L’œuvre complet.
Essai d’histoire de l’art de Sebastian Schütze.
Après de trop nombreuses années d’attente, nous avons enfin ouvert, l’envie aux lèvres et le cœur prêt à être abreuvé, ce livre de Sebastian Schütze (Université de Vienne) décrivant l’œuvre complet de Caravage. Et nous ne fûmes pas déçu.
Déjà, parce que la qualité des photographies est en relation avec le poids de ce livre grand format. Ensuite, parce que ce livre est le fruit de connaissances très approfondies, non seulement dans le domaine de la peinture italienne de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe, mais dans tout ce qui tourne autour : marché de l’art en Europe (aujourd’hui et à l’époque moderne), production musicale et littéraire, théologie, histoire de l’Eglise etc.
S. Schütze conduit le lecteur au travers de la carrière météoritique du grand peintre lombard (et des presque 300 pages du livre), de ses premières œuvres au sein de l’atelier du Cavalier d’Arpin à Rome (après un apprentissage chez Simone Peterzano dans sa ville natale de Milan), jusqu’à sa mort à Porto Ercole sur le Monte Argentino à l’âge de 38 ans.
Né en 1571 à Milan, sa carrière se lance en 1593 avec un autoportrait en Bacchus. Et il a vite fait de se faire remarquer par d’influents mécènes romains, parmi lesquels le cardinal Del Monte et on lui confie des commandes publiques. Mais Caravage ne vit pas une vie rangée et une bagarre qui finit avec la mort d’un adversaire l’oblige à fuir Rome en 1606. D’abord réfugié dans le Latium, protégé par les Colonna, il gagne ensuite Naples. Sur place, sa gloire l’a précédé et des commandes lui sont faites. Dans l’objectif d’obtenir le pardon du pape et de pouvoir retourner à Rome, Caravage part pour Malte où il est fait chevalier de l’Ordre de St. Jean. Mais tout ne se passe pas aussi bien que prévu et Caravage quitte La Valette pour la Sicile, où là encore on s’empresse pour lui proposer des contrats. Mais l’objectif, c’est toujours la Ville … Ayant appris que le pape pourrait lui avoir accordé son pardon, il embarque pour la côte romaine. Il meurt de maladie sur le Mont Argentario, après avoir retrouvé les toiles qu’il avait dû laisser derrière lui dans sa hâte. A la différence d’artistes majeurs, personne ne s’occupe de son legs et aucun de ses anciens mécènes ne commande une biographie. Il disparaît même en grande partie des radars de l’histoire de l’art, ses toiles étant souvent attribuées à des caravagesques, ceux qu’il a inspiré à travers toute l’Europe.
Ayant passé en revue la production de Caravage, l’auteur aborde dans un dernier chapitre son rayonnement, en insistant sur le fait que le maître n’avait pas vraiment d’atelier et que ceux qu’il a inspiré se sont forgés seuls une idée de sa peinture. Le catalogue des œuvres, les certaines et les attribuées (selon l’auteur toujours), clôt ce volume avec chaque fois un commentaire court mais efficace et une reproduction en format vignette (pour les autres chapitres, il y a évidemment pléthores d’illustrations de très grande qualité). Une bibliographie très fournie et un index contenteront aisément les assoiffés de renseignements complémentaires. La dernière image est un détail du dernier David et Goliath peint par Caravage : la tête coupée de Goliath, un autoportrait du maître, vraisemblablement un cadeau pénitentiel devant aplanir les difficultés de son retour à Rome.
La qualité, du texte comme des images, est bien sûr au rendez-vous, malgré quelques inattendues coquilles que l’on ne s’attend à retrouver dans une telle édition. L’auteur est sans conteste un spécialiste, et il attend un minimum de connaissances de son lecteur. Mais la lecture d’un tel livre est difficile à interrompre, tellement défilent devant les yeux un chef d’œuvre après l’autre. Et quand on sait qu’en plus tout n’a pas survécu …
Il y a eu une guerre. Bonn a été rayé de la carte, visiblement de manière nucléaire, il y a maintenant quelques décennies. On en a même fait un jeu vidéo. Les différentes nations que compte la Terre sont toujours là et la Guerre Froide ne semble pas finie. Mais de grandes entreprises se sont taillées de grands fiefs, que ce soit dans le monde physique ou dans le cyberspace. Dans le cyberspace agissent des cow-boys, des artistes de la matrice, qui se connectent par l’intermédiaire de consoles et d’électrodes. La connexion n’est d’ailleurs pas sans danger, se mouvoir ou être attaqué dans la matrice peut avoir des effets somatiques.
