquée et aboutit à une séparation en deux courant, celui des Chiites duodécimains (reconnaissant douze imams, comme c’est le cas en Iran) et celui des Ismaélites. Ces derniers trouvent un public chez les perdants économiques des IXe et Xe siècle dans tous les territoires contrôlés par l’Islam. En 909, des Ismaéliens du Yémen sortent de la clandestinité et établissent un Etat et même une dynastie en Egypte en 969 : les Fatimides. Ces derniers ne prennent pas le contrôle de l’Oumma ni ne renversent tous les pouvoirs sunnites, principalement à cause de l’arrivée sur le devant de la scène des Seldjoukides. Le pouvoir fatimide se délite, et l’Ismaélisme subit une nouvelle sécession par la non reconnaissance par tous du calife cairote à la fin du XIe siècle. Si le prince rebelle Nizâr est tué, ses soutiens survivent et quittent l’Egypte.

Le chapitre suivant arrive enfin à Hassan-i Sabbah, le fondateur des Assassins et comment il passe du chiisme duodécimain à l’Ismaélisme grâce à un exilé d’Egypte puis s’engage dans la prédication. Il est notamment présent au nord de l’Iran, zone déjà travaillée par l’Ismaélisme et aux volontés d’indépendance vis à vis de Bagdad. Au bout d’un temps, le vizir de Bagdad veut justement mettre un terme aux entreprises ismaéliennes. Problème, Hassan a pris le contrôle du château d’Alamut et d’une série d’autres places fortes qui lui permettent de résister à une action de vive force du pouvoir de Bagdad (mais aussi aux Seldjoukides), qui justement échoue. Pour que cela ne recommence pas, Hassan-i Sabah commande son premier assassinat, celui du vizir Nizam Al Mulk.

L’arme de l’assassinat continue d’être utilisée par Alamut et ses dirigeants dans les années qui suivent dans les combats qui les opposent aux autres pouvoirs musulmans locaux. En interne, certains changements doctrinaux (une abolition de la Loi en 1164?, p. 72) conduisent à des dissensions. Mais c’est l’avancée mongole qui va se révéler un problème insurmontable pour les Assassins de Perse. Entre 1258 et 1270, ils sont dépossédés de leurs places fortes (y compris Alamut) et finalement le dernier imam et sa famille sont exécutés au retour d’un voyage à Karakorum où il n’est pas reçu par le Khan (p. 95).

Un autre pôle nizârite existait cependant (cinquième chapitre). Dès le temps de Hassan-i Sabbah, les efforts de prédication en Syrie permettent l’établissement de fortes bases des Assassins venus de Perse, principalement dans les villes. En 1103 a lieu à Homs le premier meurtre qui peut leur être attribué. En 1106, ils ont pris possession de la citadelle d’Afamyia, mais Tancrède d’Antioche leur reprend dans la foulée. En 1126, ils ont la main sur la forteresse de Banyas, accordée par le Turc Dodequin qui règne sur Damas et peuvent acquérir d’autres places dans les années qui suivent. En 1175-1176, les Assassins essaient d’éliminer Saladin par deux fois et l’assassinat en 1192 de Conrad de Montferrat, roi de Jérusalem (alors que la ville n’est plus sous contrôle franc), serait selon l’auteur aussi à attribuer aux Assassins, dans une de leurs rares actions contre des Chrétiens.

La secte existe toujours comme pouvoir politique en Syrie jusque dans les années 1260. La menace mongole est combattue, mais c’est le sultan mamelouk d’Egypte qui les oblige à payer tribut. En 1271, ils lui sont soumis alors que Alamut n’est déjà plus.

Le dernier chapitre discute des buts et des fins des Assassins de manière générale. L’assassinat politique n’est bien sûr pas leur invention et le régicide est une constante en Islam depuis la mort de Mahomet, où les martyrs demandent vengeance et où la justification religieuse du meurtre de dirigeants illégitimes est constante. D’autres sectes chiites pratiquent le meurtre ritualisé (par étranglement, p. 128). L’innovation se situe dans l’usage planifié et continu du meurtre politique, très efficace dans des sociétés où la continuité politique est dynastique au mieux. Les ordres de moines combattants, qui reçoivent un temps tribut des Assassins, les craignent sans doute moins, du fait de leurs mécanismes de succession de type électif (p. 130).

La lecture du livre n’est pas toujours simple, non parce que l’auteur est adepte de circonvolutions inutiles, mais parce que du fait des alliances changeantes, mais aussi de faits qui courent sur plusieurs siècles, les interactions sont très mouvantes. Heureusement il y a des cartes. Les photos en cahier central sont assez inutiles, parce que majoritairement de mauvaise qualité ou pas assez explicitées.

Il peut aussi par moments manquer un peu de contexte. Le passage sur l’abolition de la Loi à Alamut est peu clair et B. Lewis n’arrive pas à expliquer comment un tel changement de doctrine, suivi d’un retour à la situation ante, peut avoir été possible (puisqu’il pense cet épisode véridique), surtout dans une ambiance sectaire tout de même peu propice à ce genre de virages brusques. L’auteur, nous semble-t-il, fait l’économie de nous mentionner des hypothèses qu’il ne retient pas mais qui ne sont pas plus improbables. C’est le cas par exemple avec la mort de C. de Montferrat. Certes la série vidéoludique Assassin’s Creed met l’assassinat sur le compte des Ismaélites, mais le roi de Jérusalem avait d’autres ennemis, et comme le dit justement l’auteur dans son dernier chapitre, ces derniers n’avait de loin pas de monopole (sans parler des sources peu loquaces). N’excluons cependant pas l’influence que le format du livre peut avoir sur la suppression de développements qu’un éditeur pourrait voir comme superflus. Les notes en fin d’ouvrage sont assez peu nombreuses mais apportent un grand plus sur les questions de sources. Par contre les translittérations nous ont parues étranges, surtout pour un arabisant du calibre de l’auteur, mais c’est peut-être là une pratique anglophone (éventuellement datée) qui ne nous est pas connue.

Après cette lecture, nous pouvons juger le roman de V. Bartol comme très solidement et profondément ancré dans les faits historiques, avec une bonne utilisation de personnages historiques reliés entre eux par le romancier mais aussi certaines compressions chronologiques (dont justement le moment nihiliste).

(synonyme de zèle, foi et sacrifice avant d’être celui de meurtre …7)

Towards the Borders of the Bronze Age and Beyond

Mycenean Long-Distance Travel and its Reflection in Myth
Essai sur le voyage à l’époque mycénienne par Jörg Mull.

Et revoilà Olympias !

Le bronze de l’Age de Bronze nécessite la combinaison de deux minerais qui ne se trouvent en général pas au même endroit. Pour se procurer l’un ou l’autre (ou les deux) de ces composants, il est donc nécessaire de le faire venir. Et parfois, en quantités non négligeables si l’on considère que pour la taille des blocs de la pyramide de Kheops, 70 tonnes de cuivre ont été nécessaires pour fabriquer les outils de taille (et c’était avant l’introduction du bronze en Egypte). Mais même si les besoins sont moins grands (toutes entités politiques autour de la Méditerranée n’ont de loin pas la grosseur de l’Egypte à la fin du IIe millénaire avant J.C.), il faut faire venir le minerai (en « lingots »), ce qui sous-entend non seulement des cadeaux entre aristocrates mais aussi des échanges commerciaux.

Les textes en grec (en linéaire B donc) qui relatent ces voyages et les liens commerciaux ne nous sont pas parvenus, seules quelques mentions dans les textes égyptiens ou hittites donnent quelques idées vagues sur des contacts. L’archéologie est bien sûr présente, mais la datation n’est pas toujours aisée, et encore moins l’est l’évaluation des productions minières et ce qui est finalement transporté, même si quelques hauts lieux de production sont connus (Chypre a la première place en Méditerranée pour la production de cuivre comme son nom l’indique). Il y a quelques épaves.

Tous ces éléments sont présents dans le livre mais le cœur du propos de l’auteur est l’utilisation des mythes grecs comme indications de contacts au long cours, sorte d’histoire transmise sous forme de mythe. Prenant comme terminus ante quem la Guerre de Troie, J. Mull compte de génération en génération pour remonter jusque vers 1500 a.C. dans une chronologie recomposée. Ménélas, fils d’Atrée, fils de Pélops, fils de Tantale, lui-même fils de Zeus, voilà qui permet les datations relatives des voyages (p. 66). L’auteur entre ensuite dans le détail avec, pour chaque destination les preuves historiques et archéologiques puis l’interprétation d’épisodes mythiques. On commence par l’Anatolie, avant de passer au Levant, à Chypre, à l’Egypte, à l’Italie et ses îles principales avant d’arriver à l’Ibérie et ce qui se passe au-delà des Colonnes d’Hercule (Gaule, Maroc). La Mer Noire n’est pas oubliée et J. Mull finit son périple avec l’Ethiopie, la Grande Bretagne et la Scandinavie. Une bibliographie (ne reprenant pas tous les livres cités dans le texte) complète l’ouvrage.

L’ouvrage n’est pas terriblement critique de ses sources, pour le moins, et cette sorte de crédentialisme, faisant fi de tout ce que les études indo-européennes ont pu dire des mythes (voire plus large encore avec le Déluge de Deucalion p. 98), est assez étonnant. Non que certains épisodes ne soient pas colorés par certaines réalités historiques (les Hittites en arrière fond de la Guerre de Troie par exemple), mais de là à en faire des simili-preuves de liens commerciaux, où chaque équidé un peu rapide est forcément la métaphore d’un navire rapide … Venant de la part de celui qui est le directeur financier de Volkswagen Chine, il faut sans doute voir ce livre comme une toquade. Nous cherchons encore le point de vue différent de l’économiste cité en quatrième de couverture. Non que tout soit faux (les mines par exemple), mais beaucoup de choses y sont comme étirées et forcées (la vitamine C bonne pour les marins des oranges du Jardin des Hespérides …). Les Peuples de la Mer servent de voiture balais ramasse-tout grâce au jeu des ressemblances les plus aventureuses. Des Sardes, des Etrusques parmi eux, vraiment ? Quant à la présence minoenne en Norvège (p. 142), sur quoi repose-t-elle ? La bibliographie est récente, voire même trop, et les citations dans le textes sont la plupart du temps des platitudes dispensables, ne cachant pas les trous du raisonnement.

