Le journaliste de guerre Stephen Callahan revient dans sa ville natale de River Falls, dans l’Ouest des Etats-Unis. Pour se ressourcer officiellement, et vivre plus proche de sa famille pendant un temps. Dans cette même ville, le shérif Mike Logan dirige la police locale. Lui aussi est revenu il y a peu pour se faire réélire shérif. L’été coule indolent, les vacances universitaires sont là. Mais le crime n’a pas pris de vacances : le cadavre d’une adolescente est retrouvé dans les bois, dans une mise en scène à goût ésotérique. Théâtre des actes d’un tueur en série il y a quelques années, la paisible ville universitaire attire les médias du monde entier et la tension monte. Mike Logan, qui avait déjà arrêté le tueur il y a quelques années, peut-il empêcher une nouvelle série de meurtres ? Sa compagne, la profileuse du FBI Jessica Hurley pourra l’y aider, mais il n’est pas exclu que S. Callahan (employé au journal local) puisse aussi les aider. Le coupable se trouve-t-il parmi les artistes du cirque qui vient d’arriver en ville ?
Un auteur qui a démarré dans la SF (et le clin-d’œil aux grands auteurs du genre est sympathique p. 192 quand S. Callahan consulte la bibliothèque de son ancienne petite amie) avant de passer au policier, voilà qui soulevait un peu de curiosité. Nous pensions la collection Milady de Bragelonne orientée vers la littérature destinée à un public jeune et féminin (type littérature de vampire adolescent), ce qui cadrait pas avec le style affiché et qui nous a donc interpellé. Mais le vocabulaire choisi par endroits nous a convaincu qu’un public adolescent n’était pas forcément recherché, et il nous a donc fallut réviser notre jugement.
Disons-le de suite, ce n’est pas de la grande littérature. Si ce n’est pas non plus une lecture désagréable ou ennuyeuse, on enfonce quelques portes ouvertes (les dialogues ne font pas pousser des cris d’extase) dans ce roman et on ne cherche pas l’esthétisme. A. Aubenque use aussi de poncifs : pour lui on ne peut que croupir en prison (p. 322), avoir des poulains dans une salle de boxe (p. 327) et les Amish sont forcément des arriérés (p. 29). On saupoudre le tout de réflexions improbables (panem et circenses, p. 328), de remarques qui tombent à plat (p. 429), de placement de produits (des marques d’appareil photo ou de voitures qui ne rendent pas le récit plus naturaliste, pesant p. 99), voire d’incohérences (le shérif roule à fond et est dépassé par des ambulances p. 412 ou un ORL qui ausculte des poumons p. 145) et on obtient un roman pas déplaisant, qui par moment fait même tourner des pages, mais bancal (y compris la fin).
Ce qui plombe l’ensemble à notre sens, c’est que chaque personnage se résume à son traumatisme. Il n’y a ainsi plus de personnages « normaux » et leur profondeur est assez relative. Stephen Callahan n’est de plus pas d’une finesse psychologique à toutes épreuves (p. 419) …
D’un autre côté, l’auteur utilise dans son roman (partie d’une série mais lisible de manière autonome) des thématiques étatsuniennes contemporaines (où est-ce l’impression que celles-ci donnent de ce côté de l’Atlantique ?), comme les violences policières ciblant les Noirs (p. 123) ou le terrorisme islamiste (p. 407), ce qui crédibilise son récit.
Ce roman nous a donc détrompé sur le contenu de la collection, mais hélas déçu par son contenu, trop basé sur des archétypes fatigués.
(un t-shirt des Metallica comme on dit un t-shirt de Beatles p. 347 … horrible … 5,5)
L’étude de la sculpture grecque n’a rien de figée comme nous le rappelle B. Holtzmann dans ce manuel touffu. De nouvelles découvertes ont lieu constamment, que ce soit de grandeur nature ou des statuettes, qui viennent agrandir le corpus des œuvres. La sculpture grecque est aussi pour les Modernes ce qu’il y a de plus grec en termes d’art, une conséquence de la disparition des traces qu’auraient pu laisser d’autres types d’œuvres comme les peintures ou la musique.