Case est l’un de ses cow-boys, originaire de la grande conurbation de la côte orientale des Etats-Unis, appelée Conurb. Il vit à Tokyo, ville violente et par endroits délabrés. Il a essayé de doubler son donneur d’ordres précédent, qui s’est vengé en lui inoculant une neurotoxine partiellement innervant qui l’empêche de se connecter. Drogué et alcoolique, il vit de petits expédients. Armitage, un ancien militaire, lui propose un gros coup, bien payé, en plus de l’opération chirurgicale qui lui permettra de se reconnecter. Il accepte et fait équipe avec Molly, une tueuse aux nombreuses modifications corporelles : ses doigts cachent des lames et ses yeux sont protégés par des implants miroirs. Mais Armitage prend lui-même ses ordres de quelqu’un. Case cherche à savoir pour qui il travaille vraiment. Mais cela est peut-être encore plus dangereux que le travail lui-même …
Encore un classique (paru en 1984), mais celui-ci est de plus fondateur : c’est le premier roman cyberpunk de l’histoire de la science-fiction. Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? / Blade Runner, de Philip Dick, avait bien avancé sur la voie mais était resté dans le domaine du roman noir (d’anticipation certes), avec ses manipulations du vivant, ses vamps et ses éléments extrême-orientaux, mais il ne s’était pas aventuré du côté de l’informatique et de ses potentialités. W. Gibson pose ainsi les bases d’un genre qui fera des émules, à l’image de la série Matrix et qui popularisera le terme cyberespace (cyberspace dans la première traduction française), inventé par lui-même dans une nouvelle précédente. Il y a bien sûr aujourd’hui un petit côté daté à la lecture de l’œuvre. Au début des années 80, 32M de RAM c’est du lourd et on peut encore se permettre de penser que l’interface DOS sera à jamais le fin du fin. Mais l’auteur contribue aussi à des questions encore aujourd’hui d’actualité : la place des grandes entreprises (mégacorporations), le crime organisé à l’échelle mondiale, la massification des données, l’intelligence artificielle, le transhumanisme ou les écarts gigantesques de revenus. Le thème de la religion y est connexe sans pour autant être absent et les drogues (un point très documenté) sont centrales dans le récit (un legs de la décennie précédente sans doute). Le livre est parsemé de références culturelles. Certaines renvoient à la science-fiction (rue Jules-Verne p. 121), d’autres cherchent du côté des arts plastiques (La mariée mise à nue par les célibataires, même de M. Duchamps, p. 248).
Malgré ses plus de trente ans, la traduction a bien vieillie, même si elle est peut-être un peu trop gouailleuse par endroits (mais cela semble suivre l’original). Plein de mots, utilisés pour faire moderne, sont restés dans le langage courant. D’autres, comme le verbe watergater (p. 101 par exemple, les années 70 toujours), n’ont pas fait souche. De nombreuses marques technologiques présentes sur le marché dans les années 80 sont citées (renforçant le côté anticipation), ce qui donne aujourd’hui un effet rétro-SF bien involontaire. Qui associe Braun avec l’avenir, de nos jours ? S’il est des moments dans le récit qui sont parfois un peu flous, il nous a semblé que c’était pleinement volontaire. Entre les drogues et le cyberspace …
Mais le roman de W. Gibson, dans ce qu’il décrit sur de nombreux points, a beaucoup à voir avec notre réalité. Notre futur immédiat est-il aussi sombre, violent, décadent et amoral que ce qu’il a imaginé ?
(la police de Turing p. 186, ce sont aussi des chasseurs de réplicants ? 8)
En septembre 1940, Paul-Emile, dit Pal, part de Paris pour l’Angleterre. Sur place il est recruté par le SOE (Special Operations Executive), le service britannique chargé de mettre l’Europe sans dessus dessous à l’aide d’agents formés puis envoyés sur le contient occupé. Pal est envoyé plusieurs semaines dans différents camps et bases pour apprendre le maniement des armes et de la radio, les différentes procédures pour les largages de matériel, le sabotage et le parachutage. Il y rencontre d’autres Français appartenant à sa section F du SOE, des Français d’horizons et de professions divers, mais aussi quelques Canadiens et une Anglaise parfaitement francophone. Malgré la dureté de la formation qui voit de nombreux éléments quitter le groupe, Pal et Laura l’Anglaise se rapprochent. Mais ce qui manque le plus à Pal, c’est son père resté à Paris. Très vite, le SOE planifie leurs premières missions, séparant Laura et Pal. Mais en France, et malgré les règles strictes du SOE, Pal cherche à renouer le contact avec son père, utilisant pour cela les réseaux de résistants qu’il aide et organise. Pourra-t-il sauver sa peau assez longtemps pour revoir son père ou rencontrera-t-il les caves de l’Abwehr avant ?
Le SOE n’a pas été en odeur de sainteté parmis les Français Libres : trop britannique, soustrayant des hommes qualifiés aux maquis, aux FFL ou au BCRA. Cette défiance se poursuivra après-guerre : ces gens, hommes et femmes, ne se sont pas battus sous le bon uniforme, même si c’était avec les Alliés. J. Dicker n’évoque pas ces rivalités dans son livre mais se place au niveau des recrues, avec leurs échecs, leurs peurs, leurs espoirs et leurs actes de bravoure. L’auteur nous entraîne donc à la suite des quelques éléments qui ont passé tous les tests pour être envoyés en France, qui reviennent à Londres et s’y retrouvent. Chaque personnage est très distinct des autres (même si tous ne sont pas à égalité dans la description), rendant leurs dialogues très vivants. L’un est séminariste, l’autre est un dur, un autre est passionné par la nourriture. La douceur de Laura est une grande réussite narrative. C’est de plus très bien écrit, avec des transitions magistrales et des moments de grande émotion, mais aussi parfois des trous d’air où affleure l’ennui pour le lecteur.
