Pour en finir avec la Françamérique !

Essai de psychopolitique de Jean-Philippe Immarigeon.

Peu de blues, plus de musique concrète.

J.-P. Immarigeon n’a visiblement pas tout dit dans ses deux précédents ouvrages sur le sujet (ici et ).

Mais ces nouvelles idées vont aussi de pair avec les développements de la présidence Obama. Cet opus paraissant en 2012, l’auteur peut s’appuyer sur les trois premières années d’exercice, quand les réformes importantes sont censées être déjà en voie d’achèvement. L’année 2001 s’éloigne, et si l’Irak et l’Afghanistan restent des thèmes forts au niveau international, l’auteur change ici d’angle d’approche (d’attaque ?) et veut avant tout démontrer, plus précisément que dans ses livres précédents, que la culture qui serait commune aux deux côtés de l’Atlantique n’est qu’un mythe, qu’un aveuglement volontaire entretient. Il faut ici préciser que l’auteur entend par les deux rives la France et les Etats-Unis, les autres pays d’Amérique du Nord n’étant pas ici concernés et en acceptant que, si l’on suit toujours l’auteur, on ne puisse étendre pour des raisons historiques les conclusions françaises à l’Europe.

L’avant-propos, signé du directeur de Harper’s Magazine, met l’accent sur le mythe du rêve américain qui sévit en France, une sorte de servitude volontaire. Puis J.-P. Immarigeon prend la main avec un premier chapitre qui entreprend de classer les rêveurs en trois catégories distinctes. La première de ces catégories est celle de ceux « qui se contentent de l’écume des choses » et changent périodiquement d’avis (tranchés), accessibles à la flatterie d’un petit séjour organisé ou une visite de base. La seconde est celle de ceux qui pensent que les Etats-Unis rebondiront toujours, oubliant que l’histoire n’est pas cyclique, ne se répète pas, ne même qu’elle n’est pas soumise au mimétisme (l’auteur admet que c’est la position majoritaire des Français p. 16). Un empire ne met pas de temps défini à sombrer … La troisième forme est celle des intoxiqués, ceux qui ne peuvent trahir leur idole même en pensée. Ceux qui pleuraient en 2003 de ne pas voir la France en Irak … Puis l’auteur décrit le passage d’une Amérique comme autre rive de l’Europe, une sorte de Méditerranée en plus grand à une Amérique séparée, celle de l’autre côté du fossé. Du côté des Etats-Unis, les théorisations de cette séparation naissent avant la guerre d’Indépendance et au XXIe siècle encore, quelques théoriciens voient les Etats-Unis comme successeurs des … Amérindiens (p. 25) !  Ce qui ne manque tout de même pas de sel quand on lit ce que pensaient les constitutionnalistes de ces mêmes Indiens. Mais en Europe, depuis 1945, on pense à la communauté de destin …

Dans le second chapitre, J.-P. Immarigeon liste quelques privautés que se permettent les Etats-Unis et qui ferait réagir au quart de tour si c’était n’importe quel autre pays qui se le serait permis. La copie de disques durs à la douane, depuis 2008, par exemple (p. 30). Et puis l’affaire DSK … En juriste, l’auteur parle ensuite d’une disposition dans la Constitution des Etats-Unis qui permet de passer à la dictature en un tour de main (p. 40). Cas unique dans les démocraties, comme le démontre l’auteur. Le National Defense Authorization Act du 31 décembre 2011 fait passer la lettre de cachet pour une procédure contradictoire, permettant au seul président de faire interroger, d’enfermer ou de déporter toute personne soupçonnée de terrorisme ou même seulement de sympathie. Sans contrôle judiciaire ni procès. Mais qui respecte la constitution …A la fin du chapitre, l’auteur pourfend l’idée reçue d’une industrie cinématographique étatsunienne qui aurait plus de libertés pour raconter des épisodes historiques déplaisants (au Viêt-Nam par exemple), bien plus que son pendant français. Le parallèle avec la guerre d’Algérie est tout de même cruel (p. 48).

Le troisième chapitre revient ensuite sur deux siècles et demi d’une alliance … intermittente. Et tout commence par les guerres indiennes et la guerre de Sept Ans où coloniaux britanniques et français s’affrontent, avec divers groupes d’indiens en appuis. Ainsi la guerre qui forme les Etats-Unis, le fondement de son identité (p. 53), ce n’est pas la guerre d’indépendance mais bien la French and Indian War. Mais le gouvernement britannique bloque quand même l’expansion des colonies après 1763 … tout est à refaire. En 1776, les treize colonies ne sont pas en état d’arracher leur indépendance et c’est la mort dans l’âme qu’elles se résolvent à faire appel à la France. Quand on sait que G. Washington n’avait pas hésité à faire tuer de sang-froid un officier français en 1754 … L’indépendance acquise, l’alliance est remisée et on refuse son activation à la jeune République en 1793. Les relations se dégradent même jusqu’au conflit sans pourtant déboucher sur une guerre ouverte. L’auteur analyse ensuite ce qui différencie les deux républiques : à l’état de nature, les individus sont semblables et égaux aux Etats-Unis et dissemblables en France (et donc égaux sous la civilisation, dénaturés, p. 68). Se pose alors l’existence d’hommes qui ne seraient pas parmi les égaux de nature (égalitarisme des clones, de club p. 69) …

Le chapitre suivant est assez étrange, puisqu’il parle de la dépression aux Etats-Unis. Absence de passion, désir d’oubli (de soi parfois), sans besoin de souvenir puisque déjà un aboutissement (p. 85) ? L’utopie est par définition figée, et donc sans passion. Mais la surprise peut parfois surgir, comme le Tea Party en 2009. Néanmoins, c’est pour J.-P. Immarigeon tout de même un regard vers la fondation, les Pères Pèlerins. Le cinquième chapitre invite le lecteur à se déprendre des Etats-Unis. L’auteur y va fort sur la constitution, le plaider coupable quasi systématique, la sous-productivité chronique, le désengagement militaire en Europe et l’incompétence ailleurs. Pour l’auteur, il n’y a bien évidemment pas de quoi en faire un modèle. La fin du chapitre fait office de conclusion (pas piquée des vers, p. 121) avant de laisser la place à une bibliographie.