Ce manuel est découpé en plusieurs parties, d’importances inégales. La première est toute de textes et décrit avec pas mal de profondeur la sculpture grecque. La matérialité de la statuaire, son inscription dans l’espace, les matériaux utilisés (bois, terre cuite, métaux, pierre) et les techniques employées sur eux sont évoqués longuement. Les différents genres sont l’objet de la seconde sous-partie, avec les difficultés de la classification que cela comporte : s’il est parfois difficile de distinguer une statue de culte d’une offrande, certaines statues sont clairement décoratives. Les sculptures funéraire, commémorative et honorifique sont aussi abordées avant que l’auteur ne précise ses vues en matière de préséance de la figure humaine dans la sculpture grecque qui doit être rendue par l’imitation du réel (p. 72). Dans une seconde partie, B. Holtzmann franchit une étape dans son développement allant du général au particulier. Il y est question de tradition et de renouvellement, des analyses du style, et de l’influence de cette analyse sur la datation d’une œuvre, art toujours délicat (p. 100-105).
La dernière partie du livre, enfin, est la plus importante en volume. Elle présente, dans une évolution chronologique, 125 œuvres avec sur la page de droite une photographie et sur la page de gauche une description et des références. On commence ainsi par le centaure de Lefkandi (fin Xe siècle avant notre ère) et le voyage s’achève avec la statue honorifique de Flavius Palmatus (vers 500 ap. J.-C.) en passant par l’offrande de Manticlos (début VIIIe siècle av. J.-C.), la Dame d’Auxerre et le Cavalier Rampin. Que lecteur se rassure : le cratère de Vix, la frise du Trésor de Siphnos, l’Aurige de Delphes (milieu Ve siècle a. C.), le Poséidon du Cap Artémision, la statue A de Riace, le Discobole de Myron, le Doryphore de Polyclète, l’Aphrodite de Cnide de Praxitèle, la Victoire de Samothrace, la tête d’Ulysse de la grotte de Sperlonga et tant d’autres œuvres, tout aussi connues ou moins connues mais ayant toujours un grand intérêt, sont aussi du voyage. L’auteur consacre ensuite quelques pages aux destinées de la statuaire grecque après l’Antiquité, après que les Romains l’ait en partie vidée de son sens et transformée en pièces agrément pour jardins de villas (p. 370). L’avènement du christianisme officiel interrompt les pratiques romaines de conservations (p. 47) et la redécouvert des œuvres à partir de la Renaissance portent sur ces mêmes œuvres des regards nouveaux (dont le refus de la polychromie par exemple). Le volume s’achève par un petit guide des hauts lieux de la sculpture grecque aujourd’hui, un glossaire fort utile, une bibliographie blindée (qui va jusqu’à 2010), une liste des œuvres et un index.
Le livre remplit ses promesses, mais c’est là plus qu’attendu venant d’un spécialiste de la question et il les surpasse même, dans le sens où le lecteur déjà expérimenté apprendra encore des choses (ou les lui rappellera, s’il fut trop avancé dans la spécialisation). Tous les sanctuaires n’ont ainsi pas de statue de culte, surtout s’ils sont petits (p. 49), et que la statue en bronze coûte beaucoup plus cher qu’une statue en marbre (3000 drachmes contre 500 à Athènes à l’époque hellénistique), avec un coût du transport qui peut aller jusqu’à un tiers du coût global (p. 33). Le concept de nudité comme costume est très bien développée, tout comme l’analyse du rapport entre le réel et la sculpture grecque (p. 278). Certaines assertions peuvent être discutées (par exemple la note 5 de la p. 55 sur l’Acropole) tout comme l’emploi de certains adjectifs dans les descriptions (très précises par ailleurs). Il est une imprécision sur la Seconde Guerre Punique (p. 282) mais qui porte à très peu de conséquences. L’épilogue laisse place à des vues plus ouvertement personnelles, où l’auteur critique l’enseignement secondaire européen (p. 383), les grands musées universels (p. 390-391) mais aussi la statuaire réduite à la 2D (p. 384), surtout quand elle est utilisée à des fins mercantiles. On peut regretter qu’il n’y ait qu’une seule photo par œuvre, alors que certaines de celles-ci méritent plusieurs angles différents ou des détails. Mais c’est le format qui limite le nombre des illustrations et il faut faire alors l’effort de chercher les illustrations complémentaires ou aller voir les œuvres dans les musées.