Une déception.

(la métaphorisation à pleins tubes … 5)

 

Mari

Capital of Northern Mesopotamia in the Third Millenium
The archaeology of Tell Hariri on the Euphrates

Un ? Deux ? Non, trois canaux pour une ville !

Essai d’archéologie mésopotamienne de Jean-Claude Margueron.
D’abord publié en francais en 2004 sous le titre Mari : métropole de l’Euphrate au IIIe et au début du IIe millénaire av. J.-C.

Aux cités connues de Babylone, Ur, Sumer, Ninive et Ugarit, il faut sans conteste ajouter celle de Mari. Telle est la conclusion persuasive de l’archéologue Jean-Claude Margueron, qui pendant plusieurs décennies a dirigé les fouilles sur place à la suite de André Parrot (qui avait commencé les fouilles dans les années 1930).

Pourquoi Mari est-elle une cité exceptionnelle dans le contexte syro-mésopotamien des troisième et second millénaire avant notre ère ? Premièrement, parce que la ville a été construite une première fois vers 2950 av. J.-C. dans un environnement désertique, sans qu’il y ait eu auparavant un peuplement. Ensuite, comme la ville a été fondée pour contrôler le flux commercial qui emprunte ou longe le cours de l’Euphrate, sa construction a été concomitante du creusement de deux canaux, l’un dérivant le cours de l’Euphrate et qui traverse la ville et l’autre doublant l’Euphrate en ligne droite sur rien moins que 120 km et qui relie donc la Syrie et les villes du sud.

La préface du livre, écrite pour la publication en langue anglaise ainsi que l’adresse rappelle que l’intégrité du site est en danger du fait du conflit en Syrie (Tell Hariri est aujourd’hui en Syrie, dans la province de Deir ez-Zor, proche de la frontière avec l’Irak). Hélas, ce danger pressenti en 2014 s’est matérialisé par un pillage à grande échelle par de nombreux groupes armés, avec l’usage d’explosifs.

Puis l’auteur présente le site dans un premier chapitre, en commençant par une description du tell (masse de terre qui résulte de la ruine des bâtiments faites de briques de terre crue), puis de son environnement géologique, géographique (à 360 km de Babylone et 430 d’Ugarit sur la côte syrienne) et climatique. La place dévolue à l’Euphrate est bien évidemment très grande, tout comme la question de la pluviométrie, centrale pour comprendre la ville et les dangers qu’elle doit éviter. La fin du chapitre raconte la découverte du site en 1933, les premières fouilles et comment le site a pu être rapproché du nom de Mari, déjà connu par des écrits retrouvés dans la cité d’Ebla. Les différents secteurs de fouilles sont passés en revue, permettant de dégager différentes étapes dans le développement de la ville (Ville I, II et III). Seuls 8 hectares sur les 110 de la cité ont été fouillés.

Le second chapitre se concentre sur la fondation de la ville au tout début du troisième millénaire, à partir de deux cercles concentriques. Un travail de terrassement important a eu lieu pour obtenir une surface plane et ainsi pouvoir, à l’aide d’une corde, tracer ces deux cercles. Le rayon du cercle extérieur est d’environs 950m (p. 15). Les différentes villes reprendront toutes exactement ce schéma. Parallèlement sont excavés deux canaux : le canal de liaison à l’Euphrate et celui destiné au transport de marchandises (surtout pour éviter de devoir faire changer de rive les haleurs dans les méandres, p. 21).

Le chapitre suivant propose au lecteur d’explorer les différentes étapes urbaines de Mari. La première ville dure environs trois siècles entre 2950 et 2650 a. C. Puis après nivellement, la seconde ville est construite vers 2550, mais sera détruite vers 2220 par les Akkadiens (Naram-Sim ou Sargon II). Enfin la Ville III, celle de la dynastie des Shakkanakku (étymologiquement « les gouverneurs ») et des dynasties amorites peut être située chronologiquement entre 2200 et 1760, quand Hammurabi de Babylone détruit Mari de manière systématique. Il n’y a plus de peuplement d’importance sur place par après.

Le quatrième chapitre donne plus de détails sur l’urbanisme de la ville. Le système défensif est analysé dans ses différentes composantes et dans leurs évolutions : enceinte intérieure, digue (la digue circulaire doit protéger la ville des violentes pluies qui sinon endommageraient les murs) puis mur extérieur et les portes. Dans ce chapitre des vues d’artistes permettent au lecteur de se faire une meilleure idée du système, en plus des plans. Puis J.-C. Margueron fait le tour des connaissances disponibles sur les différents quartiers, montrant là encore les continuités entre les différentes époques mais aussi les changements (il n’y a un quartier des sanctuaires qu’à partir de la Ville II, p. 51).

Allant toujours plus loin dans sa progression du général vers le particulier, l’auteur s’intéresse ensuite dans le chapitre suivant à l’architecture domestique à travers différents exemples, essayant de déterminer les fonctions des espaces ou des pièces. La question de la couverture, de l’évacuation des eaux et des étages est bien évidemment traitée. La question des différents bâtiments religieux est abordée dans le sixième chapitre, tout comme les fonctions qu’ils ont pu abriter. Si l’on ne connaît rien de l’organisation religieuse de la Ville I, pour les périodes suivantes, le fouilles ont permis de mettre au jour différentes constructions, que ce soit dans le quartier des sanctuaires (temples d’Ishtar, de Ninni-zaza, d’Ishtarat, de Shamash, de Ninhursag et terrasse dite du Massif Rouge avec son temple-tour) ou dans le palais. La Ville III reprend la tradition, en ajoutant certains sanctuaires (les Temples Anonymes par exemple, p. 93). L’auteur, en fin de chapitre, discute de la place de Mari dans le paysage mésopotamien et essaie de déterminer les influences religieuses dont la ville a été le réceptacle, soulignant l’influence levantine (les bétyles, le temple-tour p. 100).

Les palais sont l’objet du septième chapitre. Les différentes phases sont commentées, tout comme sont analysées ses différentes fonctions. Le palais de la Ville III (180m par 130m, soit 2,3 ha !) est le mieux connu et l’auteur peut conduire le lecteur dans différents espaces et secteurs de manière très crédible. A ce grand palais royal s’ajoute dans la ville la présence d’un petit palais qui a pour particularité d’avoir sans doute abrité le roi pendant la construction du grand palais mais aussi d’être construit sur deux hypogées, dont l’un sous la salle du trône et donc en lien direct avec celui-ci (p. 123).

Ces deux tombes permettent à l’auteur de parler des pratiques funéraires à Mari (huitième chapitre). Les tombes, comme ailleurs en Mésopotamie, sont creusées dans les maisons (dans des jarres ou dans des caissons). Ce chapitre, un peu court, envisage les pratiques funéraires sur le temps long, allant jusqu’aux tombes séleucides découvertes sur le site.

Aux artefacts découverts dans les tombes, l’auteur ajoute dans le chapitre suivant ceux retrouvés en dehors d’un contexte funéraire, en plus des installations domestiques, comme des canaux. En plus de différents types de poteries, de nombreux objets métalliques ont été retrouvés, ce qui n’est pas étonnant pour une ville qui a été un très grand centre de production de ce type de biens. Ces découvertes montrent aussi la place de Mari au sein de différents réseaux commerciaux (p. 139).

L’avant-dernier chapitre s’intéresse quant à lui à l’art, qu’il soit populaire ou de cour. Plaques gravées, sculptures, mosaïques, reliefs, sceaux et peintures sont au programme. La peinture dite de l’Investiture à la période amorite, de part sa mise en parallèle avec le cheminement des salles vers le trône, est particulièrement impressionnante (p. 154). Le livre s’achève, après un très court dernier chapitre sur les textes exhumés à Mari qui fait office de conclusion (l’exception que constitue Mari), par un court glossaire et une bibliographie indicative.

Avec tout ce qu’il y a à dire, ce livre est bien trop court. Avec tout ce qui a été découvert, il y avait sans doute moyen de faire un livre bien plus gros. Mais on a néanmoins après la lecture une image déjà très nette de ce que pouvait être une telle cité, et imaginer l’organisation sociale nécessaire à sa fondation et son fonctionnement. Une connaissance préalable en archéologie orientale est très fortement recommandée : c’est globalement un livre qui s’adresse en premier lieu à des spécialistes mais qui propose néanmoins une vue d’ensemble. Il est très richement illustré, avec quantité de photographies et de plans. Certains de ces derniers pourraient cependant être mieux légendés (le quartier des temples p. 88 par exemple). Une coupe stratigraphique donne à voir l’imbrication des différentes villes mais aussi comment se présentent les nivellements effectués avant les refondations (p. 28). L’explication sur les voies absorbantes est particulièrement impressionnante (p. 53), tout comme la traduction en jours de travail de certains aménagements (p. 42, avec les 1,57 milliard de briques crues nécessaires à la reconstruction du mur intérieur de la Ville III sur 3,14 km !). Même si la Ville I n’a pas de double enceinte, la construction de la cité, des défenses et de des canaux (plus celui d’irrigation) au début du troisième millénaire, cela ne peut cesser d’impressionner le lecteur.

Un livre d’une énorme qualité pour un site exceptionnel.

(Shakkanakku ! 8)

L’Etat Islamique pris aux mots

Essai de géopolitique de Myriam Benraad.

La peinture n’est pas leur passion première.

En 2005 sortait en librairie, sous les plumes de Gilles Kepel et de Jean-Pierre Milelli, le livre Al-Qaida dans le texte. Depuis, pour des raisons idéologiques et stratégiques, l’Etat Islamique (EI) s’est détaché d’Al-Qaida en 2013 (voir sur ce point Will McCants dans ces lignes, mais pas dans la bibliographie) et son discours s’est donc franchement séparé de son ancienne appellation. Il n’était donc pas illogique que Myriam Benraad, une disciple de G. Kepel, s’attaque à l’analyse du discours de l’EI, dans le but d’explorer les ressorts idéologiques de l’EI et  sa vision du monde, pour finalement mieux le combattre sur le plan informationnel.