J.-P. Immarigeon reste sur ses points forts, avec des percussions bien pesées, un sens foudroyant de la formule et un fond bien structuré (des changements de thèmes naturels au sein des chapitres). Il n’est pas tendre avec les spécialistes universitaires les plus médiatiques, qu’il juge intoxiqués par leur sujet, tout comme avec certains philosophes de blanc vêtus. Comme dans les précédents livres, on peut sentir l’érudition et un avis où se rencontrent expérience personnelle et lectures savantes (p. 82-84 par exemple, ou sur l’invention dans les années 1940 du concept de « révolution atlantique » pour marier 1776 et 1789 p. 26). Certaines pages s’approchent même du génie (p. 93) avec la comparaison entre les Etats-Unis et l’Islam : « l’Amérique est grande et Jefferson est son prophète, la Déclaration de 1776 constituant le Décalogue, la Constitution de 1787 le Coran et les Federalist Papers tenant lieu de hadiths ». Sa prédiction de la p. 12 sur l’absence de troupes françaises en Irak se révèlera fausse, mais dans un contexte très changé (Daech). La forme est très bonne et les arguments amènent à penser.

Un livre un brin court qui se lit d’une traite.

(Fox News qui met sur le même plan 1789, 1917, 1933 et le 2011 de Occupy Wall Street … plaisant … 8,5)

L’étoffe dont sont tissés les vents

Analyse philosophique de la Horde du Contrevent par Antoine St. Epondyle.

On est resté soufflé.

La Horde du Contrevent d’Alain Damasio, sorti en 2004, ne peut pas laisser le lecteur indifférent. Mais derrière le style ébouriffant – ce qui nous l’avouons, nous a le plus conquis – il y a un arrière-plan philosophique très structuré. Ce sont ces fondations qu’explore Antoine St. Epondyle dans un livre demandant mais néanmoins assez court pour ne pas délayer et assez long pour aborder de très nombreux points.

Le livre commence par deux textes qui auraient dû figurer dans le roman. Le premier est intitulé Exhorde. Comme son nom l’indique, c’est un exorde et aurait occuper le début du récit. Mais ce faisant, il aurait retiré une part de surprise, cette dernière tenant tout de même beaucoup au fait que l’histoire démarre sur les chapeaux de roue. Et en plus, il installerait un hordier comme narrateur principal, allant contre ce que le roman est en fin de compte, une histoire racontée par une équipe, une polyphrénie (selon les mots de A. Damasio). Le second texte est un conte raconté par Caracole quand la Horde fait la rencontre de l’escadre fréole : le conte du Ventemps. Comme il raconte la destinée de la Horde et la fin du livre, il n’est pas très étonnant de ne pas voir figurer ce conte dans le roman. Certes, le conte atteste une fois de plus que Caracole dit toujours la vérité, même la plus incroyable, mais c’était sans doute trop (même si pas forcément trop tôt).

Puis est présenté une nouvelle de Mélanie Fiévet, appelée Steppe Back. Elle développe à partir du tronc que constitue la Horde un rameau avec l’histoire de Steppe et Aoi qui repartent vers l’Aval, dans un style damasien. C’est très bien tourné et l’exercice de style est une très belle réussite. Parfois un peu confus, sans doute parce que nous avons eu un peu de mal à comprendre qui est qui dans cette nouvelle.

Puis on arrive enfin à la pièce de résistance de ce livre, l’analyse. Une très courte introduction (« une littérature qui refuse l’émotion comme véhicule ») nous mène à la première partie qui considère le monde de la Horde du Contrevent. Il est d’abord question de la nature éminemment philosophique du roman, sur la narration à travers les points de vue qui permet aussi d’utiliser les sens des personnages (p. 62). La question du rythme, celui du texte qui est comme le vent, est ici fondamental. Le texte doit être vu comme un flux (p. 68). L’auteur détaille aussi les trois dimensions de la vitesse (vitesse, brisure de la continuité, irruption p. 82-86) que l’on retrouve dans le roman et qui participent à la conception vitaliste que A. Damasio veut mettre en avant (et que l’on retrouve aussi dans les Furtifs : le mouvement c’est la Vie). Ainsi, à l’origine il y avait la vitesse, le purvent. « Puis le monde décélera » (p. 91). A. St, Epondyle explique l’utilisation que fait A. Damasio du concept deleuzo-guattarien de ritournelle, qui dans le monde de la Horde évite la dispersion du mouvement. C’est, et c’est très bien amené par l’auteur, ce que montre la première page du roman, avec cinq fois le même paragraphe avec de plus en plus de lettres visibles à chaque itération (passant de 0 à 195 caractères, formant des combinaisons de mots) : un pur bijou. Ce qui amène au choix de l’immanence contre la transcendance qui est fait dans le roman : il n’y a pas d’après-monde et les forces à mobiliser sont déjà en soi : « il n’y a rien d’autre que la matière » (p. 103). Avec un côté du coup très anti-chrétien (p. 140).

La seconde partie a pour thème la vie. Il est rappelé au lecteur que le vif, cette vitesse qui est en chacun, a une matérialité (p. 109), à rapprocher du néphesh hébreu (p. 113). Et la représentation la plus parfaite, c’est Caracole le chrone, fait de vent spirituel. Ainsi, être en vie, c’est être en mouvement (mais c’est déjà la définition de la vie dans le Dictionnaire de l’Académie française, cinquième édition de 1798, p. 737, mouvement et sensations …). Les hordiers sont ainsi plus vivants que les abrités. Mais les hordiers sont aussi liés entre eux, et forment donc un personnage. A. St. Epondyle fait ici intervenir Nietzsche et ses trois métamorphoses de l’être (chameau, lion, enfant), cité explicitement dans le roman (p. 154, p. 188 dans le roman) et qui débouche par un passage de « tu dois » à « je veux » pour arriver à « je créé ». Ce sont ces métamorphoses que l’on retrouve dans le roman au niveau des personnages, mais seuls quatre de ces personnages survivent à la troisième métamorphose.

Le concept suivant est celui d’effort, qu’il soit individuel ou collectif, lui aussi lié au sens de la vie, avant que l’auteur ne revienne sur le destin des personnages face à la neuvième forme du vent. La conclusion réaffirme enfin que le but du roman est la remise en mouvement, pour faire sortir l’humanité du ralentissement qui enferme dans la réaction.

Cette conclusion ne clôt pas pour autant le livre. S’y ajoute en effet après des références bibliographiques, un entretien avec deux artistes qui créèrent la performance HORDE en 2017 (Compagnie IF), avec le dessinateur de l’adaptation du roman en bande-dessinée Eric Henninot et pour finir avec Camille Archambeaud, créatrice de la pièce de théâtre Vivergence, là encore inspirée du roman. Trois entretiens qui permettent d’en savoir plus sur trois adaptations très différentes du roman, au travers de trois modes d’expression : musique, bande-dessinée et théâtre. Un index des œuvres ou projets inachevés inspirés par la Horde du Contrevent achève le volume (et où l’auteur compte son propre livre p. 241 …).