Le point central du livre, la relation père-fils tourne cependant au masochisme (blessure au cœur). Si Pal agit sans prudence, son père resté à Paris est d’une certaine manière déjà dans la folie : il sait son fils à la guerre et s’agace de ne pas recevoir de lettres pour ses anniversaires. Cette non prise en considération de la guerre (que l’on trouve aussi dans les étranges épisodes de pacifisme dévoyé de Pal) donne un côté irréaliste au récit, alors même que J. Dicker fait beaucoup d’efforts pour peindre, et avec un certain succès, l’Angleterre des années 1940 (même si par moments il récite sa documentation sur le SOE). La multiplication des relations pères-fils rend le propos par trop flou : il y a des pères partout, en tous sens, de toutes sortes. Où veut nous emmener l’auteur ? C’est dommage. Ou J. Dicker souhaite-t-il nous suggérer que la piété filiale ne mène à rien et que l’âge et le veuvage ne conduisent qu’à la folie et à faire de l’instrument de la Fin son propre fils ?
De très belles formes qui conduisent à des interrogations qui durent, mais parfois le fond dissone.
Reflections on the Forgotten Twentieth Century.
Recueil d’articles de Tony Judt.
Un autre recueil d’articles de l’historien Tony Judt, où souvent la recension d’un ouvrage sert de prétexte à une leçon d’histoire percutante et bien tournée.
Le livre se découpe en quatre parties, centrées chacune autour d’une thématique : le totalitarisme, l’engagement des intellectuels, lieux et mémoires et enfin pour finir, le (demi-)siècle étatsunien. Mais avant cela, dans une introduction caractéristique des dernières publications de T. Judt (dont on retrouve bien entendu de nombreux éléments dans ces autres livres, particulièrement son « testament politique » et son autre recueil d’articles, comme la place de l’Etat p. 8-10), ce dernier entretient le lecteur de ce qui n’est plus en notre début de XXIe siècle : la mémorialisation qui remplace la mémoire, les irréconciliables visions du XXe siècle des deux côtés de l’Atlantique, sur la perte temporaire de pouvoir du politique face à l’économique et le retour de la peur comme facteur politique en Occident. Son aversion pour le victimisme et le présentéisme est plus que palpable (p. 4).
La première partie permet à T. Judt de se concentrer sur plusieurs figures de l’engagement politique d’intellectuels à différents moments dans le XXe siècle : Arthur Koestler, Primo Levi, Manès Sperber et Hannah Arendt. Dans le premier article, l’auteur n’est pas tendre du tout avec l’auteur du livre qu’il critique (p. 30). Dans le second article, au ton plus doux, T. Judt revient entre autres choses sur la réception de l’œuvre de Primo Levi (p. 46-47). Publié pour la première fois en Italie en 1946, Si c’est un homme ne parait en France qu’en 1961 sous un titre qui change son sens (J’étais un homme), mais le succès ne vient vraiment qu’après la mort de l’auteur en 1986.
Autre homme du XIXe siècle, cosmopolite comme A. Koestler, Manès Sperber est aussi un de ceux qui transforme les obligations religieuses juives en une volonté de changer le monde (p. 70) et qui grâce à ses mémoires (comme S. Zweig par exemple), permet de comprendre une époque où l’expérience de la Galicie multilingue conduit à s’intéresser au futur du prolétariat allemand (p. 72). Le dernier article de cette partie est l’occasion de parler du rapport à la germanité et au sionisme de Hannah Arendt. T. Judt revient aussi sur ce que pense H. Arendt des Conseils Juifs dans les ghettos durant la Seconde Guerre Mondiale, penchant en faveur des contradicteurs de la philosophe. On sort de la lecture de cet article avec une image différente de la philosophe : l’auteur est convaincant quand il argumente sur l’absence de systématisation chez H. Arendt. Mais T. Judt insiste aussi sur son apport à la critique de la contemporanéité.
La seconde partie est elle aussi dominée par de grandes personnalités, dont certaines connues personnellement de l’auteur. On commence avec le grand héros de T. Judt, Albert Camus, à l’occasion de la réédition en France de Le premier homme (en 1994). L’article (très court) porte essentiellement sur les parallèles que l’on peut trouver entre A. Camus et son personnage Jacques Cormery. La suite porte la lumière sur Louis Althusser, dont T. Judt a suivi le cours à l’ENS. La rencontre n’est pas décrite à l’avantage du professeur français. T. Judt, élevé dans le marxisme, n’adhère pas du tout à la présentation, toute déconstruite, qui lui en est faite (p. 107). L’article est donc une tentative de présenter la vision althusserienne du marxisme (dans une tentative de donner un sens à sa propre vie selon T. Judt p. 113), avec quelques lignes sur ses épigones (et D. Eribon prend cher p. 114 !). C’est féroce. Avec justesse, T. Judt se demande à la fin de l’article comment un tel homme peut avoir autant attiré à lui les intelligences, excluant l’hypothèse du chartlatanisme mais regrettant son influence encore vivace aux Etats-Unis (associée aux « gender studies »).