Le livre le dit lui-même en son sous-titre, c’est une introduction. Une très belle, foisonnante et néanmoins rationnelle introduction qui fera faire plein de découvertes au lecteur, si tant est qu’il a eu quelques expériences du sujet.
(ah cette sortie du cadre par le guerrier gisant du temple d’Aphaia à Egine p. 185 … 8)
Cheminement historico-littéraire de Patrick Boucheron.
Léonard de Vinci et Nicolas Machiavel travaillent à la même chose. Travaillent-ils ensemble ? Et pourquoi ne se nomment-ils pas l’un l’autre ? Nous voici une fois de plus devant le secret de la Chambre des époux, obligés de lire des mots envolés sur des lèvres absentes. p. 84
Parmi les quelques géants qui scandent a petite place de la Galerie des Offices à Florence, honorant les enfants de la ville ou de la Toscane, deux furent actifs à la fin du XVe siècle. Le premier, fils illégitime d’un notaire du village de Vinci était né en 1452. Le second, fils de juriste, est le benjamin du premier de 17 ans. Le premier, après un apprentissage dans l’atelier de Verrochio et un début de carrière quitte Florence pour la cour des ducs de Milan en 1482. Le second, éduqué à la mode humaniste mais sans passer par l’université, devient en 1498 le secrétaire à la chancellerie d’une république florentine qui a chassé les Médicis et est passé à travers l’épisode théocratique de Savonarole. Le premier, c’est Léonard et le second, Machiavel.
Dans leurs nombreux écrits, malgré leur présence commune attestée ou supputée à plusieurs endroits et leurs intérêts communs, aucun ne parle de l’autre. Savoir que deux des plus grands esprits de la Renaissance se rencontrent mais n’en disent mot a enflammé l’esprit de recherche et l’imagination de nombreux historiens et écrivains et Patrick Boucheron (qui enseigne au Collège de France et est un spécialiste de l’Italie médiévale) essaie dans ce livre de marier les deux approches. C’est assez frustrant pour l’historien, ce dont l’auteur convient p. 147 (en avouant sa difficulté à ses passer de notes), mais il faut que en termes littéraires, le résultat est plutôt bon. P. Boucheron sait raconter, sait tisser des histoires.
P.Boucheron fait démarrer son récit en juin 1502. César Borgia, allié du roi de France Louis XII et fils du pape Alexandre VI, se taille une principauté en Romagne et prend la ville d’Urbino en juin 1502. Léonard voit en ce condottiere, général en chef des armées papales, un possible mécène après la chute des Sforza à Milan en 1499 et trois années au service de Venise. César Borgia le nomme son ingénieur. Machiavel lui aussi veut quelque chose de César Borgia : ses intentions quant à la cité de Florence qui l’envoie auprès de lui. Mais celui-ci est un homme secret et Machiavel ne peut percer ses plans. Les trois hommes sont donc ensemble à Urbino puis à Imola entre juin 1502 et janvier 1503. Mais P. Boucheron reste à Urbino, nous décrit le palais ducal et en quoi il est emblématique des principautés dont l’ère s’achève avec l’arrivée en Italie des forces françaises en 1494. Puis l’auteur retrace les différentes tentatives de reconstituer les dialogues entre Léonard et Machiavel (p. 17) et ce qui peut avoir rapproché les deux hommes. Puis l’auteur se penche vers Léonard, celui qui fait des listes quand il doit partir (de ses possessions, de choses à faire), parce que ça le calme (p. 25). Léonard est chargé de la mise en scène du pouvoir des Sforza à Milan, et quand ces dernier doivent s’enfuir, lui aussi part de Milan.