Nous nous attendions à avoir affaire avec de la haute volée au vu du matériau de départ, et nous ne fûmes pas déçus. L’auteur fait montre d’une très grande maîtrise du sujet et a bénéficié de l’accès aux notes préparatoires de A. Damasio, ce qui a pu lui confirmer certaines intuitions. Pour ceux qui ont fait plus attention à la forme qu’à l’arrière-fond, ce livre révèle bon nombre de mécanismes qui agissent en soubassement du texte (qui n’étaient pas cachés et qui concernent aussi d’autres œuvres d’A. Damasio). Ainsi par exemple, il ne nous était pas apparu que A. Damasio voulait faire coïncider le signifiant et le signifié (p. 71), l’importance des sensations dans le roman, que la phrase c’est le vent (p. 78-79), que l’ouverture du roman est une genèse (p. 103). Mais si nous avions relu le roman avant de lire l’analyse, nous aurions sans doute été bien mieux préparé …

Une lecture à l’aridité maîtrisée, avec une foule de concepts philosophiques à l’insertion expliquée et des notes infrapaginales qui étaient obligatoires. Une réussite, un appoint précieux au roman.

(c’est pas un mal d’écrire néphesh en hébreu, mais il faut aussi l’écrire à l’endroit p. 113 …7,5/8)

L’imposture américaine

Splendeur et misère de l’Oncle Sam
Essai de de psycho-politique étatsunienne de Jean-Philippe Immarigeon.

Portrait au charbon.

La suite de American parano est plus courte et complète ce volume trois ans après, en 2009.

L’avant-propos narre avec férocité l’allégresse générale qui a saisi la presse française avec l’élection de Barack Obama. L’auteur y voit l’arrivée au pouvoir d’un nouveau Gorbatcheff, rien de moins. Mais, comme de juste et d’usage, avec quelques arguments, comme celui de vouloir corriger les inégalités inscrites dans l’ADN étatsunien depuis 1776 (p. 13). Le premier chapitre commence avec l’intervention russe en Géorgie à l’été 2008, analysée comme le point de bascule de la puissance étatsunienne, incapable et/ou sans envie de venir aider la Géorgie (qui a cru à l’aide étatsunienne comme la Convention dans le traité d’alliance de 1778, p.23). Puis l’on passe aux changements dans la continuité de B. Obama en Irak et en Afghanistan, avant que toute la fin du chapitre soit une longue charge contre le libéralisme. Le second chapitre poursuit, dans un développement assez demandant, sur l’influence du cartésianisme conjugué au libéralisme aux Etats-Unis, dans une société d’égaux sans liberté (ce qui est assez contre-intuitif …). L’auteur en profite pour comparer avec les principes de Rousseau (Le contrat social), qu’il juge très éloignés de ceux mis en œuvre aux Etats-Unis. Pour le Genevois, la loi est l’expression de la majorité, pas un donné de toute éternité dans les affaires humaines (p.79). S’en suit un peu de droit constitutionnel comparé, de manière très claire.

Le troisième chapitre explore la relation des Etats-Unis au machinisme, son influence sur la science et ses conséquences dans le domaine militaire. Enfin, le quatrième et dernier chapitre fait un peu de prospective en essayant de définir la crise qui attend les Etats-Unis. F. Fukuyama y prend pour son grade (il est aussi devenu un bouc émissaire commode en tous lieux) et les discours de B. Obama son aussi scrutés à la loupe. Sa volonté de corriger certaines inégalités sur lesquelles sont fondées les Etats-Unis, est-ce seulement réalisable (p. 141), se questionne l’auteur ?

On trouve dans ce livre sûrement des chapitres qui n’avaient pas trouvé de place dans American parano, mais avec en plus une actualisation avec B. Obama et N. Sarkozy (sujet d’un autre livre de l’auteur).  Le style d’écriture a lui aussi changé, avec un lecteur interpellé bien plus directement, mais avec toujours autant de petites phrases bien senties. Comme dans son prédécesseur, il y a de petites pépites, comme la double légitimation étatsunienne, religieuse et scientifique (p. 64), mais aussi hélas quelques simplismes (sur la campagne de Géorgie p. 17, les drones chez les Talibans p. 29, A. Smith p. 71, entre autres). On peut aussi grandement s’éloigner du sujet dans le passage sur le machinisme et la science (p. 96-106) sans que cela apporte vraiment quelque chose. C’est très loin d’être mauvais mais il nous reste l’impression que ces 160 pages de texte n’auraient pas vu le jour sans American parano. Peut-être est-il sorti trop tôt aussi, sans recul sur le mandat Obama. Les simplismes et une recherche peut-être trop effrénée de la formule-choc amoindrissent malheureusement cet ouvrage.

(le Seigneur des Anneaux n’est toujours pas revenu en odeur de sainteté, malgré les années …5,5/6)

Urban Legends

Civic Identity and the Classical Past in Northern Italy. 1250-1350.
Essai d’histoire médiévale nord-italienne de Carrie Beneš.

Comme l’épigraphe de ce chapitre le suggère, ces traductions sont à but légal, moral ou historique comme pour l’amusement. Elles cherchent à rendre le passé classique plus accessible parce qu’il était pertinent pour le vécu concret, non parce qu’il était drôle ou intrinsèquement supérieur. p. 156

Une légende faite sienne.

Dans le panier de crabes de la politique italienne du Moyen-Age central, où tous types de pouvoirs féodaux se confrontent, on ne se contente pas des mercenaires, des statuts et privilèges octroyés par l’empereur ou le pape, des assassinats et des alliances de revers mais on veut aussi s’affirmer et démontrer son bon droit et sa prééminence au travers de fondateurs illustres et, surtout, anciens. Mais pour présenter aux autres un récit cohérent et intimidant, il faut avoir les ressources intellectuelles pour élaborer ce dernier. Et donc avoir sous la main ou à proximité des spécialistes de l’histoire ancienne, c’est-à-dire romaine, avec des artistes ou des poètes pour la mise en forme.