Autre figure mondialement connue, Eric Hobsbawm est le sujet d’un article. T. Judt loue ses qualités d’écrivain, ses immenses connaissances et détaille son parcours entre Alexandrie, Vienne, Berlin, Londres et Cambridge. La place du communisme dans sa vie, jamais remise en cause, est auscultée avec précision. Ais c’est le communisme britannique, bien différent cependant de ce qu’il avait vécu en 1933 à Berlin avec le KPD (p. 120) … T. Judt est plus acerbe quand il explore l’attrait des universitaires communistes pour le mandarinat : le pouvoir à ceux qui savent ce qui est bon (p. 121). Mais pour T. Judt, E. Hobsbawm est aussi un romantique, qui voit l’URSS et les partisans italiens de cette manière et dévoile dans ses mémoires un faible pour la RDA. Et à partir de là, l’auteur formule des critiques plus dures devant ce qu’il considère plus comme des faiblesses de la jeunesse ou l’ignorance du moment (p. 123 sur la stratégie du KPD dictée par Moscou, contre les sociaux-démocrates et ignorants les Nazis en 1932). Il y a une sorte de colère chez l’auteur à la fin de l’article, confronté à ce que E. Hobsbawm dit de l’Europe centrale après 1945. Pour lui, il a dormi pendant l’époque de terreur et de honte (p. 126). Un portrait tout en nuances de gris.
Leszek Kołakowski, le sujet du huitième chapitre, est encore un intellectuel britannique né ailleurs. Polonais, dissident, catholique et philosophe, L. Kołakowski a été exilé en 1968 et a trouvé refuge à Oxford. T. Judt rappelle ses apports à la philosophie et à l’histoire, principalement celle des sectes paléochrétienne et du marxisme (Histoire du marxisme est paru en 1976). C’est aussi un rappel sur l’attrait qu’a eu le marxisme pour les intellectuels au XXe siècle (p. 137-140), tout en rappelant les distinctions qu’il y a à faire entre marxisme et ce qu’en firent les Bolchéviques (p. 133), tout en mettant en exergue la vision polonaise de L. Kołakowski, teintée par son expérience personnelle du communisme.
Pour rester en Pologne, T. Judt entretient ensuite le lecteur de sa vision de Jean-Paul II. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’auteur n’a pas aimé le livre qu’il se propose de recenser. Il y critique en détail la présentation des années 80 qui y est faite, explorant la manière dont agit intellectuellement Jean-Paul II et insistant sur son côté polonais. Le chapitre suivant nous envoie du côté d’Edward Said, l’intellectuel palestinien connu essentiellement pour son livre L’Orientalisme. Il a été un grand critique des accords d’Oslo comme des pourparlers de Camp David, et, sur ce point, T. Judt rejoint son jugement : Camp David n’aurait rien réglé (p. 170). Après avoir montré que le mouvement palestinien s’est construit en miroir du sionisme (expulsion, résurrection, volonté de retour etc. p. 172), il en appelle à la responsabilité des Etats-Unis dans le règlement du conflit.
La section suivante débute avec un chapitre sur la chute de la France en 1940. Ca a été un combat de chaque instant pour faire comprendre au public anglo-saxon, et surtout étasunien, que la fin de la IIIe République en 1940 est un évènement important du XXe siècle, et que les semaines de combats furent très loin d’une promenade de santé et que tout n’était pas écrit d’avance, y compris au 10 mai 1940. On peut cependant lui reprocher d’utiliser le terme d’ennemi héréditaire (la France a bien plus été confrontée à l’Angleterre, p. 183), tout comme nuancer le peu de renseignements qu’auraient eu les Français (p. 187, comme le montre les carnets du chef du Service de Renseignement français, le général Rivet). T. Judt reproche au livre qu’il critique un abus du « what if » qui conduit à perdre de vue les documents et la réalité (p. 189).
Le chapitre suivant analyse la publication en anglais des Lieux de mémoire, la fameuse série dirigée par Pierre Nora. Il remarque qu’il n’y est jamais question d’urbanisme, pas plus que des Napoléons. Il est peut-être excessif quand il parle des changements en France entre 1956 et 1981 : on peut avoir l’impression qu’il n’y a plus aucune constante. Le treizième chapitre ramène T. Judt vers l’Angleterre, dans un article où il critique durement Tony Blair (« Blair l’inauthentique pour un pays inauthentique » p. 224). C’est l’occasion de parler trains et de la privatisation ratée du rail britannique (un livre de T. Judt sans train ? Impossible !). On revient sur le continent, en Belgique, dans le chapitre suivant et T. Judt livre un portait très complet du pays. La Roumanie bénéficie du même traitement.
T. Judt se revient vers le Levant avec un article sur la Guerre des Six Jours, le début de l’éloignement d’un règlement en Terre Sainte, suivi par un autre sur les colonies.
La dernière partie de ce volume de 430 pages de texte se déplace vers le Etats-Unis. Il y est question de l’affaire Alger Hiss, de la crise de Cuba (dans un magnifique et éclairant article qui démontre que Kennedy et Khrouchtchev ne jouaient pas aux échecs mais au poker p. 335), de Henry Kissinger, de la Guerre Froide (avec démontage en règle du livre chroniqué) et de l’éclipse de la Gauche aux Etats-Unis. Le dernier chapitre est un comparatif lumineux entre les Etats-Unis et l’Europe.