Machiavel de son côté a bien compris, avec la Seigneurie florentine, que l’arrivée des armées française en Italie change totalement le jeu des puissances. Les dirigeants florentins l’envoient par monts et par vaux, en France comme dans toute l’Italie, et parfois au détriment de ses affaires personnelles (p. 35). Les affaires de son temps, il les compare avec celles de l’Antiquité et qu’il étudie au travers de ses lectures. C’est cette rencontre qui donne naissance au Prince, après 1513, quand il est exilé de Florence après le retour des Médicis.
Les dirigeants italiens, Léonard en a une bonne pratique lui aussi (p. 44). Isabelle d’Este le harcèle des années durant pour qu’il fasse d’elle un portrait (ou un second, après la Dame à l’hermine, p.40). C’est ainsi que nous revenons à César Borgia, à son parcours météoritique, qui cherche à ses constituer des forces qui lui sont propres avoir usé de la force d’autrui (p. 47). Léonard, au service de Borgia, parcourt la Romagne et la Toscane, avec ses assistants, pour évaluer les forteresses de son employeur et faire un plan de la ville d’Imola vue du ciel. Machiavel de son côté observe comme C. Borgia met fin à une conjuration contre lui.
Mais voilà, le pape meurt, et son fils est souffrant. Le nouveau pape, Jules II, est son ennemi et son rapprochement raté avec l’Espagne affaiblit le soutien français. Il meurt en 1507. Mais cet échec ne doit pas lui être imputé selon Machiavel. Il a fait ce qu’il fallait, il fut seulement malchanceux (p. 75) et il admire ce que fut son mouvement. Le mouvement et l’incertitude, c’est justement ce que fuit le prosaïque et très politique Léonard (p. 73), qui a même pensé se mettre au service de la Sublime Porte.
Léonard et Machiavel se retrouvent en juillet 1503. Machiavel plaide au près de la Seigneurie pour des travaux de dérivation de l’Arno devant isoler Pise de la mer et ainsi la mettre à genoux. Et la Seigneurie confie la conception des travaux à Léonard (déjà très hydraulicien à Milan). Le chantier débute en juillet 1504, mais un orage détruit la digue en octobre de la même année …
Enfin, Léonard et Machiavel se rencontrent sûrement une troisième fois. Quand Léonard est chargé par Florence de peindre dans le Palais-Vieux la bataille d’Anghiari (en 1440 contre Milan), il négocie un premier (en octobre 1503) puis un second contrat qui précise le premier. Et comme témoin du second contrat, c’est Machiavel qui signe. Florence se méfie, elle connaît la propension du peintre à ne rien finir (mais P. Boucheron avance une explication du pourquoi p. 118) et Léonard ne veut pas abdiquer sa liberté artistique : un compromis est trouvé. Léonard finira le carton mais jamais la peinture … En 1506, il part pour Milan. Machiavel voit sa carrière arrêtée nette par le retour des Médicis en 1513, avant de revenir à Florence en 1519.
En fin de volume, un tableau récapitule les entrelacs décrits dans le texte, avant que P. Boucheron ne paie ses dettes, aux Hommes et aux textes.