Parmi tous ces pouvoirs, l’auteur a fait le choix de se limiter à quelques communes (dont l’émergence est souvent récente) du nord de l’Italie : Padoue, Sienne, Gênes et Pérouse. Mais avant cela, il y a une introduction présentant l’objet de l’ouvrage puis un premier chapitre ayant pour objet la redécouverte du passé romain en Italie. Ainsi, au tout début du XIVe siècle, un auteur florentin qualifie sa ville de « fille et créature de Rome », une ville qui monte pendant que sa génitrice décline (p. 15). Dante parlait à l’identique de la même Florence (mariant Fiesole, Troie et Rome).  Il illustrait les trois manières possibles pour une ville de se rapprocher de l’Urbs, référence ultime même sans la papauté déplacée à Avignon : directement fondée par Rome, fondée parallèlement à Rome (par un Troyen par exemple) ou être d’une fondation plus ancienne que la Ville Eternelle.

C’est bien sûr ce qui se passe aussi pour nos quatre exemples à venir : Padoue est fondée par Antênor, Gênes par le prince troyen Janus, Pérouse par le Troyen (ou le Grec) Eulistes et Sienne par les deux fils jumeaux de Rémus. Parmi les villes qui se disent fondées par des Grecs (malgré le fort penchant pour Troie des sources romaines), on peut compter Pise, fondée par Pélops. Un auteur pisan raconte même que les Pisans aidèrent les Achéens devant Troie (p. 19). Milan prétend aussi antidater Rome, sous le nom de Subria. De manière générale, de nombreuses villes revendiquent être la première ville fondée en Italie (un parallèle avec la ville biblique de Caïn, en Genèse 4, 17) : Fiesole, Ravenne, Gênes au travers d’un autre Janus … A ces histoires sont associées des lieux ou des monuments, comme à Rimini, où l’on remplace au XVe siècle une stèle plus ancienne commémorant le discours de Jules César après le passage du Rubicon (p. 24). A chaque fois, il y a un but double à ces fondations mythique : un regain de gloire municipale mais aussi un véhicule pour l’unité des bourgeois renvoyés à une origine commune (p. 35).

Le second chapitre inaugure la partie des études particulières avec la ville de Padoue. Ces études sont toujours conduites selon le même schéma : une carte ouvre le chapitre, puis suis une contextualisation (naissance de la commune, autres seigneuries d’importance aux frontières, développement de la ville, fonctionnement etc.), comment la commune adopte officiellement l’histoire fondatrice et quelles sont les manifestations physiques que cela engendre, avec quelles intentions et quels moyens. Dans le cas de Padoue, on fait appel à Virgile et Tite -Live pour les sources (p. 44) et cela se matérialise dans la reconstruction de la tombe d’Antênor à côté de la cathédrale en 1283 après avoir fait graver sur une porte de la ville un poème sur Antênor dès 1210. Un cercle préhumaniste est à l’origine de la rénovation de la tombe, comprenant une très forte représentation de professions juridiques.

A Gênes (troisième chapitre), c’est le célébrissime Jacques de Voragine, archevêque, qui prend les choses en main. Il agrège trois différentes histoires (se basant sur Isidore de Séville, Paul Diacre, Solinus, Jacopo Doria etc.), chacune ayant un Janus comme héros, pour les fondre en une seule (p. 76) : un Janus vient de Terre Sainte régner en Italie à partir de Gênes juste après le Déluge, un second Janus vient de Troie et un dernier d’Epire et sera divinisé par les Romains. Ainsi, l’un fonde, l’autre agrandit et embellit et le dernier est vénéré des Romains (sous la république, ce qui n’est pas sans importance). Toutes les cases sont cochées. Aux textes s’ajoute une monumentalisation dans la cathédrale de Gênes.

Le chapitre suivant s’attaque à Sienne. Cette dernière a la particularité de mettre en scène deux jumeaux allaités par une louve, ce qui peut paraître un honteux plagiat mais qui ne l’est pourtant pas, puisque l’emblème de Rome à ce moment-là est le lion (ce que l’auteur ne semble pas dire dans ce livre). Mais ces deux enfants ne sont pas Romulus et Rémus mais Aschius et Senius, fils de Rémus. On retrouve ainsi la louve en sculpture sur la Porte Romaine et sur le Palais Public (la mairie) mais aussi divers loups vivants logés dans ce même palais. Des peintures dans le palais reprennent ce motif, tout comme le SPQR romain.

Pour ce qui est de Pérouse, le besoin d’un aqueduc (parmi d’autres projets édilitaires) permet de faire construire entre la cathédrale et le palais public (deux bâtiments mis au goût du jour à la toute fin du XIIIe siècle) une fontaine monumentale. C’est là qu’intervient Eulistes, un roi étrusque, mentionné dans le commentaire de l’Enéide par Servius (p. 121). La nouvelle fontaine, bâtie en 1278 sur la place principale de Pérouse, lui rend hommage en le plaçant parmi les douze statues qui la scandent. Les Pisano père et fils sont responsable de la partie artistique du projet. La littérature vient ensuite, avec la commande par la commune à Boniface de Vérone d’un poème sur le fondateur, suivie d’une version en prose une fois l’œuvre acceptée.

Le dernier chapitre du livre explore plus en profondeur la relation entre connaissance du monde classique et service de la commune. Plusieurs types de personnes sont impliquées dans l’utilisation des sources antiques pour célébrer des fondateurs et utiliser leur aura. Il y a ainsi ceux qui commanditent et ceux qui exécutent, ceux qui maîtrisent le latin et ceux qui n’ont pas cette éducation, le tout dans des réseaux de toutes sortes (familiaux, professionnels, religieux, de patronage) qui voient circuler les idées dans toute l’Italie et au-delà. L’élite éduquée, celles de ceux passés par les universités parle avec la bourgeoisie des guildes, riche mais ne pouvant lire que des traductions, tout en étant dans le même bain de traditions orales que toute la population de la commune. Un processus bidirectionnel (p. 154) se met donc en place, permettant la participation de chacun aux rituels communaux, promouvant une identité civique.

La conclusion revient sur le concept de conscience historique : les Italiens du XIIIe siècle ont bien à l’esprit que l’histoire de Rome est la leur. Difficile de l’oublier, tant les pierres le rappelaient à tout bout de champs. Les communes, qui doivent gérer leurs affaires dans un monde très concurrentiel, cherchent des modèles et ceux de la Rome républicaine ont montré leur efficacité.

L’ouvrage est complété par un répertoire biographique très utile (tous les gens cités ne sont pas connus et leurs liens connus que des spécialistes), les notes (du très sérieux), la bibliographie et un index.