La conclusion aborde le retour de la question sociale, centrale au XIXe siècle, avec parfois des approximations (pas de Front National en 1978 ? p. 412) ou des attaques moins bien fondées (sur Giscard d’Estaing p. 406). Cela ne transpire pas l’optimisme …
La diversité des thèmes est très plaisante, avec toujours une grande qualité d’écriture et une agilité intellectuelles remarquable. Une pointe d’acidité britannique vient de temps en temps mettre un coup de fouet au lecteur. Si sa connaissance de l’Europe avait été amplement démontrée, celle de l’histoire de Etats-Unis manquaient encore d’exemple. C’est fait avec ce recueil qui ravira les aficionados de T. Judt.
(«Blair made London and Britain great again », ça rappelle quelque chose p. 222 … 8)
C’est le plus grand des hasards qui a porté ce très grand classique de la littérature de l’imaginaire devant nos yeux. On s’était imaginé l’œuvre un peu plus grosse … Mais non, en à peine 120 pages et plus de 150 ans plus tard, Lewis Carroll est encore aujourd’hui une référence connue de presque tous (avec des images Disney en prime dans chaque cerveau qui aident à sa renommée).
Alice et sa sœur sont au bord d’un cours d’eau et Alice s’ennuie. Passe un lapin en redingote, qui sort sa montre gousset et s’affole de son retard. Alice, intriguée, suit ce lapin dans un terrier et entame à sa suite une chute interminable … Qui se finit bien, mais devant un couloir aux portes fermées. Seule une porte semble pouvoir s’ouvrir mais Alice est bien trop grande pour pouvoir passer à travers. Une bouteille lui demande de la boire, alors elle s’exécute …
Alice, dans ce pays merveilleux, confronte ainsi sa logique à celle de son entourage, prenant souvent la forme d‘une critique de la société victorienne. Les pastiches de comptines (très anglaises) sont de ce point de vue emblématiques. Mais cette absence de logique, cette folie par instants (c’est bien l’adjectif accompagnant le Chapelier) dans laquelle se meut une Alice toujours calme et polie, cette folie touche au cauchemar. Si certains personnages désamorcent en fin de tableaux certaines situations, la violence affleure, venant de toutes les couches de la société (la Reine, la cuisinière) ou de la Nature elle-même. Alice a bien du mal à comprendre la Souris et son rapport aux chats et aux chiens, et cela montre peut-être un changement de rapport des populations urbaines (Oxford) à la Nature par Lewis Carroll (ou seulement la naïveté enfantine, versant alors vers le roman d’apprentissage ?).
La présentation et les notes du traducteur J.-P. Berman sont d’un très grand intérêt, replaçant le roman dans la vie de son auteur, sa fascination pour les jeunes filles (qui lui font perdre son bégaiement selon sa biographie p. 13), son œuvre de photographe, d’inventeur de jeux (de cartes aussi, bien entendu !) et de mathématicien. Les notes sont bien sûr primordiales dans l’explication des allusions aux amis de L. Carroll, aux parodies de poèmes et à l’histoire anglaise mais elles aident aussi à comprendre les difficultés de la traduction d’un tel livre (et la connaissance de la production littéraire du XIXe siècle que possède le traducteur).
Un livre compact, agréable, fascinant et léger, mais cette clochette tinte encore très bien et son écho a déjà visité d’innombrables contrées. La fantasy doit décidément beaucoup aux universitaires anglais !
(le traducteur se sent obligé de décrire ce qu’est un jeu de croquet… tristesse…. 8)
Voici un texte court, publié tout d’abord dans la New York Review of Books, mais qui reprend un discours prononcé par Umberto Eco le 25 avril 1995 à l’université de Columbia, à l’occasion de l’anniversaire de la libération de l’Europe. Mais la date a aussi une signification plus particulière encore pour les Italiens, puisque c’est ce jour qu’est fêtée la libération de l’Italie depuis 1946.
Et le texte est très italien. Le fascisme est ici à comprendre dans son sens strict, historique, et donc comme un phénomène italien. Comme pour Comment écrire sa thèse, U. Eco s’appuie sur des souvenirs, puisque né en 1932, il a expérimenté de première main de la vie quotidienne fasciste et sa fin inattendue en 1943. Sa première découverte est la pluralité des langages : qui a été abreuvé aux discours–fleuves du Duce ne peut que être surpris par le laconisme du maréchal des carabiniers, qui dit trois mots lors de la libération du village du Piémont où vit l’auteur (p. 13). Ce dernier va de découverte en découverte au cours du printemps 1945.
L’auteur passe ensuite au cœur de son propos. Pour lui, le fascisme des années 1920 à 1940 ne reviendra pas sous la forme qu’il avait pris (p. 19), même si le fascisme désigne dès avant la Seconde Guerre Mondiale une quantité de phénomènes très différents. Ceci qui intéresse bien entendu beaucoup le linguiste, et il entre un peu dans le détail, soulignant la plasticité idéologique du fascisme (toujours au sens strict), ce qui le rend peut totalitaire (p. 22) ni monolithique (plusieurs personnalités très dissemblables sont évoquées p. 27-29).