L’introduction précise les buts et la méthodologie du livre en accentuant sur la pensée binaire de l’EI (mais aussi par moment de G. W. Bush p. 8), qui cherche à supprimer la zone grise entre ce que l’EI appelle l’Occident (et donc l’apostasie) et eux (où le croyant est chez lui dans le califat et peut s’y réaliser). L’auteur dit aussi dans l’introduction analyser les écrits et les contenus audiovisuels de l’EI à travers une grille d’analyse classique du discours politique, en le confrontant avec la réalité. Pour ce faire, M. Benraad présente d’abord les supports médiatiques de l’EI (en trois pages) avant de passer aux vingt chapitres du livre, traitant chacun d’une dyade.

Le premier chapitre est intitulé « Orient et Occident ». Comme tous les autres chapitres, en exergue se trouve une citation qui sert d’illustration du texte qui suit. Le lecteur est de ce fait confronté au problème principal de la forme choisie dans cet ouvrage : le système de références choisi est imprécis du fait de la volonté de l’auteur d’utiliser le système dit « Harvard » avec seulement le nom de l’auteur et la date de publication, ce qui dispense, commodément, de donner un numéro de page (mais « allège » la page, puisqu’il n’y a plus de notes infrapaginales). Si l’on ne s’occupe que de fanzines limités en nombre de pages, c’est éventuellement jouable, mais quand on fait de même avec des ouvrages aux nombre de pages conséquents, c’est comme s’il n’y avait aucune référence. Toujours est-il que M. Benraad démontre avec justesse que l’EI se déclare comme l’Orient, et que ses ennemis sont donc l’Occident. L’auteur analyse avec justesse la construction d’un Occident simpliste par l’EI (les croisés, les Romains etc.) avec en sus, malgré une haine des orientalistes, un auto-orientalisme (p. 21-22) du fait de la venue de nombreux jeunes ayant vécu en Occident et qui ne se sont pas défaits de leurs codes culturels (voir de leur langue).

On retrouve la même architecture dans les chapitres qui suivent : civilisation et barbarie, Islam et mécréance, jihad et croisades, colonial et décolonial, unité et division, califat et démocratie, oumma et nation, Tyrannie et libération, corruption et justice, humiliation et revanche, grandeur et décadence, tradition et modernité (sans définition de ladite modernité), bien et mal, pur et impur (le culte moderne de la pureté p. 121), beauté et laideur (l’esthétique occidentale, celle du jeune urbain connecté p. 126-128), utopie et dystopie, immanent et transcendant, paradis et enfer et enfin, vie et mort. La conclusion souligne la nécessité d’un contre-discours et évoque les débats francophones sur le jihadisme de manière succincte et assez neutre (p. 158), précédant un glossaire des mots arabes (bien fait mais où on ne comprend pas la présence d’étoiles devant certains mots) et une courte bibliographie.

Ce livre se veut pédagogique (exposition des buts du livre, p. 13) mais ne peut hélas pas toujours éviter le simplisme (par exemple, une définition bien trop restrictive des croisades p. 39) ni par moments un retour à un texte pour les spécialistes (A. M. al-Zarqaoui est cité sans date p. 58). Il y a de très nombreuses très bonnes remarques dans ce livre (sur la pensée colonialiste de l’EI, sur le concept d’unicité dans le Coran p. 61, sur ce que le Coran favorise comme régime politique p. 67 ou encore par exemple sur l’anachronisme de l’oumma conceptualisée par l’EI p. 76) , fruit de nombreux travaux et d’une attention à ce qui s’écrit sur l’EI et le salafisme-jihadisme de par le monde, toujours avec la mise en avant de termes en langue arabe avec l’explication du sens que leur donne l’EI. Mais si l’on compare ce livre à sa référence, Al-Qaida dans le texte, les citations sont beaucoup moins longues et ne sont pas commentées, elles ne sont qu’illustrations. Le texte souffre aussi de répétitions et de faiblesses de constructions, voire de phrases obscures ou d’adjectifs mal choisis (p. 109). Une écriture trop rapide ?

De plus, plus gênant que ces remarques de forme, ce qui a notre sens plombe cet ouvrage est l’aisance avec laquelle sont cités certains noms dont on en voit pas avec clarté le lien avec le sujet, et qui donc se rapproche du lâcher de nom. Pourquoi citer E. Durkheim dans une comparaison entre le suicide en Occident et dans les pays arabes alors que le sociologue n’a pas travaillé sur cette aire (p. 154) ? Il en est de même avec H. Arendt (p. 115) ou K. Mannheim, le sociologue (p. 133). Cela manque d’explications, comme quand M. Benraad parle « d’approche politique démocratique » en Islam avant l’Occident (Athènes comprise ? p. 63) ou quand elle affirme que le kamikaze peut aussi se retrouver aussi dans les traditions juives et chrétiennes (p. 154), sans donner le moindre exemple. Il y a une claire volonté de faire direct et pratique, de montrer une voie, mais cela se fait ici au détriment de l’exposé.

C’est donc une petite déception que ce livre de 190 pages, qui n’est pas que défauts, loin de là, mais ne se hisse pas au niveau de son devancier.

(ah le lol-jihad, avec ses vidéos de chatons p. 23 … 6)

Les revenants

Enquête sur les jihadistes revenus en France par David Thomson.

Noir c'est noir ?
Noir c’est noir ?

David Thomson n’est aujourd’hui plus un inconnu. Journaliste à Tunis au moment du renversement de Z. Ben Ali, il a ses premiers contacts avec le salafisme et le salafisme-jihadisme. Ces contacts, il les garde dans les années qui suivent et peut suivre leur parcourt tout en rentrant en contact avec d’autres jihadistes francophones.  Avec les conversations qu’il a ainsi eues avec des hommes et des femmes qui sont partis en Syrie, Irak et Libye, il publie en 2014 un premier livre intitulé Les Français jihadistes. Deux ans plus tard, le travail très anthropologique de D. Thomson prend la forme d’un second livre basé sur les expériences des jihadistes, là encore hommes et femmes, qui sont revenus en France depuis les zones tenues par les jihadistes en Syrie et en Irak (200 déçus sur 1000 français partis, p. 73).

Chaque partie a son fil conducteur. Dans les cinq premières parties, c’est une conversation avec un ou plusieurs revenants, définissant de fait une typologie. Seule la dernière partie fait exception, puisqu’elle présente des jihadistes qui ne sont pas revenus et qui pour certains sont déjà morts.

« Bilel » (ce n’est pas son vrai nom) a fui l’Etat Islamique qu’il désertait en passant la frontière turque de manière presque clandestine. Presque, puisqu’il avait préparé son passage avec le consulat d’Istanbul et que ce dernier a prévenu les autorités turques de l’arrivée de Bilel et de sa famille. Au printemps 2014, Bilel avait rejoint la Syrie via le Maroc et la Turquie pour intégrer un groupe de combattants d’Al Qaïda. Début juillet, il rejoint l’EI après la proclamation du califat le 29 juin mais affirme n’avoir jamais combattu. Il y aurait eu des fonctions de chauffeur à Raqqa, surtout pour accueillir les combattants voulant rejoindre l’EI en provenance de Turquie. Selon lui, les Syriens ne souhaitent pas vivre sous la coupe de l’EI et prenant conscience de l’aspect totalitaire de l’EI (impression renforcée par les attentats de Paris le 13 novembre 2015), il profite d’une réorganisation de son travail pour passer dans une sorte de clandestinité avant de décider de revenir en France. Il est emprisonné en Turquie.

Yassin a lui eu à la fois de la chance et de la malchance dans son jihad. Il part, jeune vingtenaire, pour la Syrie à l’automne 2014. Mais après quelques semaines il est très gravement blessé à l’abdomen, une partie des intestins arrachés et opéré en urgence. Sa chance, c’est que sa famille au complet vient le chercher pour le ramener en France. Le plan marche parce que les deux parents sont médecins et que les jeunes sœurs de Yassin sont aussi du voyage pour atténuer la méfiance de l’EI. Mais le séjour n’est pas de tout repos, entre la protection des filles à assurer pour qu’elles ne soient pas mariées ni kidnappées, retrouver le fils blessé et pouvoir préparer ce dernier à la fuite vers la Turquie. Mais au retour, il faut s’expliquer avec les autorités …

La troisième partie est celle de Zoubeir, parti à 17 ans et devenu profondément désillusionné. A la grande différence de beaucoup de jihadistes revenus en France (environ 200), lui ne se revendique plus du salafisme, qu’il soit quiétiste ou jihadiste (il rejette même l’Islam pour tout dire, puisque pour lui il ne peut être que jihadiste, p. 153). Selon lui, les Français sur place reproduisent le mode de la vie de la cité, l’ultra-takfirisme (excommunication, rendant le meurtre de l’excommunié licite) en plus. Zoubeir est lui devenu jihadiste pour devenir quelqu’un (p. 95), admirant la piété pour voir au-delà du consumérisme. Devenu salafiste quiétiste grâce à une rencontre dans sa mosquée, il part  pour la Syrie sept mois après avoir été en contact avec un jihadiste via un réseau social, et en avoir par ce biais rencontré plein d’autres. Zoubeir hésite encore entre Al Qaïda et l’EI, mais quand un de ses contacts parisien part rejoindre l’EI, il franchit le pas fin 2013. Déjà attiré par la radicalité politique et en besoin de transcendance (p. 107), déjà éduqué religieusement, son voyage est facilité par un don anonyme et par le fait que l’autorisation de sortie du territoire pour les mineurs n’est plus en vigueur. Sur place, Zoubeir remarque vite que l’une des raisons de l’afflux de combattants en Syrie semble lié à la frustration sexuelle. Les houris du paradis sont un thème central, tout comme la drague sur internet pour faire venir en Syrie des jeunes femmes d’Europe (et parfois la demande vient des jeunes femmes elles-mêmes qui rêvent du prince charmant en kamis, p. 192).