Ouvrage très intéressant et creusant admirablement ses exemples, on ne peut que regretter qu’il ne prenne que ces quatre exemples et qu’il n’élargisse pas à d’autres types de pouvoir (cela existe ailleurs). On sent que c’est pleinement dans les cordes de l’auteur, quand on voit comment, en plus des innombrables exemples ne touchant pas aux quatre cités, sont traités les cas de réfutations de prétentions par des cités rivales. Comme celui-ci le dit très clairement (p. 4), l’appropriation du passé antique par les cités-Etat italiennes atteste d’un intérêt bien plus large pour l’Antiquité qu’il est généralement perçu pour cette période. Et cet intérêt classicisant dans un environnement municipal complète le christianisme avec intelligence (p. 164). Mais parmi cette excellence et cette maîtrise de tous les instants (y compris au niveau de la forme), apparaît étrangement l’étonnante remarque que les républiques médiévales ne sont pas démocratiques au sens du XXIe siècle (p. 152) … Qui n’a jamais prétendu que république et démocratie sont des synonymes ?

Quelques graphiques des réseaux auraient été un plus, avec l’accumulation de noms et la bougeotte qui caractérise certains artistes et les exils d’autres. Mais le livre se dévore.

(Pise dans le Sud de la Toscane p. 19 ? …8)

Cookie monster

Roman de science-fiction de Vernor Vinge.

Ne pas mettre le doigt dans l’engrenage !

Dixie Mae a démarré il y a six jours au service clientèle de LotsaTech, la nouvelle très grosse boîte de la Silicon Valley. C’est même son premier jour au contact de la clientèle. Elle espère que ce sera le début d’une période plus stable dans une vie professionnelle pour l’instant assez chaotique. Tout se passe plutôt bien dans son box, entourée de ses collègues, quand elle reçoit un courriel qui ne peut être qu’une très mauvaise blague. Et les détails intimes qu’il contient mettent Dixie Mae hors d’elle. Qui a pu oser ? Un de ses collègues ? Aucun ne peut savoir cela. Quelqu’un d’autre sur ce campus ? Tant pis si la pause déjeuner y passe, le plaisantin va prendre cher.

Roman de moins de 100 pages, il mérite son qualificatif de court (« roman court » est le descriptif de l’éditeur et la catégorie dans laquelle il a gagné deux prix prestigieux, mais c’est une nouvelle en fait). Mais il ne faut pas prendre cette caractéristique comme un synonyme d’inabouti ou de bâclé. Le roman, malgré ou à cause de son côté hard-science très prononcé (l’auteur a enseigné l’informatique à l’université), n’a aucune peine à mettre le lecteur au cœur de l’action et des préoccupations des personnages. L’auteur parvient ainsi sans effort à faire réfléchir le lecteur aux conséquences de ce qu’apprennent les personnages, dans un monde qui diffère très peu du notre (sauf peut-être le choc de l’Empire State Building à Los Angeles p. 65 ?). Il y a au moins deux références au Magicien d’Oz (p. 43 et 62), sans que nous en ayons vraiment compris le sens, s’il y en a un. L’auteur se cite aussi p. 56, parmi d’autres auteurs étatsuniens de science-fiction qui semblent avoir un rapport avec l’histoire. Mais le but ne semble pas d’être clair dans ce passage … Ça l’est un peu plus mais pas totalement avec un autre auteur accompagné d’une citation p. 62. Mais aller plus loin serait dévoiler bien trop de l’histoire …

Un bon moment de lecture, avec un moment délicieux de bascule où héroïne et lecteur perdent pied. Très glaçant, aussi …

(un rêve de professeur, faire travailler des gens à la correction de copies p. 67 … 8,5)

American parano

Pourquoi la vieille Amérique va perdre sa guerre contre le reste du monde
Essai de caractérisation des Etats-Unis dans leur relation au monde par Jean-Philippe Immarigeon.

Sans la voix d’Ozzy.

Entre 2001 et 2003, les Etats-Unis surprenaient le monde par leur réaction à l’acte terroriste du 11 septembre. Premièrement, ils déclaraient une « guerre à la terreur », plongeant dans un manichéisme strict et peu réaliste du type « avec nous ou contre nous ». L’Afghanistan, qui donnait refuge aux dirigeants d’Al Qaïda, était bombardé et envahi. Puis, en 2003, démarrait l’invasion de l’Irak. A chaque fois, un déluge de feu et une action rapide mettait à bas gouvernements et forces armées officielles mais un contrôle du terrain très problématique s’ensuivait, avec le refus des populations locales que l’on fasse leur bonheur contre leur volonté. Effet collatéral, la France ayant refusé de s’associer à la guerre en Irak (les armes de destruction massive – terme impropre par ailleurs – n’étant ni produites ni en possession du régime baathiste irakien comme le prouvait la suite), elle est la cible de campagnes de presse extrêmement violentes qui surprirent de ce côté-ci de l’Atlantique. C’est le pourquoi de ces attaques, leur soubassement idéologique, qu’explore ici J.-P. Immarigeon dans un livre paru en 2006.

Comme A. de Tocqueville va beaucoup nous accompagner dans ce livre, il est l’objet principal du premier chapitre. L’auteur analyse et critique les écrits de Tocqueville (l’égalité avant la liberté aux Etats-Unis ? p. 19). Le second chapitre s’attaque au mythe du pays neuf, sans histoire, sorti de rien en 1776. Même ceux qui en 1620 débarquent du Mayflower ont une histoire, en arrivant dans un pays neuf, et une pensée qui est avant tout un refus de l’Europe. Pour l’auteur, c’est de cet idéalisme piétiste que naît cette vision du monde étatsunienne simplifiant tout (p. 40) et ignorant beaucoup. Et Tocqueville n’est pas toujours dans la sympathie : « Ainsi ils nient ce qu’ils ne peuvent comprendre » rappelle l’auteur.

J.-P. Immarigeon passe ensuite à la place de la religion aux Etats-Unis. Comme le laissait supposer le chapitre précédent, la place de cette dernière ne peut pas y être petite. L’auteur n’y va pas par quatre chemins : les Etats-Unis sont une théocratie (p. 60). La cause du départ des Pères Pèlerins, c’est qu’en Europe la loi des Hommes commence à supplanter la loi de Dieu (p. 69). Le quatrième chapitre reste dans la thématique religieuse mais l’aborde en revanche du côté du panthéisme que l’auteur veut voir dans la recherche étatsunienne d’une loi universelle, alliée au scientisme et à la prédestination calviniste. Pour l’auteur, il y a forcément déni de l’altérité porteuse de vérité (p. 78). Le chapitre compare aussi brièvement les deux acceptions, étatsunienne (1783) et française (1791), de la démocratie et les déclare opposées : on ne pourrait faire nul choix politique majeur dans l’interprétation étatsunienne. Le despotisme éclairé (p. 92).