U. Eco passe ensuite aux dix-neuf caractéristiques de ce qu’il appelle « l’Ur-Fascisme », qui permettent de définir un phénomène fasciste (mais hélas l’auteur ne dit pas combien de ces éléments sont nécessaires pour passer le cap entre fascisme et non-fascisme). Rapport à la tradition et au modernisme, irrationalisme, peur de la différence, frustration, nationalisme, humiliation (« des ennemis à la fois trop forts et trop faibles » p. 42), le pacifisme comme collusion, l’élitisme populaire mais avec un dominateur (le Duce) et un mépris pour les faibles, culte du héros et machisme, le populisme qualitatif et enfin une novlangue.
On peut faire ressortir de ces critères une défiance de l’auteur envers la Nation (là encore, peut-être une thématique assez italienne) mais aussi la pluralité des champs où se niche le fascisme. L’aspect humiliation alliée à la certitude progressive d’un destin national exceptionnel est aussi à noter, même s’il est de loin le seul à faire ce type de remarques. Le point essentiel de ce petit opuscule est de réintroduire à l’intention du lecteur tout l’éventail de nuances que peut prendre le totalitarisme et montrer ce qui n’en est pas. Et pour U. Eco, le fascisme italien n’en est pas un. Une dictature de droite, inspiratrice de nombreux mouvements, mais pas un totalitarisme. Un langage sans corpus idéologique conséquent, ce en quoi E. Gentile et P. Milza disconviendront peut-être …
Chaque personne passée par l’école primaire en France a sans-doute entendu, au détour d’une leçon d’histoire, une de ces phrases qui ne s’entendent qu’à ce moment-là mais qui fondent un socle sur lequel s’appuie une bonne partie des références culturelles communes du pays. « Souviens-toi du vase de Soissons » est sans doute l’unique fois que la ville de Soissons doit être évoquée dans une classe de toute la scolarité obligatoire (tout en étant moins drôle que le « Vous ne m’avez pas crue, vous m’aurez cuite ! » de Jeanne d’Arc). Si, parmi les citations et phrases du présent livre, cette parole attribuée à Clovis est très connue, il en est qui sont plus confidentielles.
La sélection se concentre uniquement sur la France, démarrant avec Clovis et s’achevant avec Emmanuel Macron, distribuant les citations de manière inégale au gré des siècles. Le découpage en périodes permet des changements typographiques pas désagréables, mais faire démarrer la période contemporaine en 1970 ne repose sur rien. Mais arrivé à ce point du livre, le lecteur averti a déjà compris que l’auteur est journaliste, pas historien (ni sans doute ancien étudiant en histoire). Parler de Royaume de Bourgogne au Bas Moyen-Age, ça pique (p. 47), mais pas autant que César empereur (p. 51). Qualifier Jacques Cœur de dernier croisé français au milieu du XVe siècle est aussi une erreur, puisque (souvenez-vous), il y a des croisades jusqu’au XVIIe siècle. Mais quand on parle d’Algériens en 1830 (p. 162), on frise l’anachronisme. Le bilan de la Campagne de France en 1940 aurait mérité plus de clarté, pour expliquer le décalage entre le discours de P. Pétain et l’armistice ainsi que l’influence de ce même décalage sur le nombre de prisonniers de guerre français (p. 225). Le lecteur cherchera longtemps ce que veut dire l’auteur quand il parle des « arcanes de l’armée » p. 192. L’Inquisition bénéficie toujours et encore du même traitement (p. 25) …
Chaque phrase est expliqué sur deux pages, avec souvent une pastille qui offre un approfondissement ou un contre-champ, la plupart du temps très appréciable. Le format bride donc la possibilité d’expliquer précisément et clairement certaines phrases, mais apporte aussi des satisfactions. Un livre moyen, pour autant très lisible, pas exempt d’avis de l’auteur dans leur crudité.
(pour les derniers choix, nous jugerons de leur historicité dans plusieurs décennies … 6)
La Suède : ses lacs, ses exportations à base de bois, sa boulange et ses tueurs en série sadiques. C’est un peu ceux à quoi nous invite Johana Gustawsson dans ce roman qui ne prend pas de pincettes.
Une actrice connue qui disparaît à Londres et voilà qu’un tueur en série sadique refait surface. Tout son mode opératoire y est, rendant son identification certaine. Seul problème : il a été arrêté il y a dix ans et est toujours dans un hôpital-prison. Le pire c’est que le criminel se déplace, puisqu’un corps mutilé selon le même rituel, avec les mêmes détails, est retrouvé sur les bords d’un lac en Suède. L’enquête va donc être conjointe, entre la Suède et l’Angleterre. Mais que cherche-t-on ? Est-ce le même tueur, avec un innocent en prison ? Un imitateur qui aurait eu accès à des données connues de la seule police ? Un complice qui ne s’était pas fait pincer à l’époque mais qui, fait rare, reproduit exactement les mêmes exactions sans son acolyte de l’époque ? La profileuse canadienne Emily Roy est dépêchée en Suède par Scotland Yard et l’écrivain française Alexis Castells, dont le compagnon a été tué par le tueur en série, est contrainte de se replonger dans son passé.