Zoubeir distingue aussi deux périodes. Avant 2014, le jihad en Syrie ressemble pour les jihadistes français à une grande colonie de vacances : peu de combats, une vie de patachon, avec, pour les jeunes de quartiers difficiles, la même vie centrée sur les femmes, l’or et les armes, mais avec une justification religieuse en plus à leurs déprédations (p. 127). Le tout avec force publications sur les réseaux sociaux. A partir de 2014, avec la hausse de la participation des intervenants extérieurs en Syrie et en Irak, le taux de mortalité augmente, tout comme le nombre d’auteurs d’attentats suicide. Avec les bombardements vient le dégoût et après un court passage chez Al-Qaïda, Zoubeir revient en France par la Turquie. Mais le récit que ce dernier livre à D. Thomson sur les jihadistes et leur emprise dans les prisons françaises n’est pas moins alarmant. Il y a rencontré certains des terroristes des années 2014 et 2015 (p. 133-149).

La partie suivante montre l’autre versant du jihad, celui des femmes. Elles n’ont pas le droit de combattre, mais leur implication et leur détermination n’est pas moins grande. Une vingtaine de femmes sur les 200 parties sont revenues de Syrie (p. 161). C’est beaucoup plus dure pour une femme de partir d’une zone contrôlée par des jihadistes, puisqu’elle ne peut se déplacer qu’avec son mari ou un tuteur (p. 161). Dans cette partie, l’auteur a donc interrogé près de 10% de cette cohorte. La première, Safya, a bénéficié de la clémence de la justice et du fait d’être une femme (la tentative d’attentat à la voiture piégée de septembre 2016 peut avoir fait bouger les lignes cependant, puisque le fait principalement d’un trio féminin). Mère célibataire d’un enfant conçu et porté en Syrie, elle est revenue pour accoucher sur l’insistance de sa mère et devant l’absence de péridurale en Syrie. Elle ne renie rien de son parcours. Lena est elle aussi revenue déçue de Syrie, mais reste idéologiquement inchangée. Son récit porte sur la vie des femmes jihadistes, en charge d’élever la prochaine génération de jihadistes. Il y aurait autour de 420 enfants français sur place, pour une partie sans existence légale en France (p. 176). Certaines femmes revendiquent pourtant le droit de perpétrer des attentats suicide, puisqu’elles reçoivent souvent une ceinture d’explosifs pour leur mariage. Les pertes chez les hommes aidant (195 Français ont déjà été tués sur place au moment de l’écriture de ce livre p. 93), il n’est pas impossible, malgré les préventions des émirs, que cela arrive. Une police des mœurs entièrement féminine (appelée hisbah) existait cependant dans les zones de l’EI avant d’être dissoute … pour violence injustifiée (p. 183). Lena est partie parce qu’elle pensait qu’elle serait mieux considérée comme femme « dans un pays vraiment musulman », aux violences considérées par elle comme légitimes, où elle ne serait pas considérée comme un bout de viande (p. 188). Sa désillusion est à la hauteur des attentes, quand elle est confrontée aux usines matrimoniales (p. 205), aux mariages express et aux divorces à la chaîne.

Mais tous les revenants ne sont pas issus de familles immigrées maghrébines. D. Thomson a aussi interrogé Quentin et Kevin, l’un niçois et l’autre breton, qui se sont convertis au début de l’adolescence et passent très vite au salafisme. Le portrait de Quentin est l’occasion de faire connaissance avec Omar Diaby, un prédicateur de rue qui a sévit à Nice et qui est responsable avec son adjoint Mourad Farès de nombreux départs vers la Syrie de jeunes Français (p. 228 et p. 232, peu en sont revenus).

Enfin, dans la sixième partie, il y a les portraits de quelques-uns de ceux qui ne sont pas revenus. Parmi eux, il est un ancien revendeur de stupéfiants cherchant à devenir rappeur (comme beaucoup de jihadistes européens p. 261) devenu soldat, imam et chanteur de nashids (poèmes religieux chantés a capella). Les autres portraits sont ceux de deux anciens de l’armée de terre (p. 267-273), dont l’un a  apporté avec lui un certain savoir-faire en Syrie (il serait passé par une unité commando) et un autre pourrait ainsi assouvir ses envies de meurtre en toute impunité en étant bourreau.

En fin de volume (avant quelques pages décrivant certains acteurs du livre), l’épilogue fait un résumé des différentes pistes dégagées par ce livre, qui demandent à être confirmées par des études plus larges : la place d’internet dans le recrutement, le besoin de transcendance, du ressentiment antisystème (p. 257) et de l’influence du rap dans la radicalité, celle de l’ennui et des cellules familiales dysfonctionnelles dans les envies de départ et la possibilité de passer d’un état supposé de minorité à la domination violente (le quartier, en étant et la racaille et la police, pour résumer). Quelle est aussi la place de la sexualité dans la volonté de rejoindre les combats dans une guerre civile (p. 113-117, il est des jihadistes homosexuels aussi p. 285) ? Quel peut être en face le discours institutionnel ? Pour l’auteur, montrer un islam républicain pour faire revenir les brebis dans la bergerie n’aura aucun effet (p. 287).

C’est incontestablement l’un des livres les plus pénétrants sur le jihadisme francophone de la fin de l’année 2016, et premièrement parce qu’il ne cherche pas à tous prix à donner des réponses mais veut tout d’abord donner du matériel à la réflexion d’autres, si possibles de spécialistes de la question. Il démarre certes sur l’expression d’une revanche que lui a donnée l’Histoire sur ses contradicteurs d’avril 2014 dans l’introduction (p. 12-14). Sa critique du concept très imprécis de déradicalisation (p. 91) et avant tout de son inefficience (p. 183) est argumentée et convaincante. Sa description du monde du jihad comme d’un monde inversé (sans cependant l’être totalement, puisqu’il reste consumériste p. 122-123) est une analyse assez plausible. Le racisme exacerbé (p. 211-212) semble aussi avoir choqué de nombreux jihadistes qui pensaient que tous étaient frères.

Le sérieux du thème n’empêche pas quelques libertés de ton journalistique, tendant parfois vers l’humour (p. 196 ou p. 217). Le propos n’est pas sec, aidé par des notes expliquant des termes spécifiques, et de ce fait ce livre se lit très facilement, maintenant un équilibre entre soucis de ne pas perdre le lecteur profane et exigence intellectuelle. Le livre n’évite pas quelques imprécisions (les « textes scripturaires » p. 97 ou dans la note p. 125, mais pour cette dernière c’est sûrement dans le but de rester clair en touchant un sujet très complexe) et quelques oublis lors de la relecture (la note p. 134 par exemple), mais ce sont quelques grains de sable dans la mer d’informations que nous livre le travail acharné et très sérieux de D. Thomson.

(il existerait des parents de jihadistes qui seraient juifs p. 124 … 8,5)

 

ISIS The State of Terror

Essai sur le jihadisme appliqué à une société de l’information par Jessica Stern et J.M. Berger.

Sale époque pour les égyptologues.

L’Etat Islamique (EI), ce n’est pas les Soviets plus l’électricité, mais bien le jihadisme (qui n’est de loin pas né au XXIe siècle) plus les réseaux sociaux. Al Qaida, avec ses cassettes puis ses vidéos montrant des hommes âgés lisant une conférence face caméra, fait tout de suite daté face aux sanglantes vidéos de l’EI transmises via Facebook ou Twitter. C’est cette évolution dont rendent compte les deux auteurs, l’une, J. Stern, étant une universitaire spécialisée dans le terrorisme, la violence et le trauma, et l’autre, J.M. Berger étant un spécialiste du lien entre le fanatisme (surtout aux Etats-Unis) et les réseaux sociaux. Après le contexte historique (J.-P. Filiu), le contexte culturel et mental (William McCants), l’image se complète avec ce livre qui explore un autre pan du phénomène Etat Islamique, celui de ses canaux de propagande et de recrutement, sans pour autant délaisser les autres caractéristiques de cet objet politique (ses relations avec Al Qaida par exemple).

Le livre (onze chapitres, un appendice bien fourni et 280 pages de texte) commence de manière assez pratique par un solide glossaire qui ne fait pas l’impasse sur la nuance, suivi par une chronologie et une note sur les sources électroniques qui sont utilisées et analysées. L’introduction pose d’excellentes bases en discutant plusieurs définitions, une intention pédagogique que l’on retrouve tout au long de l’ouvrage (notamment dès que le lecteur pas versé du tout dans les réseaux sociaux aborde des parties plus technologiques, comme p. 131 ou p. 149). Les deux premiers chapitres sont ceux de la contextualisation, replaçant l’EI dans le Moyen-Orient et le Levant tout en définissant sa place dans la galaxie jihadiste. Le troisième chapitre affine le dernier positionnement puisqu’il montre la grande différence qui existe entre Al Qaida et l’EI. Al Qaida se veut une société secrète sur le modèle bolchévique. Il est dur d’en faire partie, d’être reconnu et d’être accepté comme homme-lige par ceux qui se considèrent comme une avant-garde qui entraînera à sa suite l’Oumma (décrite comme martyrisée et faible) au travers d’un consentement éclairé (religieux). L’EI au contraire est facile à trouver (physiquement et sur internet) et leur objectif est beaucoup moins lointain puisque le califat (puissant, au contraire de la victimisation d’Al Qaida) est maintenant proclamé. Son organisation se veut moins centralisée, en réseau, avec des foules connectées, tout en sachant que l’appui des masses ne leur est pas acquis. Les deux groupes et leurs supporters se confrontent autant sur le terrain que dans le cyberespace (p. 63-72).