Le cinquième chapitre revient ensuite sur le 11 septembre et ses suites. Il rappelle le débat sur la torture, envisagée sérieusement dans de nombreux éditoriaux. La détention arbitraire et indéfinie n’est pas plus un problème (à Guantanamo). Et toujours sans modification de la constitution de 1787. Naturellement, on glisse vers la censure (chapitre suivant), qui pour l’auteur est exercée par la majorité aux Etats-Unis en utilisant l’ostracisme (p. 120). Toujours explorant les conséquences de 2001, l’auteur s’attache ensuite à expliquer le soutien des intellectuels à la guerre en Irak mais aussi cet atavisme anti-Français qui épisodiquement prend les Etatsuniens (dès avant l’indépendance). Ensuite, dans un huitième chapitre, J.-P. Immarigeon veut faire la part des choses entre empire universel et Etat barricadé refusant les charges de l’empire. Il reprend la formule de Niall Ferguson, « l’empire dénié » (auteur d’un très bon Empire, d’un moins bon Colossus, mais qui n’est pas toujours tendre avec les Etats-Unis, p. 159).

Le neuvième chapitre quant à lui s’intéresse à la conduite de la guerre en Irak, marquée par le technicisme mais aussi une très grande incompréhension de la manière de faire des ennemis. Et si en plus on ne comprend pas un traître mot de ce qu’ils disent … Enfin dans un dernier chapitre, l’auteur envisage les évolutions de la relation transatlantique, en y voyant une inexorable et lente dégradation. Se détacher enfin de l’Europe nous dit l’auteur, une sorte de parricide (p. 226).

Une postface en forme de conclusion récapitulative et les notes complètent cet ouvrage de 230 pages de texte.

Pour le moins, ce livre est stimulant. Il va très loin dans l’analyse, avec parfois des passages assez durs à suivre quand on s’aventure dans la philosophie mais l’auteur est un très bon connaisseur du pays (et de Tocqueville, bien entendu). La lecture en est agréable, tonique, et, si tous les arguments avancés n’ont pas le même poids, ce dernier n’est jamais nul. On peut discuter de la notion de féodalisme appliquée aux Etats-Unis (p.72 par exemple, qu’il faut nous croyons comprendre comme une société de statuts). J.-P. Immarigeon n’échappe pas, de temps à autres, à certains simplismes (sur la barbarie du cinéma étatsunien et de la Guerre des Etoiles en particulier p. 211). De manière générale, sa connaissance des jeux vidéo nous semble très faible (p. 219) et ses jugements cinématographiques (en relation avec la psyché étatsunienne) sont beaucoup trop rapides. Que vient faire le Seigneur des Anneaux dans le puritanisme ? De même, il y a une sorte d’indécision (ou de grand mélange) à vouloir placer les Etatsuniens comme marqués (et encore guidés) par la prédestination calviniste tout en étant le fruit de la théologie luthérienne (p. 224). Le versant juriste de l’auteur se marie à ses autres talents pour nous livrer un portrait aux forts contrastes, et où, parfois, se glisse encore un peu d’admiration. Nous ne reviendrons pas sur l’utilisation, toujours imprécise, du mot « Amérique » dans tous le livre (mais une demande de l’éditeur n’est pas forcément à exclure).

Nous verrons si la suite, L’imposture américaine, est de la même veine.

(si, comme à la p. 81, ce n’est pas le peuple le souverain mais la constitution, cela éclaire sous un autre jour les théories habermassiennes sur le patriotisme constitutionnel et son origine … 8)

La guerre ne fait que commencer

Essai de criminologie terroriste de Alain Bauer et Xavier Raufer.

Démarre bien …

La conflagration du 11 septembre 2001 a mis en lumière de manière impromptue des spécialistes de l’Afghanistan mais a aussi permis aux experts en sécurité, journalistes ou chercheurs, d’écrire quelques livres. Et c’est le cas ici. Publié en janvier 2002, cet ouvrage (qui nous est tombé dessus par hasard) veut faire le point sur l’attentat qui a fait connaître Al Qaïda et Ben Laden dans tout le monde connu ainsi que les conséquences politiques et économiques. Dix-huit ans après, que reste-t-il de ce livre ?

Dix chapitres pour 300 pages de texte sans illustrations, ce livre s’achève par une page et demie de bibliographie. Le prologue dresse le tableau d’une augmentation de la criminalité en France dans les années 90 et le changement pour le terrorisme qu’a été la fin du Bloc soviétique (la base arrière de nombreux groupes type Rote Armée Fraktion). De manière très succincte, le déroulé du 11 septembre est rappelé à un lecteur qui ne devait pas avoir oublié grand-chose quatre mois après les faits. Puis les deux premiers chapitres listent les conséquences économiques à court terme, le troisième chapitre s’essaie à déterminer les manquements des services de renseignement (fascination technique, bureaucratie). Le chapitre suivant mettre en opposition les Etats-Unis d’Amérique et Al Qaïda avant que les auteurs ne donnent plus de détails sur les réseaux de recrutement de Al Qaïda, sur certains de ses cadres et sur des groupes salafistes-jihadistes dans la proximité d’Al Qaïda. Le sixième chapitre essaie de caractériser le nouveau terrorisme, qui serait urbain, « low-tech », fluide, hybride et en essaim. Le chapitre suivant veut avancer vers des solutions : protéger les grands groupes mondialisés, comprendre les flux financiers, avec méthode. La France est l’objet plus spécifique du huitième chapitre, mais où il est question surtout de délinquance. Le chapitre suivant est une chronologie mondiale, allant de février 1998 à novembre 2001. Le dernier chapitre rassemble quelques thèmes épars, sans chercher à être une conclusion : les « loups solitaires », la « bombe sale » à matériel nucléaire, les Etats faillis (qui doivent être remis en marche p. 303 dans une optique néo-conservatrice), etc.

Ce qui choque en premier lieu c’est que ce livre est tout de même écrit comme un mauvais billet de courses. Et comme il fallait sortir ce livre au plus vite, il n’y a pas eu vraiment de relecture. Mais le vice initial, c’est la non-différenciation entre terrorisme et criminalité (p. 35 par exemple). Non qu’il puisse y avoir continuité ou liens, mais comme il n’y a pas vraiment de définition du terrorisme, tout ne peut être qu’agrégat. Et du coup on passe à côté d’une différence fondamentale (qui peut varier dans le temps et dans l’espace par ailleurs) : le combat contre le crime est éternel et adialectique, avec le terrorisme on est dans la politique, qui n’exclut donc pas le dialogue (sans pour autant qu’il ait automatiquement lieu).
C’est aussi l’occasion de coller plein de choses au thème premier, surtout si cela permet de retomber sur des sujets plus maîtrisés, comme la délinquance urbaine. On a un livre sur le 11 septembre qui ne parle pas du Bureau des Services ni ne dit pourquoi ils en sont venus à commettre un acte terroriste aux Etats-Unis. Le côté anarchiste d’Al Qaïda est plus que surévalué (p. 103).