Ce cheminement, une fois accepté sa forme particulière par le lecteur, est très agréable. Il est fondé, et cette science très visible renforce le propos qui n’est pas strictement chronologique, allant de-ci de-là, vers des thèmes annexes (le destin de la Bataille d’Anghiari ou le projet de milice florentine par exemple), puis revenant aux trois moments de rencontre. La comparaison entre le programme artistique du palais civique de Florence et de celui de Sienne est très éclairante elle aussi (p. 107). Ainsi l’auteur ne veut pas reconstituer un puzzle, mais un gué (p. 82). Par moments, on accompagne l’auteur dans ses recherches, au contact des manuscrits (p. 52-53) et ainsi on peu comprendre nous aussi pourquoi Machiavel s’habille avec soin pour lire les Anciens (p. 61), ce qu’est l’humanisme (rapide mais efficace, p. 110) ou c’est qu’est le Prince (p. 75).
Si P. Boucheron dégage avec soin et justesse les différences qu’il y a entre ses deux personnages principaux, il dépeint aussi avec précision ce qui les rassemble (p. 77, p. 134). Il essaie de résister aux potentialités des rencontres à imaginer ce qu’ils ont pu se dire. L’auteur a conscience de cette tentation et ce n’est pas toujours couronné de succès. Mais il a bien enseigné le lecteur.
Et finalement on se demande si P. Boucheron ne se sent pas lui-même Machiavel (p. 135).
(pourquoi parler de « bibliographie mensongère » p. 148 ? … 7,5)
Il pourrait vous arriver de remercier ou de reconnaître votre dette à l’égard d’un universitaire que votre directeur de thèse déteste ou méprise. Incident grave. Mais c’est de votre faute. Ou bien vous faites confiance à votre directeur, et s’il vous avait dit que cet individu est un imbécile, il ne fallait pas aller le consulter. Ou bien votre directeur est quelqu’un d’ouvert et accepte que son étudiant ait eu recours à des sources avec lesquelles il est en désaccord, ce dont il fera éventuellement le sujet d’une discussion courtoise lors de la soutenance. Ou bien votre directeur est un vieux mandarin lunatique, blafard et dogmatique, et il ne fallait pas choisir comme directeur un aussi triste sire. Et si vous vouliez faire à tout prix votre thèse avec lui parce que, malgré ses défauts, il vous semblait un protecteur utile, alors soyez cohérent dans votre malhonnêteté, ne citez pas l’autre parce que vous aurez choisi de prendre modèle sur votre mentor. p. 283
Umberto Eco n’est pas qu’un auteur de romans à succès mais a été un professeur respecté à Bologne. Il a donc dirigé des travaux de recherches, des doctorats bien entendu, mais surtout (quantitativement) des mémoires de laurea (l’équivalent de la maîtrise française d’avant la réforme européenne dite de … Bologne). Ne souhaitant pas se répéter chaque année avec chaque étudiant, il a couché par écrit ses conseils méthodologiques et de rédaction dans les années 70, avant de l’éditer en 1977. Le titre est donc un peu mensonger, puisque l’auteur s’adresse expressément à des étudiants écrivant leur tout premier travail de recherche, ce que n’es pas une thèse de doctorat.
Et donc, 39 ans après la première édition italienne, le livre paraît enfin en français.
La préface à l’édition italienne de 1985 pose la scène. Ce livre a connu une grande diffusion parmi les étudiants et conseillé par de nombreux professeurs, ce dont se félicite U. Eco, acceptant la responsabilité (p. 11) d’avoir donné à l’Italie de nombreux titulaires de la laurea. Il revient aussi sur certains développements personnels et universitaires entre 1977 et 1985. Suit le premier chapitre, consacré à la nature du mémoire/thèse et son utilité. La nature du mémoire est donc exposé, son utilité après les études, le public visé par ce livre et enfin quatre règles fondamentales quand on se lance dans ce genre de travail : que le sujet intéresse l’étudiant, que les sources soient matériellement accessibles, qu’elles soient utilisables et finalement, que l’étudiant soit méthodologiquement prêt.