Les quatre chapitres suivants passent en revue ce qui, ensemble, fait la particularité de l’EI. Il est tout d’abord question des combattants étrangers, surtout occidentaux. Ils sont beaucoup utilisés, non seulement dans les opérations suicides, mais aussi dans les opérations de propagande. Puis les auteurs passent à la teneur du message colporté par l’EI, mais surtout la manière dont celui-ci est fabriqué, de manière de plus en plus professionnelle comme cela semble manifeste dans le montage des vidéos. L’EI se détache de plus en plus du « style Al Qaida » à partir de la mort de O. Ben Laden en 2011. Les auteurs détaillent les évolutions dans l’élaboration des vidéos (vues aériennes à partir de mai 2014 par exemple, p. 110) et comment l’EI s’en sert comme ballon d’essai pour son évolution (la proclamation du califat p.116). Le tout, toujours en plusieurs langues (p. 70). L’utilisation des moyens technologiques de communication par l’EI est une évolution prévisible compte tenu du fait qu’il était devenu de plus en plus facile de partager des images et des vidéos à partir des années 2000 et que des forums servaient déjà pour recruter ou passer des consignes. Youtube puis Facebook puis Twitter sont utilisés pour diffuser des messages ou pour attirer à soi, sans toujours que les entreprises qui gèrent ces services fasse toujours grand-chose, ou alors avec un temps de retard plus ou moins grand, pour contrer ces agissements (au contraire de la pédopornographie par exemple). Les auteurs discutent en profondeur de la stratégie dite du Tape-Taupe, quand on tape sur les comptes qui apparaissent, qui ressuscitent, qui sont à nouveau éliminés etc. Si bien sûr, si tous les comptent ne disparaissent pas, leur audience diminue immanquablement car celle-ci ne fait pas dans sa totalité l’effort de retrouver le compte et le titulaire du compte peut aussi se lasser. Les auteurs continuent leur étude dans le chapitre suivant en s’intéressant aux brigades électroniques, les individus derrière les comptes d’utilisateurs mais aussi ceux qui programment des logiciels permettant de démultiplier les messages et ainsi de faire passer le message au premier plan. La réaction de Twitter, malgré les pressions gouvernementales, tarde à venir, sans doute du fait du positionnement libertarien de ses dirigeants (p. 138) mais finit néanmoins par se mettre en marche (p. 183) puis s’intensifier.

La dernière partie revient à la constitution de l’EI en commençant par sa compétition avec Al Qaida, et en tout premier lieu pour attirer des groupes jihadistes dans le monde entier (p. 194-195) et recueillir leur allégeance au travers d’un lien personnel entre dirigeants. Là encore, la différence entre l’EI et Al Qaida semble patente quant aux communications entre ces groupes (constitués en provinces) et la direction de l’EI qui est bien plus efficace et régulière que ce que pouvait faire O. Ben Laden ou A. Al-Zawahiri (Al Qaida communique très peu, accentuant un effet centrifuge sur ses affiliés – p. 61 –  et parfois la publication des messages se fait avec un retard qui ridiculise le groupe, comme quand il réaffirme son allégeance au mollah Omar, dont la mort avait été annoncée par les Talibans quelques semaines auparavant, p. 285 …). Les deux auteurs passent ensuite à des thèmes peut-être moins abordés dans les ouvrages déjà parus sur le salafisme-jihadisme : qu’est-ce que la terreur (en citant la correspondance entre S. Freud et A . Einstein, p. 208), qu’est-ce que le mal et quel type de mal, celui qui décapite, qui réautorise l’esclavage et fait soldat des enfants,  est ici à l’œuvre ? J. Stern et J.M. Berger évoquent aussi le futur d’une société ainsi exposée à la violence, en mettant aussi en miroir les sociétés occidentales qui ont vu à partir du XVIIIe siècle une hausse de l’empathie qui se retrouve dans une approche totalement inverse de la décapitation (p. 206).

Ensuite, de manière très courte, il est question de l’aspect apocalyptique de l’EI, en rapport avec d’autres mouvements de ce type aux Etats-Unis. Mais ce chapitre ne souhaite clairement pas se substituer au livre de W. McCants ni à ce que peut dire J.-P. Filiu sur ce sujet (cité p. 220 et 223). Le dernier chapitre est une conclusion déguisée, qui rappelle les objectifs de l’EI (p. 249-250) et donne quelques pistes pour se protéger de sa propagande mais aussi la contrer, et surtout, in fine, qu’il ne sert à rien d’être contre l’EI si l’on n’est pour rien d’autre (p. 252).

Décidément, le puzzle se complète, et les pièces qui le composent sont grandes et ajustées. Ce livre est un éclairage tout à fait intéressant sur ce qui fait le fanatisme religieux aujourd’hui, mais qui le faisait déjà dans les décennies précédentes : la vue en arrière sur le plan religieux et moral n’empêche nullement l’utilisation des technologies du jour (dans un genre tout autre, comme chez certains Juifs ultra-orthodoxes). C’est ce qui permet aux Shebabs  somaliens de recruter à Minneapolis (p. 160). Mais ce qui est possible ici, l’est d’une manière permis par ceux qui possèdent le champ de bataille (p. 247, le milieu en fait, communément appelé cyberespace) : l’Occident, et au premier rang les Etats-Unis. Si l’EI a les coudées franches sur Facebook, puis après que Facebook fasse le ménage (p. 161-163), puisse se réfugier sans problème sur Twitter (avant d’y rencontrer enfin une résistance, p. 167), ce n’est pas grâce à sa puissance mais plutôt devant une absence de volonté.

Le livre, qui bien sûr au vu de l’actualité du sujet a dû être écrit avec une certaine célérité, n’est pas sans imprécisions. Parmi elles nous noterons celle sur l’abolition de la peine de mort en France (p. 209), celle sur les victimes de l’attentat ayant ciblé Charlie Hebdo (p. 285), sur la question du génocide en Bosnie-Herzégovine (p. 82) ou encore le fait que Abou Bakr Al-Bagdadi aurait étudié le droit islamique (p. 37, alors que c’est la récitation coranique). Imprécisions très périphériques donc, et qui donc ne font pas baisser le niveau de ce livre embrassant un spectre très large de références,  aux notes très abondantes, fruit d’un travail de collaboration très abouti et qui donne au lecteur des clefs de compréhension qui lui serviront à coup sûr. Qui plus est, le livre est écrit de manière directe et claire, dans un anglais courant cherchant toujours la pleine compréhension du lecteur et sans redites, ce qui n’est jamais un point négatif (et un peu d’humour p. 202).

Il va sans dire que ce livre mérite une rapide traduction.

(très éclairante comparaison EI/IIIe Reich p. 115 quant à la publicité des atrocités …8)

Les Arabes, leur destin et le nôtre

Histoire d’une libération
Essai historique sur les Lumières arabes de Jean-Pierre Filiu.

Le violet du deuil peut-être, mais pas le vert.

Du triumvirat Kepel-Roy-Filiu, qui pour ainsi dire a l’hégémonie parmi les orientalistes français contemporains, seul le dernier n’avait pas encore fait d’apparition dans ces lignes. Spécialiste ni de l’Asie centrale ni de l’Egypte, Jean-Pierre Filiu a été diplomate, notamment en poste en Syrie, avant de devenir enseignant.

L’objet de son propos, ce sont les Lumières arabes, entre 1798 et nos jours. Ces Lumières, ce sont les courants modernisateurs et parfois même démocratiques qui parcourent les pays arabes et qui malgré les islamistes de toutes obédiences et les dictatures survivent encore aujourd’hui parmi les intelligentsias arabes (quelle que soit la religion desdits Arabes).

Tout commence avec l’Expédition d’Egypte du général Bonaparte, en 1798 (introduction et premier chapitre). Le monde arabe est alors mis en contact, de manière brutale, avec la modernité occidentale. De ce choc naît la Nahda, ou Renaissance, qui vise à l’émancipation individuelle et collective, contre les Ottomans et contre les Occidentaux.  Les Ottomans, au XIXe siècle, sont encore bien présents dans le monde arabe, que ce soit nominalement ou en gestion directe. Parmi les pays qui ont conquis leur autonomie, on peut dénombrer l’Egypte (dirigé par des khédives modernisateurs) mais qui sera conquise par les Britanniques, la Tunisie placée sous protectorat français en 1881. L’Algérie est conquise par la France en 1830 (mais ne devient colonie de peuplement qu’avec la IIIe République). Le Levant reste sous étroit contrôle ottoman et l’Arabie est assez autonome. Dès cette époque se constituent les deux pôles de la Nahda, le pôle islamiste et le pôle nationaliste. La France, traditionnellement protectrice des Lieux Saints, s’intéresse au développement arabe, particulièrement en Egypte.

La situation change radicalement avec la Première Guerre Mondiale (deuxième chapitre). Les Alliés promettent au shérif de la Mecque un royaume arabe en échange de son soutien contre les Ottomans. Mais les Alliés n’honorent pas leur parole et à la place d’un royaume allant de l’Arabie à Alexandrette et de Damas à Bagdad (le Congrès syrien vote le vœu d’une monarchie constitutionnelle à Damas en 1919), surgissent des protectorats. Certains fils du shérif sont installés comme monarques, mais sous la surveillance franco-britannique. Une révolte (utilisant la non-violence) est écrasée en Egypte et les protectorats sont imposés par la force vive. En 1924, les Séoud conquièrent l’ensemble de l’Arabie et promeuvent leur vision de l’islam, le wahhabisme.

En 1922, l’Egypte est déclarée indépendante (chapitre 3) sous la forme d’une monarchie constitutionnelle. Mais si les nationaliste du parti Wafd dominent la politique égyptienne, une contestation plus religieuse mais pas moins nationaliste voit le jour en 1928 avec les Frères Musulmans. La création du Liban en 1926 et l’encouragement par les Britanniques de l’émigration juive en Palestine (où se déroule une guerre civile larvée) constituent des facteurs déstabilisateurs au Levant. La création de l’Etat d’Israël, la guerre d’Algérie, les indépendances marocaines et tunisiennes modèlent le monde arabe après 1945, tout comme la Guerre Froide va encourager les Occidentaux à préférer le soutien à des régimes autoritaires à la démocratie (malgré des décennies de vie parlementaire) dans les pays arabes (chapitre quatre). La Syrie voit l’armée prendre le pouvoir en 1949, et il en est de même pour l’Egypte en 1952. La Tunisie devient un régime fort (avec une prépondérance policière), tandis que l’Algérie indépendante devient très vite une dictature militaire (1965) tout comme l’Irak (1958). Enfin, en 1969, c’est Kadhafi qui prend le pouvoir en Libye (p. 122).