Et comme les deux auteurs adorent les formules percutantes, on tombe vite dans l’absence de subtilité. Le passage sur les wargames allie méconnaissance et mauvaise foi, dans le seul but de montrer que les services de renseignements étatsuniens sont déconnectés du réel (p. 70). Les traductions sont inconstantes (p. 118 en regard de la p. 117 …), tout comme les translittérations. Les biographies n’ont pas toutes été vérifiées :  un saoudien, ancien d’Afghanistan, qui a 27 ans en 2001 et donc 15 en 1989 à la fin de la guerre (p. 141), c’est peu probable. Surtout que la date de naissance donnée est fausse et que la personne en question … ne ferait peut-être même pas partie d’d’Al Qaïda. La nouveauté de la guerre contre des entités non étatiques (p. 175) est elle aussi très relative … mais toute cette page est une négation de Thucydide.

Mais le plus énervent pour la fin : l’usage immodéré, à toutes les sauces, du nom « protoplasme » pour qualifier d’Al Qaïda, de l’adjectif « lo-tech » et du nom « bombes humaines » pour ceux qui détournèrent les quatre avions du 11 septembre, qui justement n’avaient pas de bombes …

Et comme les conséquences tant en termes de victimes qu’économiques et politiques annoncées en début d’ouvrage ont été bien révisées depuis, ce livre a donc très mal vieilli.

(le livre se contredit p. 193 … 4)

John Howe Artbook

Livre d’art sur l’œuvre de John Howe par Chrystelle Camus et John Howe.

Ca vole très haut.

John Howe est incontestablement l’un des artistes contemporains qui a le plus influencé l’imaginaire collectif grâce à son travail à la direction artistique de la trilogie du Seigneur des Anneaux filmée par Peter Jackson (en tandem avec un autre monstre très influent lui aussi, Alan Lee). Mais cette trilogie n’a fait que multiplier le nombre de personnes réceptives à sa production, puisqu’il compte de très nombreux fans depuis les années 80.

Ce livre nous propose donc, dans une réédition augmentée de celui de 2004, de voir rassemblées quelques reproductions de ses œuvres les plus emblématiques (ce n’est hélas pas un catalogue complet, mais il semble que l’artiste s’y refuserait), tant dans le monde établit par J. R. R.Tolkien que dans d’autres domaines de l’imaginaire. Passé la préface (vivante, honnête et plaisante) de Viggo Mortensen, on rentre dans le vif du sujet avec le récit des années de jeunesse canadienne de l’artiste (né en 1957), sa rencontre avec les littératures de l’imaginaire (par l’intermédiaire des couvertures et du calendrier Tolkien), sa passion précoce pour le dessin. Puis viennent les années d’apprentissage, notamment à l’Ecole des Arts Décoratifs de Strasbourg. Il dit ne plus se souvenir par quel miracle il obtint à la fin des années 70 un passe-partout de la cathédrale de Strasbourg, mais cette clef aura sur son œuvre une influence déterminante. Viennent les premières commandes et au mitan des années 80, sa carrière est déjà bien lancée. Il est régulièrement dans le calendrier Tolkien, parfois pour plusieurs mois et en couverture. Peter Jackson fait appel à lui à la fin des années 90 comme dit plus haut pour son projet cinématographique et il participera aussi de la même façon au Hobbit.

Après la partie biographique, le lecteur poursuit au sein de plusieurs galeries : La Table Ronde, les mythologies, le monde végétal, la nature symbolique, les écailles et le métal, la bataille, la mort, la Terre du Milieu, les autres œuvres de fantasy (comme le Cycle de l’Assassin Royal de Robin Hobb mais aussi Conan, Beowulf et Shan Guo), la cathédrale de Strasbourg, sa participation au projet cinématographique Mortal Engines, les dragons, les corbeaux et d’autres œuvres plus énigmatiques. Le livre se conclut sur quelques croquis. A chaque fois, les peintures sont rapidement commentées, sur un ton parfois léger et souvent anecdotique.

On apprend pas mal de choses : des vols d’originaux (dont sa peinture la plus connue, Gandalf the Grey) des accidents lors d’un passage au scanner, des intitulés laconiques de commandes etc., en plus d’avoir la chance d’un peu connaître l’envers du décor de la création artistique contemporaine. On peut discuter du choix des polices mais les reproductions sont superbes et les pages ajoutées lors de la seconde édition couvrent la période 2004-2017 (mais sans rien sur la trilogie cinématographique du Hobbit par contre). On peut regretter que les œuvres reproduites dans la partie bibliographie ne bénéficient pas des mêmes informations que celles dans les galeries (ni titre, ni année, comme hélas encore certaines couvertures reproduites dans les galeries). Il aurait été intéressant d’en savoir plus sur la conservation des œuvres originales ainsi que leurs dimensions, mais aussi d’avoir une chronologie des expositions à défaut d’avoir une chronologie des œuvres (qui aurait pu renseigner sur la répartition chronologique des thèmes). Mais bon, avec presque 230 illustrations, on va s’occuper de ce qu’il y a déjà dans ce livre avant de rêver à des approches plus scientifiques.

On passe donc d’excellents moments avec ce très beau livre, en espérant une troisième édition réaugmentée dans quelques années !

(faire de la reconstitution historique tardomédiévale ciblée aide à dessiner des armures réalistes … 8,5)

Prisoners of Geography

Essai de vulgarisation géopolitique de Tim Marshall.

Des continents de mots.

Le titre peut laisser penser (et cela dure une bonne partie du livre tout de même …) que tout est décidé une fois pour toute par la géographie dans les relations entre groupes humains, que ces derniers ne peuvent avoir de volonté et que leurs décisions politiques n’auraient aucune conséquence. Mais une fois dépassé ce titre qui ne rend pas justice au contenu, ce livre se révèle être un bon livre de vulgarisation qui ne vise pas à l’exhaustivité mais balaie de manière large, jusqu’à des thèmes que l’on ne peut pas qualifier d’inédits mais qui ne semblent pas toujours évidents. Mais l’objectif nous semble clair : il ne faut pas oublier la géographie dans la géopolitique, qui ne peut pas être annihilée par le second terme.