Le second chapitre passe à la détermination du sujet (la première règle fondamentale), en distinguant les types de sujets : monographique ou panoramique, historique ou théorique et sujet ancien ou contemporain. La question du temps est aussi abordée dans ce chapitre (entre six mois et trois ans) avant que l’auteur considère l’utilité ou la nécessité des langues étrangères. La scientificité est explorée, surtout son rapport à la politique (nous sommes moins de dix ans après 1968). L’exemple d’un sujet sur les radios libres (oui, fin des années 70 …) permet de montrer qu’un sujet d’actualité peut être traité avec rigueur scientifique (p. 73-83). Le chapitre s’achève sur quelques conseils de bon sens sur comment ne pas se faire exploiter par son directeur de mémoire.
Le chapitre suivant avance dans le processus de fabrication du mémoire avec la recherche du matériau, et tout d’abord le repérage des sources. U. Eco distingue les sources de première main de celles de seconde main, avant d’expliquer comment faire une recherche bibliographique en bibliothèque (avec ses aspects pratiques de notation). Le point le plus intéressant de ce chapitre est son exemple de recherche à partir de la p. 141. L’auteur se met dans la peau d’un étudiant habitant à Montferrat (dans le Piémont, où justement il habite), travaillant pour financer ses études et qui consacre trois après-midis (neuf heures en tout) à sa recherche bibliographique sur le concept de métaphore dans les traités italiens de l’époque baroque. Il se rend donc à la bibliothèque d’Alexandrie (toujours dans le Piémont) pour démarrer sa recherche. U. Eco détaille ses actions et leurs résultats, pas à pas, entre usuels, monographies et revues. Les choses de ce côté-là ont beaucoup évolué depuis 1977 (catalogue unique, accès à distance) mais la méthode reste la même. La psychologie du chercheur est brièvement évoquée en fin de chapitre.
La quatrième chapitre est celui du plan de travail, intimement lié à la table des matières. L’auteur détaille aussi son système de fiches, s’il faut écrire ou souligner dans les livres, ou encore le danger des photocopies comme alibi. Le thème de l’humilité scientifique clôt cette partie, où l’auteur explique par l’exemple que les bonnes idées ne viennent pas toujours des grands auteurs : « n’importe qui peut nous enseigner quelque chose » (p. 226).
Puis, dans le cinquième chapitre, U. Eco s’attaque à la rédaction. La première question qu’il règle est à qui s’adresse le mémoire, ce qui a une influence directe sur les termes à définir ou pas. Il insiste aussi sur les conventions d’écriture (ne pas écrire de la poésie d’avant-garde dans un mémoire sur ce sujet, p. 236), accentuant sur le fait que si c’est pour briser les conventions, autant ne pas faire de mémoire et de jouer de la guitare (p. 236). Utiliser le « je » ou le « nous » est une question résolue avec beaucoup de pertinence (p. 244). L’art de la citation est aussi défini par l’auteur, comme les différences entre citation, paraphrase et plagiat et l’utilisation des notes. Avant de conclure avec la fierté scientifique (avoir le courage d’affirmer), l’auteur donne encore quelques conseils et définit quelques pièges à éviter.
Le dernier chapitre, enfin, est centré sur la rédaction définitive du mémoire. Il y est évidemment question de typographie, de translittération (où le peut ne pas toujours être d’accord), de soulignages, de guillemets, de ponctuation, d’abréviations, la bibliographie finale, la table des matières ou encore les appendices. Une petite conclusion achève ce volume de 340 pages en insistant sur l’expérience que représente la rédaction d’un mémoire avant que le traducteur n’offre au lecteur une petite analyse contextualisante du livre (sur l’informatique p. 333, sur l’importance pour U. Eco de faire partie du club des chercheurs p. 335).