Le polar nordique a tout emporté sur son passage, avec Millenium comme tête de proue, et le succès ne se dément pas. Mais le style n’est pas réservé aux seuls écrivains dont les noms finissent en –son. C’est ici le cas mais l’auteur est française (dotée d’un pseudonyme admirativo-commercial ?), marseillaise de surcroit (ou même ciotadenne ?), et vit avec un Suédois à Londres. Les ambiances découlent donc directement de son expérience personnelle, avec l’apport français en plus (le personnage de Alexis Castells, française en diable, avec son côté alter-ego). Mais on sent la volonté de montrer ce parcours de vie : le lecteur doit comprendre qu’elle connaît la Suède et Londres, avec à l’appui de nombreuses références culturelles qui ont pour but de crédibiliser le récit mais qui font trop appuyées quand on les ajoute aux placements de produits (c’est dans le cahier des charges du genre ? c’est enseigné dans les cours d’écriture ? l’auteur attend-t-il une rétribution ?). Le récit, parallèle à l’enquête, d’épisodes de la vie d’une immigrée suédoise à Londres dans les années 1880 a la bonne idée de mettre en scène cette immigration peu connue et de rappeler que la Scandinavie n’a pas toujours été cette zone économiquement bien portante. Cependant, l’auteur décrit une ambiance dickensienne surdéveloppée qui pourrait faire penser que le crime naît de la seule misère.
Au-delà de ça, que l’on dirige le lecteur vers l’histoire de Jack l’Eventreur est d’une gênante transparence (p. 25). Quand p. 142 Sade est expressément cité, on se demande s’il n’y aurait pas derrière ce roman l’envie d’imiter cette grande figure, mais en ajoutant aux excentricités sexuelles une couche de gore qui prend la place du noyau de philosophie.
Plus gênant encore, il n’y a aucune réaction mesurée. Toutes les émotions sont passées à l’amplificateur, potentiomètre sur 12 (p. 75 par exemple). Le côté marseillais ? Les paroles « giflent » constamment, et de nombreux personnages sont toujours au bord de défaillir à la moindre remarque ou allusion. Ces personnages, dont chacun a au moins une demi-douzaine de traumatismes (anciens et nouveaux), sont parfois difficiles à différencier. A tel point que Emily Roy et Alexis Castells pourraient être finalement le même personnage. La profileuse tient bien évidemment de la voyante extralucide et la criminologue suédoise, avec son syndrome d’Asperger, est bien sûr l’impertinence personnifiée. Cela dit, les autres policiers du roman sont aussi à ranger dans la catégorie « je me contrefous de la hiérarchie ». La fin du roman est cependant bien construite, avec un bon rythme qui fait monter la tension avec doigté mais abouti sur un dénouement à notre sens assez tarabiscoté et qui réintroduit des longueurs.
(c’est sympathiquement amené et peut-être vécu le coup de la suédoise qui se moque de l’accent français d’une personnage parlant anglais p. 259-261 …4,5)
Le Jura non plus ne peut pas échapper à la corruption du monde (mais Elie Semoun le savait déjà). C’est l’argument de fond de ce roman policier, né d’un scénario de cinéma pas tourné.
Matthieu Gange est inspecteur de police à Nantua (comme la sauce). Sa femme est partie sans explication il y a un peu plus d’un mois, et il doit donc élever seul sa fille de six ans. Sa disparition est-elle liée aux trois meurtres sauvages commis en quelques jours, auxquels une jeune femme blonde semble liée ? Est-elle victime ou coupable dans cette affaire ? En équipe avec le capitaine Michelet, Gange enquête, parfois au péril de sa vie. Les ennemis semblent puissants, retords et imprévisibles mais la pugnace journaliste Héléna Medj semble aussi sur le coup. Alliée ou sangsue ? Si la hiérarchie de Gange marche sur des œufs, d’autres œuvreront pour aider Gange. Et éventuellement aussi aider la Justice …
Ce premier roman policier de L. Malot est bien construit, avec quelques brins d’humour qui rendent la lecture agréable. L’aspect rural, où les Jurassiens se sentiront à la maison, ajoute en crédibilité au roman qui a la bonne idée de ne pas tomber dans les listes de marques quand il s’agit de décrire quelque chose. L’auteur joue lourdement sur le côté montagnard bourru, idéaliste et intègre contre Parisiens lâches et corrupteurs (Gaëlle et les autres), comme effet secondaire de cette crédibilisation. Les paysages jurassiens sont plus évoqués que décrits mais on sent bien l’hiver local, présence difficile à manquer.
L’auteur évite aussi quelques poncifs : le flic ne sort pas avec la journaliste, par exemple. Il y a une fraîche ambiguïté dans la relation entre le héros et l’étudiante qui garde sa fille et la relation entre Etienne et Carole est drôle sans être fleur bleue.
Certains éléments sont beaucoup moins crédibles, comme l’expédition dans l’abbaye ou comment l’ancien membre de la secte agit avec les policiers. La fin est assez bizarre, voire mal construite (même si l’on comprend que c’est le premier tome d’une série, explicite dans la version poche) : si la fatigue du héros mène à une telle fin, le lecteur y est assez mal conduit.