L’auteur, journaliste spécialisée dans les questions internationales depuis plusieurs décennies, propose dix thèmes pour autant de chapitres. Les trois premiers sont des pays : Russie, Chine et Etats-Unis. Les suivants sont des zones regroupant plusieurs pays : Europe de l’Ouest, Afrique, Moyen-Orient, Inde et Pakistan, Corée et Japon, Amérique latine et, enfin, l’Arctique. Fatalement, on ne peut pas traiter la géopolitique de la Russie comme on analyse celle d’un continent aussi immense et divers que l’Afrique …

Commençons par les points positifs. T. Marshall n’est pas du genre à masquer son avis, et il peut allier cela à un peu d’humour qui rend son propos intelligible et agréable (p. 171 par exemple). Il est très synthétique sur la Mésopotamie, et de manière générale, le chapitre sur le Moyen-Orient est de très haute tenue. On sent très bien l’expérience de terrain dans un livre assez chiche en références (même la bibliographie). Sa remarque sur la géographie incomprise de l’Afrique – qui prend naissance dans la projection de Mercator à partir de laquelle sont faites de nombreuses cartes – est on ne peut plus vraie (p. 118).

D’un autre côté … On a tout de même beaucoup de raccourcis, que ce soit sur la centralisation française qui aurait débutée avec Napoléon (p. 96), la nécessité de la Manche pour l’accès de la France à la mer (p. 108), la colonisation belge au Congo simplifiée au point de devenir fausse (p. 126) et le chapitre sur l’Afrique est l’occasion de passages discutables, notamment sur le Rouanda ou la question des frontières qui ont peu été modifiées depuis 1960.

Les cartes sont assez sommaires, avec finalement peu d’informations et toutes les frontières disputées n’y sont pas indiquées contrairement à ce que voudraient faire penser les légendes.

C’est un point d’entrée convenable, agréable à lire, d’une veine réaliste et où le lecteur apprendra toujours quelque chose. Mais comment faire mieux avec un sujet aussi vaste en 280 pages ?

(des Chrétiens mésopotamiens et des Chaldéens p. 162 ? … 6,5/7)

Les furtifs

Roman d’anticipation fantastique cyberpunk linguistique de Alain Damasio.

Beaucoup de mouvements très peu visibles.

Tischka, la fille de Lorca et Sahar Varèse et âgée de quatre ans, a disparu il y a maintenant deux ans. Elle s’est pour ainsi dire volatilisée : aucune trace de sortie ni d’entrée de l’appartement. Au matin, elle n’était juste … plus là. Sahar a accepté la disparition mais Lorca croit encore qu’il est possible de la retrouver. A force d’efforts et d’abnégation, il a pu intégrer une structure secrète militaire, appelée le Récif, qui a pour but de traquer et étudier des animaux presque indétectables : les furtifs. Ces furtifs se placent dans les angles morts de la vie humaine. Ils sont polymorphes, dotés de capacités hors-normes, comme la reproduction de sons artificiels et naturels. Mais surtout, pour protéger l’espèce et les rendre non étudiables s’ils seraient pris, ils se suicident en se céramifiant. Lorca pense que les furtifs sont liés à la disparition de sa fille.

Lorca fait ainsi partie d’une meute de chasseurs de furtifs, avec Agüero (l’ouvreur d’origine argentine), Saskia (ancienne oreille d’or de la Marine) et Nèr (un israélien en charge de des senseurs optiques). Leur terrain de chasse est la France de 2041, où certaines villes se sont vendues à des marques, où tout est tracé par des mégacorporations et où presque chaque citoyen vit dans la réalité virtuelle grâce à des prothèses optiques et des bagues. Les habitants sont classés dans des catégories ouvrant droit à certains services, comme pouvoir utiliser tel moyen de transport, marcher ou habiter dans telle rue ou échapper à certaines publicités. Et pourtant, les furtifs échappent à cette société panoptique. Qui sont-ils ? Peuvent-ils être domestiqués, voire même utilisés à des fins militaires ? Ou peuvent-ils être le moyen de sortir de cette société de défiance et de peur ?

Ce livre est une sorte de verre diatrète romain. Le texte est poli jusqu’à l’incandescence, les phrases sont ciselées au micron, le vocabulaire scintille, les styles jouent entre transparence et obscurité. Les furtifs, c’est le lien entre les personnages narrateurs de La Horde du Contrevent et le thème de la Zone du dehors. La typographie est ici encore une fois l’alliée du texte, et pas seulement pour indiquer de quel côté se situe la narration. La qualité stylistique de l’auteur, aujourd’hui pleinement reconnue, est mise au service d’une histoire très bien construite et dont les visées politiques avaient conduit l’auteur à être invité pour la promotion de son livre dans des médias nationaux (chose inimaginable il y a quelques années). Mais surtout, le style (c’est un feu d’artifice de 680 pages) n’assèche pas le roman, avec des émotions qui sont transmises brutes au lecteur. Il y a des mélanges joie/tristesse qui sont poignants (exemple p. 282) et on sent l’influence que doit avoir eu la vie de l’auteur sur ce roman.

L’auteur nous décrit un monde dérangeant, non seulement par ce que la surveillance est constante mais surtout parce qu’il ne semble pas être au bord de la révolte. Même un évènement, qui dans les préquelles de Dune lance le Jihad Butlérien, n’a ici presque aucun effet sur la société (nous ne voulons pas ici tout dévoiler …). Et parler de Dune ici fait sens, avec les quelques références qu’il y a dans le livre (p. 172, Mme Wallach). Mais Tolkien l’est aussi (sur un ton un peu moqueur à propos des anneaux p. 305).

Comme dans ses textes précédents, l’auteur nous gratifie de néologismes incroyables (une proferrante est une prof mobile à la voix qui porte ou encore Mme Cloud p. 681) ou d’expressions détournées et jouissives (Hacker vaillant, rien d’impossible p. 520). Mais là encore, tout dévoiler ici …
Quelques points qui ne seraient pas du domaine de l’excellence ? On voit bien que l’auteur n’est pas bon connaisseur de la chose militaire, et il y a un peu l’impression que la spiritualité n’a une valeur que si elle est exotique. De même, un sociologue qui croit au don gratuit (p. 178) …

Il y aurait encore tant de choses à dire sur ce livre … mais il vaut mieux le voir par soi-même.

Musique des sphères, vieux rêve grec de contrôle, syndrome de la Gorgone, dilemme d’Orphée, Marseille est une fondation grecque !

(avec ce livre, A. Damasio a voulu créer un furtif comme il le fait dire explicitement p. 677 …9,5)