Le cinquième chapitre traite des années 70 et 80, entre terrorisme palestinien, Guerre du Kippour, crises pétrolières, mais surtout la révolution iranienne de 1979 qui a des répercutions aussi en France. La période s’achève avec la seconde guerre du Golfe qui fait suite à l’invasion du Koweït par l’Irak. Le chapitre suivant continue avec les années 90 et 2000, avec la guerre civile en Algérie, la poursuite et l’échec du processus de paix en Terre Sainte, la montée en puissance d’Al Qaida, le 11 septembre 2001, la fin de la domination syrienne au Liban et l’invasion étatsunienne de l’Irak.

Le septième chapitre passe enfin aux évènements qui secouèrent le monde arabe à partir de 2011, touchant des pays ayant achevé leur révolution démographique, avec les générations les plus jeunes bien plus éduquées que leurs devancières. La Tunisie, l’Egypte, le Yémen, Bahreïn, la Libye et la Syrie sont touchés. La Tunisie semble être sortie de la crise par le haut, l’Egypte est repassée sous le contrôle de l’armée mais la guerre fait toujours rage en Syrie, en Libye et au Yémen. Le livre s’achève sur une conclusion rappelant le lien entre la France et le monde arabe, pour le meilleur comme pour le pire. La fin du livre est optimiste (tout en étant politique), malgré Charlie et l’attentat du Bardo. Le volume est complété (pour atteindre les 250 pages de texte) par des cartes dans le texte, des conseils de lecture et un index.

Les chapitres sont assez inégaux, le troisième étant par exemple moins bon que le second (mais peut-être est-ce aussi parce qu’il traite de choses qui nous sont bien plus connues) et on perd de vue l’objectif du livre par endroits (la Nahda). La partie sur la « guerre froide arabe » et la politique arabe du général De Gaulle(p. 112-118) est d’excellente facture, tout comme celui sur les brigades internationales de l’OLP (p. 127) ou l’implication des Frères Musulmans dans l’éducation en Arabie Saoudite et au Qatar suite à leur exil devant les répressions syrienne et égyptienne (p. 136-137). Comme c’est un livre agile, qui se lit avec une très grande aisance et qui vise un public large, certaines explications sont parfois un peu courtes (p. 185, sur la Seconde Intifada par exemple) ou trop généralistes (p. 209 sur la démographie de la Tunisie) ou même imprécises (p. 231 sur les Gardiens de la Révolution, sur l’Intifada seulement à coups de pierres p. 167 ou sur l’absence de volonté coloniale de l’Allemagne p. 77). Mais le lecteur apprendra sûrement un grand nombre de choses à la lecture de cet ouvrage très solide, comme le fait que durant la guerre civile en Algérie dans les années 90 (150 000 morts), aucune installation pétrolière n’a jamais été la cible d’une attaque (p. 180), ou des détails sur la politique du président Chirac au Liban (p. 200), sur la diversité de l’OLP (p. 169) ou encore le passé de Frère Musulman de Nasser (p. 101, en plus d’avoir aussi été un agent de l’Abwehr).

L’auteur ne cache pas toujours ses sentiments, mais c’est compréhensible à défaut d’être excusable, au vu de son parcours (par exemple, un jugement stratégique peu étayé p. 66 sur les Accords Sykes-Picot et une pique à l’encontre des commentateurs des Printemps arabes p. 221). Mais il est un brin optimiste s’il croit que l’on apprend à l’école l’histoire de la Tunisie entre 1955 et 1959 (p. 107) …

Si ce livre s’éloigne parfois de ce qui semblait être son sujet, il nous présente néanmoins un très bon résumé de l’histoire des pays arabes du XIXe au XXIe siècle, alliant hauteur de vue, érudition et ne laissant que peu de choses hors champ. Il est donc très utile à l’observateur des douloureux soubresauts de la région.

(l’idée de Royaume arabe de Napoléon III p. 27, qui s’en souvient ? … 7,5)

Der Tell Halaf

und sein Ausgräber Max Freiherr von Oppenheim

Présentation des fouilles, de l’inventeur, des découvertes majeures et du musée de Tell Halaf par Nadja Colidis et Lutz Martin.

Chagrins de Khabour.

Tell Halaf a pour le moment pas mal de chance dans la chaos syrien actuel. A la grande différence de la cité antique de Palmyre, de la forteresse croisée du Krak des Chevaliers ou des murailles d’Alep, le site araméen, syro-hittite et assyrienne de Tell Halaf (un site occupé du 6e millénaire au VIIIe siècle avant J.-C.) est protégé par sa position, collé à la frontière turque (au sud-sud-ouest de la ville turque de Diyarbakir), dans une zone sous contrôle kurde (mais où il y a aussi, du moins au début du XXe siècle, des Arméniens et des Bédouins, p. 35). Découvert par Max von Oppenheim le 19 novembre 1899, il a été fouillé en 1899, entre 1911 et 1913 (nécessitant mille chameaux depuis Alep, soit 500 km et pendant vingt jours, pour le transport du matériel nécessaire à la fouille, dont douze wagonnets et un chemin de fer léger) et 1927.

Ce court livre (de moins de 80 pages et de doté de très nombreuses illustrations) est organisé en huit chapitres, plus une introduction et une bibliographie. Le premier chapitre aborde très rapidement les fouilles sur le site, en contextualisant un peu sa fouille (Karkemish, Babylone), et en décrivant brièvement les principaux éléments mis au jour : la muraille extérieure, la citadelle avec son Palais Nord-Est et le Temple-Palais, et le Palais Ouest. Au nord, le fleuve Khabour a érodé une partie de la ville. Il est aussi question dans ce chapitre des orthostates lithiques du Palais Ouest, des grands orthostates du Palais Nord-Est, de la grande statue funéraire féminine, de la salle de culte et de la statue d’oiseau de proie. Le chapitre s’achève avec une très très courte description des autres artefacts découverts à Tell Halaf. Le second chapitre détaille les sources historiques ayant attrait au site, dont beaucoup de textes épigraphiques trouvés in situ.

Le chapitre suivant est une mise en lumière du baron Max von Oppenheim, juriste, diplomate et donc, archéologue. Né à Cologne en 1860 et docteur en droit, il devient fonctionnaire en 1891, avant d’être attaché consulaire au Caire en 1896. Ayant découvert Tell Halaf en 1899, il doit attendre 1910 pour pouvoir commencer à y planifier des fouilles (qui sont vraisemblablement les mieux organisées et les plus méthodologiquement solides de son temps, p. 35), après une phase de financement et précédant une phase de publicité. Pendant la Première Guerre Mondiale, il réintègre la diplomatie pour servir à Constantinople. A partir de 1919, M . von Oppenheim commence à analyser ses découvertes, avant de revenir à Tell Halaf en 1927, de fonder une fondation et un musée privé (et à l’entrée gratuite à l’origine), devant l’échec de l’intégration de sa collection aux musées d’Etat (l’actuel Pergamon Museum, sur l’Île aux Musées de Berlin). Son dernier voyage en Syrie en 1939 est un échec à cause de la guerre. Il meurt en novembre 1946.

Le Tell-Halaf Museum est le sujet du quatrième chapitre de ce livre. Il est ouvert en juillet 1930 dans une ancienne halle d’usine, avec des subdivisions que l’on peut voir dans la couverture intérieure du livre. Les artefacts y sont mis en valeur (les orthostates et la porte de la trinité divine syro-hittite), avec des espaces de travail dans la maison attenante, ainsi que des magasins et la bibliothèque de M. von Oppenheim (une partie de ses 47 000 volumes sur le Moyen-Orient). Cependant, dans le chapitre suivant, est relaté la destruction de ce même musée par les bombardements de la fin 1943, alors que les œuvres allaient enfin être abritées au Pergamon Museum … Entre décembre 1943 et avril 1944, il est procédé à l’exploration des décombres pour sauver ce qui peut encore l’être (sans l’inventeur du site qui est à Dresde, où il perdra dans les bombardements de la ville presque l’entièreté de sa bibliothèque, p. 40). Les fragments restants sont entreposés au Pergamon Museum, d’où les Soviétiques les emportent comme prise de guerre, avant de les rendre à la RDA en 1958 (p. 55). Les trouvailles de Tell Halaf sont aujourd’hui encore en cours d’étude (un gros puzzle …) et sont pleinement intégrées au réagencement du musée (p. 61).

Enfin, l’ouvrage aborde le futur du site et de la collection, appelant à retourner fouiller en Syrie (paru en 2002, ce livre ne peut rendre compte des fouilles conduites à partir de 2006) où la devise de M. von Oppenheim « Tête haute, courage et humour » ne serait pas de trop à l’heure actuelle. Nous ne savons pas ce qui l’en est de l’état actuel du site (sous contrôle kurde il semblerait) ni si la mission germano-syrienne peut y travailler.

Le livre laisse sur sa faim, parce que les descriptions et les analyses sont bien trop courtes (surtout à celui qui sait qu’il y a encore tellement à dire !). Mais c’est un livre à la destination du grand public, de celui qui justement visite Berlin et est captivé par le Grand Autel de Pergame, auprès duquel les sculptures mutilées de Tell Halaf ont du mal à rivaliser. Les illustrations sont abondantes et font prendre conscience de la perte subie par la Science et de quelle tristesse fut la fin de vie de M. von Oppenheim. Ce dernier n’est cependant pas sans postérité, puisque non seulement il eut des disciples qui purent éditer ses découvertes après 1945, mais que sa fondation est toujours active et poursuit les buts qu’il lui a assignés. Le texte (allemand) est facilement compréhensible, très informatif et renvoyant très souvent aux illustrations.