Une lecture plaisante avec un récit plaisamment rythmé (l’auteur est un scénariste expérimenté), mais sans être inoubliable. C’est l’occasion d’un changement de style et de voir ce qui s’écrit aujourd’hui dans le monde francophone.
(un beau piège pour ceux qui aiment commencer par lire les dernières pages d’un roman … 6,5)
Dans l’Antarctique, une équipe scientifique française découvre le signal d’une balise radio sous la glace, à plus d’un kilomètre de la surface. Une équipe internationale se constitue pour mettre au jour ce qui envoie ce signal, qui, si les glaciologues ont raison, émettrait depuis 900 000 ans. En descendant dans la glace de ce continent sujet aux tempêtes et à un froid effroyable, les scientifiques découvrent des ruines et des éléments de flore et de faune congelés qui n’ont rien à voir avec le milieu que les entoure. Qui donc a bien pu vivre là et mettre en place une balise avec une telle durée de vie ? Et surtout pourquoi tout ceci n’est plus ?
Notre série sur les classiques de la SF s’ajoute un numéro avec ce roman de l’estimé Barjavel. La nuit des temps est un classique mais il se différencie clairement de la production de l’Age d’Or de la SF étatsunienne mais aussi de Dune, écrit au même moment tout en puisant dans des éléments assez français. Il y a peu de choses à voir avec le type de sensualité que l’on peut trouver chez un I. Asimov (pourtant déjà aventureux de ce côté-là dans Face aux feux du soleil, avec là aussi des cités enterrées). Les descriptions de R. Barjavel ont un côté naturaliste tout en étant acrobatiques qui sont un plaisir pour le lecteur. Mais le début en lui-même, avec ses désolations glacées antarctiques et sa civilisation ancienne, fait aussi penser à Lovecraft, sans que le chemin vers l’horreur de ce dernier soit parcouru. Cette sensualité affichée, c’est aussi celle des années 60, un contexte d’écriture très présent. Tellement présent que l’auteur se défend d’avoir retouché son texte après mai 1968, après avoir achevé son manuscrit en mars de la même année (p. 167). On retrouve la fascination pour l’amiante mais aussi la contestation de la consommation (les parkings p. 31, les produits dérivés p. 34, les raviolis cuits dans leur boîte p. 301 etc.). La mention du barrage d’Assouan complète ce tableau d’une époque (p. 29), avec des références humoristiques qui commencent parfois à dater (le troisième bac, p.30).
Le roman joue de plusieurs thèmes, qui ne sont pas propres à la SF. Le premier de ceux-ci est celui de l’Age d’or, celui que les chercheurs pensent voir dans leurs devanciers de l’Antarctique. Mais c’est un Age d’or limité aux individualistes du Gondawa antarctique, au contraire de Enisor qui lui fait dans le la personnification du péril jaune, avec ses masses indifférenciées qui partent à l’assaut du monde (p. 148 et p. 189). Cette société antarctique, est d’abord présentée sous un jour souriant, avant que l’auteur, avec la tension progressant au fil du roman, ne précise certaines choses qui peuvent être plus déplaisantes, comme les exclus sans revenus de base (p. 211), les troupes d’assaut de la police etc. Cette utilisation de l’Age d’or est donc une présentation fine et à tiroirs. Il n’y a pas un Age d’or en -900 000 (qui est un Eden avec banque centrale p. 155) et un Age d’airain au XXe siècle, le cycle est bien plus court, si tant est que le point de départ idéal existe. Comme effet collatéral de ce thème, on a tout de même droit à un excursus sur le christianisme qui aurait réintroduit la honte dans l’Humanité (avec la classique dichotomie Christ-Paul en prime, p. 238).
Ensuite c’est une SF très critique de la science. A part le personnage de Simon, les autres scientifiques de l’expédition ne se pas présentés sous des jours très favorables. De plus, la manipulation des objets retrouvés dans l’abri fait passer ces scientifiques pour des apprentis-sorciers inconscients et immatures. C’est leur médiocrité qui permet au scénario de rendre plausible le qui pro quo final (mais ça reste une faiblesse à notre sens), un scénario bien aidé par le personnage de Eléa, étonnamment peu maline sur le coup. Mais la presse ne bénéficie pas d’un traitement plus sympathique dans ce roman.
Au niveau de l’écriture, outre des dialogues bien tournés, ce qui frappe le lecteur c’est le déroulement cinématographique qui lui vient sans doute de son origine comme scénario. Les aller-retour avec la famille qui commente les évènements retransmis à la télévision ont toute leur place dans ce schéma, avec un finale sur fond d’étudiants criant « Pao ! Pao ! Pao ! » (lire Mao) assez truculent, tout en, dans le même mouvement, annonçant mai 68 et faisant montre d’un mépris de classe assez violent.
Expérience positive, avec une lecture très plaisante et une plongée intéressante dans la peur nucléaire des années 60 mais c’est aussi un hymne à l’amour absolu. Un mélange pouvant donner de belles choses.
(dans ce roman, pas de Soviétiques mais bien encore des Russes … 8)