Un dixième peut être de la surface de la ville a été fouillé par M. von Oppenheim, il devrait donc rester des choses à y découvrir, si le destin ne s’acharne pas trop sur la ville …

(voir ce que l’orthostate de l’homme-sphinx de 1899 est devenu p.63-66, après la dégradation de 1911 et le bombardement de 1943, quelle tristesse … 7,5)

The ISIS Apocalypse

Essai historique sur l’Etat Islamique (Daech) de William McCants.

Celui de Patmos a tué bien moins de gens.

Arrivé sur le devant de la scène médiatique occidentale en juin 2014 avec la prise de Mossoul, l’Etat Islamique (EI) n’en est toujours pas reparti. Chacun a bien compris que ce n’était pas les considérations humanitaires les plus larges qui guidaient l’action de ce groupe qui déjà s’étendait entre l’Irak et la Syrie, avant de se proclamer comme califat le 29 juin de la même année.

Mais avec William McCants on quitte la sidération surmédiatisée pour plonger dans une explication de très haut niveau, centrée sur les fondements historico-théologiques du groupe EI et éclairant de plus la place de l’EI parmi les groupes salafistes-jihadistes de niveau mondial (en six chapitres et 240 pages de texte).

L’ouvrage démarre avec une très courte introduction avant s’atteler à expliquer le drapeau noir de l’EI (où se trouve écrite la profession de foi islamique). Et pour expliquer pourquoi ce drapeau noir est devenu une marque mondialement connue au point de flotter devant certaines maisons de banlieues étatsuniennes (qui n’y voyaient sincèrement pas à mal), l’auteur commence par détailler la vie de Abou Moussab al-Zarqaoui, un petit délinquant jordanien qui entre en contact avec Al-Qaida et fait part de sa fascination pour Nur al-Din et Saladin et sa haine des Chiites. Le régime taliban en Afghanistan ayant été stoppé dans son intention de se former en Etat dit islamique, Al-Qaida pense que sa chance est en Irak et avant même l’invasion étatsunienne, y missionne al-Zarqaoui (qui pourtant est déjà à ce moment-là pas sur la même ligne stratégique que Ben Laden) pour y mettre en place des réseaux et y agir dans le désordre qui naîtra immanquablement d’une telle invasion. Et les dissensions entre la branche mésopotamienne et le centre d’al-Qaida ne cessent pas, prenant même une autre tournure avec la proclamation d’un Etat en Irak en 2007, contre l’avis du Centre et usant de termes ayant pour but de convaincre les observateurs que le chef de l’EI était en fait un calife (et donc que son drapeau devait naturellement être celui de Mahomet, noir).

Mais la mayonnaise ne prend pas comme espéré (chapitre 2). Abou Ayyoub al-Masri (qui est en théorie subordonné au « commandeur des croyants » Abou Omar al-Baghdadi) a succédé à al-Zarkaoui en 2006 et c’est lui qui a souhaité établir au plus vite un Etat, croyant en l’arrivée imminente du Mahdi, le Messie annoncé par les hadiths. Cette croyance a bien sûr une résonnance dans la propagande de l’EI, mais semble avoir peu de réceptions favorables en Irak où devant la violence déployée par l’EI, des tribus sunnites se coalisent pour se battre contre le groupe (avec l’aide des troupes de Bagdad, p. 45) et les Etats-Unis portent des coups à ses dirigeants. En 2009, l’EI est considéré par les autres groupes jihadistes comme en voie de disparition et son Etat comme inexistant.

Le chapitre suivant porte un éclairage sur trois mouvements jihadistes qui permettent la remontée en puissance de l’EI (bien favorisée aussi par la politique anti-sunnite menée par le gouvernement de Bagdad). Le premier d’entre eux est Al-Qaida dans la péninsule arabique où Nayif al-Qahtani est le maître d’œuvre de la propagande et le rédacteur en chef de l’Echo des batailles, qui reprend le drapeau de l’EI dans ses publications. Samir Kahn, qui avec Anwar al-Awliki, créé le magazine de langue anglaise Inspire (toujours pour AQPA) est aussi actif au Yémen où al-Qaida s’attaque aux forces gouvernementales et aux tribus. Le second mouvement est le somalien al-Shabab et le troisième est al-Qaida au Maghreb Islamique (AQMI). Est analysé dans le livre leurs liens avec Al-Qaida central et l’EI, ou comment le lien de subordination envers Ben Laden est souvent que très très théorique mais aussi comment ils échouent à gouverner les territoires qu’ils contrôlent. Le chapitre s’achève sur la confusion qu’amènent les printemps arabes en 2011, car le drapeau de l’EI flotte en divers endroits dans les mains de groupes islamistes sans qu’il y ait de liens formels avec al-Qaida. Il est devenu est symbole de protestation.

Le quatrième chapitre est celui de la quasi-résurrection de l’EI, avec l’arrivée en mai 2010 de Abou Bakr al-Bagdadi (qui comme son prédécesseur n’est pas de Bagdad, mais marque une obligation édictée par les prophéties apocalyptiques prisées par l’EI) après la mort de Abou Omar (abattu dans sa propre maison). Abou Bakr, n’étant pas autorisé à étudier le droit en 1991 se rabat sur la théologie, étudiant plus particulièrement la récitation du Coran. Après un passage chez les Frères Musulmans, il rejoint al-Qaida en 2006 pour être en charge de la charia. Il défend sa thèse en 2007. Mais ce qui marque la renaissance de l’EI ce n’est pas le changement de chef, mais la mise en pratique du livre Le Management de la Sauvagerie, écrit par Abou Bakr Naji en 2004 en plus de l’extension de son combat à la Syrie sous le nom de Jabat al-Nosra. En 2012, ce même groupe sort de la clandestinité pour se transformer en groupe insurgé et être plus à l’écoute des besoins locaux (peut-être sous l’influence du théoricien du jihad al-Suri) et ainsi gagner des appuis locaux et même internationaux (p. 84-86), mais pas sans oppression une fois le terrain conquis. Mais vite des tensions naissent entre Jabat al-Nosra et l’EI en Irak, obligeant al-Qaida à tenter une médiation qui échoue. Les deux groupes se combattent et des attaques-suicides sont même utilisées, avec pour résultat que le plus méchant attire des combattants de l’autre camp (le « badness factor », p. 89).

Le chapitre cinquième analyse plus en profondeur les croyances apocalyptiques sur lesquelles se basent l’EI (de telles croyances ne se limitent de loin pas aux seuls salafistes-jihadistes). L’une d’elle fait du Levant le lieu de la bataille finale menant à l’apocalypse, avec la place éminente que les étrangers (convertis ou non habitants du pays) doivent y prendre. Et au Levant, la localité de Dabiq est celle où précisément doit se conclure ce combat (et qui logiquement donne son nom à une revue de propagande). L’auteur explique par ailleurs le lien de cette prophétie avec la dynastie omeyyade (p. 103), tout comme il explique le messianisme et l’anti-chiisme radical qui animent l’EI.

Enfin, dans un sixième et dernier chapitre, W. McCants étudie la question du califat, déclaré en juin 2014 et qui marque la séparation entre al-Qaida (qui ne souhaitait pas une telle proclamation, bien trop prématurée) et l’EI. Les drapeaux s’accompagnent de bannières déclarant le califat déclaré en accord avec méthode prophétique (c’est-à-dire de Mahomet), avec une nouvelle monnaie devant évoquer les premières monnaies islamiques (qui n’existent pas avant les Omeyyades, et sur un modèle qui ferait bondir les salafistes d’aujourd’hui, p. 127). Cette déclaration fait naitre un débat parmi les savants du salafisme (p. 128, peu de savants pour l’instauration), et al-Qaida tente pour un court temps de faire passer le mollah Omar pour un contre-calife (même s’il n’est pas reconnu comme calife mais comme commandeur des croyants). Mais Mahomet n’est pas la seule inspiration de l’EI, la dynastie abbasside (telle que vue par ces jihadistes, parce que la vérité est plus baroque, mais qui eux aussi arrivèrent au pouvoir à la faveur d’une ambiance mystique et apocalyptique) fournissant aussi des modèles (p. 131). Mais la possibilité que l’EI puisse conquérir Bagdad, capitale des Abbassides, avec sa majorité chiite, est plus que faible …

La conclusion, qui rappelle l’influence démultiplicatrice de l’invasion étatsunienne de 2003 sur l’apocalypticisme sunnite (rejoignant ainsi un trait plus chiite, avec force complotisme, p. 145) fait une distinction entre l’apocalypticisme lent de Ben Laden qui est dépassé par sa version rapide, celle de Zarqaoui, martelé par sa propagande (et les très fines différences avec le wahhabisme séoudien, p. 136-138). W. McCants affirme ensuite que tout ceci est très loin de ce que voulait Ben Laden (et que le succès de l’EI est surtout du au fait qu’il a eu les coudées franches, p. 153) et que pour lui la stratégie occidentale actuelle est la meilleure possible dans ce contexte. Le livre est complété par des appendices sur les prophéties apocalyptiques sunnites, par les nombreuses notes et un index.

On repose ce livre avec un seul regret : il aurait pu être plus gros pour en apprendre encore plus. Le début de l’ouvrage donne d’ailleurs le ton, avec l’analyse des différences entre Ben Laden et Zarqaoui, deux générations qui ne tirent pas les mêmes leçons des expériences jihadistes passées (comme en Algérie, p. 13, ou plus loin, p. 68-69). Les explications du drapeau (p. 20) et de l’inspiration abbasside (p. 26-27) sont lumineuses (mais on a quelques sérieux doutes sur les 100 000 croisés de la Première Croisade, p. 24). La suite est tout aussi excellente, claire, pédagogique et très fouillée. On tourne les pages sans même le remarquer. Les notes font la bagatelle de 49 pages, renvoyant vers de nombreux types de documents (y compris des polémiques via Twitter, p. 95). L’auteur fait part en fin d’ouvrage des possibilités d’évolutions de l’EI et des contradictions qu’il a à résoudre (comme le fait que les anciens baathistes soient nombreux dans l’appareil, p. 79). Se dirige-t-on vers une temporisation dans le millénariste apocalyptique ou une fin des temps sans Mahdi (p. 142-144) ? Ce livre est donc un très bon complément de celui de P.-J. Luizard, Le piège Daech (voir ici), étudiant le temps présent et les relations inter-jihadistes alors que P.-J. Luizard mettait en lumière les tendances longues agitant la Syrie et l’Irak.

Mais comme dans les romans de Georges Martin, il ne faut pas trop s’attacher aux personnages …

(Ben Laden, cet écolo p. 66 … 8,5)

Le piège Daech

Essai d’histoire du Levant et de la Mésopotamie contemporains de Pierre-Jean Luizard.

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L’histoire vue comme un bon gros bâton !

L’Etat Islamique, ou EI ou Daech, a fait une irruption plus que remarquée sur les écrans du monde entier en 2014, lors de ce qui était déjà la huitième année de son existence. Ce mouvement a pris la place de Al Qaida comme première organisation terroriste sunnite du monde en faisant deux choix stratégiques opposés : là où Al Qaida entendait gagner l’assentiment populaire pour pouvoir faire revivre le califat au travers d’un chef charismatique (O. Ben Laden) et dans un jihad déterritorialisé, l’EI a choisit de se tailler un domaine et d’instaurer le califat sans avoir à sa tête un chef charismatique. Certes, l’EI a accumulé les ralliements de groupes salafistes-jihadistes du monde entier du fait de ses succès (sans phagocyter entièrement les groupes locaux d’Al Qaida) et sa propagande particulièrement bien pensée pour cibler l’Occident a fait mouche, mais est-ce que ce groupe ne s’inscrit pas tout autant dans l’histoire du monde arabe d’après la fin de l’Empire ottoman que dans celle de la crise du monde musulman ? Pierre-Jean Luizard inscrit l’expansion de l’EI dans l’histoire de la Syrie et de l’Irak et démontrant surtout l’échec de l’imposition du concept d’Etat-Nation dans l’ancien Empire ottoman. Un siècle après, la rivière de l’histoire fait une résurgence karstique …

Après une très courte introduction expliquant l’objectif du livre, le premier chapitre entre tout de suite dans le vif du sujet avec l’irruption de l’EI en janvier 2014 à Falloujah (à 70 km de Bagdad) qui crève les écrans internationaux. L’armée irakienne subit déroute sur déroute, surtout parce qu’elle est formée de clientèle chiite et qu’elle s’est comportée comme une armée d’occupation dans les zones sunnites d’Irak. Mossoul et Tikrit sont rapidement, et avec elles des stocks plus que conséquents d’armes et de très grosses sommes d’argent (pour Mossoul, on parle de plus de 300 millions d’euros). Les Kurdes sont d’abord complices des actions de l’EI, avant par la suite de se distancer d’eux. Une fois la conquête faite, l’EI s’attaque à la corruption (en exécutant ceux qu’elle considère comme corrompus ou spéculateurs) et transmet le pouvoir local aux chefs tribaux, à la condition qu’ils appliquent les standards moraux de l’EI et n’affichent pas d’autre drapeau. En juin, les deux tiers de l’Irak sunnite sont aux mains de l’EI, ce qui pose la question de savoir si c’est encore un groupe terroriste ou déjà une organisation étatique qui risque de mettre à bas tout le système régional. L’EI ne se contente pas de rassembler les sunnites minoritaires oppressés par les chiites (après avoir eux-mêmes dirigé l’Irak pendant 80 ans), il internationalise le conflit en contestant les frontières issues des mandats et de fait la légitimité des Etats, et en attirant de nombreux jihadistes d’Europe, du Maghreb et d’Asie centrale (pour répondre de manière internationaliste à la coalition internationale qui se met en place).

Ces frontières sont issues du démantèlement de l’Empire ottoman, symbolisé par les accords Sykes-Picot. Le second chapitre retrace l’histoire de ces frontières et comment les populations de ces territoires finirent, souvent dans le sang, à accepter les nouveaux Etats (des Etats-Nations sans Nations …) que délimitent ces frontières, poussés par les puissances mandataires (qui avaient trahies leurs nombreuses et contradictoires promesses de la Première Guerre Mondiale) et leurs intérêts. Le rêve chérifien n’ayant pas vu le jour, l’idée panarabiste est reprise comme élément de discours par les partis nationalistes dans le but de prendre le pouvoir au niveau des Etats. Puis le troisième chapitre rappelle une constante dans l’histoire irakienne : l’Etat y est toujours contre la société, que ce soit quand il est aux mains des Sunnites (entre 1920 et 2003) comme quand il est dirigé par les Chiites (depuis 2003), mais être Kurde ne compte pas comme être Sunnite même si vous l’êtes … Avec les divisions confessionnelles et ethniques, il faut en plus aussi prendre en compte les tribus dont certaines ne sont arrivées en Mésopotamie qu’au début du XXe siècle (p. 73). Certaines d’ailleurs se convertissent (entièrement ou en partie) au chiisme, plus favorable aux opprimés (nous sommes dans un système bédouin ou les nomades ont l’ascendant sur les sédentarisés) et qui compte deux villes saintes en Irak (Kerbala et Najaf). L’urbanisation ne met pas fin au système tribal, il le déplace seulement dans les quartiers ou les immeubles.

Cette fragmentation irakienne ne se retrouve pas en Syrie (le quatrième chapitre) avant la guerre civile (près de 70% d’Arabes sunnites et de très nombreuses minorités composent la population en 2010). Le parti Baas est fondé dans les années 30 par un Grec Catholique, un Alaouite et un Sunnite. Il devient le parti des minoritaires qui veulent échapper à ce statut, avant qu’ en Syrie, les Sunnites y adhèrent en masse à partir de 1952 et du succès apparent du nassérisme. Seulement, à partir du début des années 60, les Alaouites commencent leur colonisation de l’armée (c’est aussi le fait des Druzes et des Ismaéliens). Hafez El-Assad prend le pouvoir en 1970 et cinq ans après, les Alaouites occupent 60% des postes d’officiers (mais les clans en son sein continuent de rivaliser, p. 101). En février-mars 2011, dans le cadre des Printemps arabes, les protestataires scandent des slogans pluriconfessionnels, mais c’est la très dure répression qui favorise la communautarisation du soulèvement. A l fin de l’année 2011, le sentiment anti-alaouite a fortement progressé, surtout dans la majorité sunnite (dont l’auteur souligne la forte tradition hanbalite, tradition qui a donné naissance au wahabisme, p. 105). Mais surtout revient à la surface un anti-chiisme violent, alors que justement le gouvernement s’est allié à l’Iran. Ce dernier fait aussi le choix de la confessionnalisation en combattant principalement l’opposition dite « modérée » et laissant les coudées franches aux groupes jihadistes afin d’obliger les puissances extérieures à le soutenir (alors qu’il avait soutenu les jihadistes quand les Etats-Unis étaient en Irak …).

Avec deux Etats en lambeaux, voir faillis, la situation régionale peut-elle encore empirer ? C’est l’objet du cinquième chapitre. L’Iran soutient sans se cacher le gouvernement irakien (qui est tout simplement son client). Le Liban, du fait de ses liens avec la Syrie, de sa fragmentation et des réfugiés qui en nombre sont venus sauver leur vie dans ce petit pays côtier, peut légitimement craindre une extension du conflit sur son sol. La Jordanie, fragilisée et ayant beaucoup de ses nationaux sous la bannière du jihad, est soutenue par les Etats occidentaux, et au premier rang desquels, les Etats-Unis. L’Arabie Saoudite, déjà très engagée au Yémen, finance divers groupes salafistes-jihadistes, dont certains ce sont retournés contre la main qui les nourrit. Enfin, la Turquie a cru pouvoir soutenir des Kurdes à l’extérieur du pays sans que cela ait de conséquences en Turquie même tandis que sa sortie du monolithisme kémaliste (nécessaire à l’AKP pour affirmer un islam politique) a aussi réveillé les revendications des alévis et remet en cause la touranité des groupes minoritaires. Pariant sur une chute rapide d’un gouvernement syrien qui était pourtant son allié, le gouvernement turc se range au côté de l’opposition. C’est positionnement aujourd’hui très critiqué en Turquie et sa politique néo-ottomane est plus qu’à l’arrêt.

Le dernier chapitre se recentre sur l’EI et son expansion en Syrie et en Irak. L’EI n’a pas fait que proclamer le califat, il tient à en faire un vrai Etat. S’il souhaite détruire les frontières mandataires, il ne méconnait pas les frontières ethniques et religieuses et surtout prend en compte l’existence des tribus même si de nombreux combattants étrangers affluent. L’EI appointe des juges, a une police des mœurs, a relancé les écoles et les universités (avec un programme bien entendu différent) et cherche à satisfaire les besoins de la population. Son service de propagande est maintenant bien connu et il est spécifiquement dirigé contre l’Occident (p. 169). L’auteur se garde de donner des solutions et même de faire de la prospective. Avec raison, puisque depuis la parution du livre, au début de l’année 2015, les choses ont encore bien changé, avec une plus forte présence russe en Syrie par exemple.

Ce livre, assez court (180 pages) et écrit gros, est une très bonne introduction à ce qui agite le Proche-Orient. Néanmoins, on voit que la spécialité de l’auteur est l’histoire de la zone (et si les notes infrapaginales sont peu nombreuses, on sent les sources sérieuses, par exemples sur les liens institutionnels entre religion et pouvoir, p. 67), mais pas le jihadisme. Le discours est très pédagogique, et donc d’une grande clarté. Il y a des cartes mais des cartes plus historiées et sériées auraient été un plus, puisque la situation tactique locale change tout de même très rapidement. Par contre les repères chronologiques en fin de volume sont assez pratiques. Un bon point de départ.

Qui se poursuivra bien vite dans cette veine !

(le double-jeu kurde p. 23 expliques certaines actions étatsuniennes contre les camions citernes transportant du pétrole de contrebande … 7,5)