Pour toute personne passé par cette étape du mémoire de recherche, ce livre c’est pas mal de souvenirs qui remontent, avec certaines prises de conscience aussi. Ce livre est une mine de bons conseils, certains évidents, d’autres moins. Il est bien sûr un peu daté (les machines à écrire, comme par exemple p. 277 et p. 287, mais aussi sur le peu d’importance des morts sur la route p. 324) mais sait aussi être drôle, voir même abrupt : il n’exclut pas que l’étudiant puisse faire fausse route en écrivant un mémoire (p. 242). De plus, U. Eco cite de véritables mémoires, ce qui peut être parfois gênant pour leurs auteurs (p. 231).
Mais ce livre est bien plus qu’un manuel, il est aussi une plongée dans l’univers mental d’U. Eco. Les pages 236 et 237 sont sur ce point exemplaire : on passe du style du Manifeste du parti communiste au style du Capital au style des poètes E. Montale et C.E. Gaddia. Ses connaissances en philosophie médiévale n’étonneront personne et il fait appel dans la rédaction de ce manuel non seulement à sa pratique professorale mais aussi à ses souvenirs d’étudiant.
La traduction est hélas assez oscillante. Les exemples typiquement italiens sont parfois remplacés par des exemples français, au lieu d’expliquer les exemples d’origine en note. On obtient ainsi pour un livre paru en 1977 un exemple avec Z. Zidane (le texte de l’édition italienne de 2001, p. 197, ressemble peu à ce que l’on a lu p. 281) et on parle d’email comme mot du langage courant d’origine étrangère qu’il n’est pas besoin de traduire (p. 291) avec bar, sport et boom. Il y avait sans doute d’autres choix à faire pour ne pas rendre ce texte incohérent et en partie anachronique. Pourquoi parle-t-on de Ligue 1 au lieu de Série A (p. 29) alors que tout le reste du livre ne parle presque que de littérature italienne ?
Mais ce point noir n’affecte que très peu les justes et précis conseils que donne ce livre pour la rédaction d’un travail universitaire, voir pour un texte tout court. Il est enfin à la disposition des étudiants français qui pourront ainsi se référer à une méthode éprouvée. L’université de masse, déjà décrite en 1985 par U. Eco dans l’introduction (p. 13) s’étant encore massifiée, bénéficier de l’aide d’un tel professeur en plus de son directeur de mémoire, souvent sollicité par ailleurs, ne se refuse pas.
(un professeur ayant conscience que l’université d’avant 1960 n’existait plus …8)
La place de Satan dans le Nouveau Testament n’est pas celle de Satan dans l’Ancien Testament. Selon E. Pagels, qui enseigne à Princeton, Satan est bien plus incarné dans le Nouveau Testament, de manière différente selon les Evangiles. Les premiers Chrétiens ont ainsi tendance à diaboliser leurs adversaires. Comment, en suivant quelle tradition et pourquoi, tel est le programme de ce livre.
Passé une courte introduction, le lecteur entre de suite dans le vif du sujet avec l’Evangile de Marc et son contexte d’écriture, la guerre juive entre 66 et 73 ap. J.-C. Mais chez Marc, ceux qui sont diabolisés, ce ne sont pas les Romains qui ont exécuté Jésus et ont détruit le Temple une trentaine d’années plus tard, mais bien les Juifs (sans pour autant exonérer entièrement les Romains, p. 15). Dans le cas de Marc, les Juifs sont les Juifs de la majorité, ceux qui sont opposés à la minorité chrétienne naissante. L’auteur insiste sur l’image presque positive dont bénéficie Ponce Pilate dans les Evangiles, contraire à ce que l’on sait de lui et de ses actions par ailleurs (p. 28-33).
La diabolisation des adversaires, les Paléochrétiens l’ont reprise des Esséniens, un courant du judaïsme porté sur le messianisme et l’ascétisme. Ce contexte est l’objet du second chapitre. L’auteur élargit son étude au niveau chronologique, en remontant au VIe siècle avant notre ère, considérant Satan comme un adversaire subordonné à Dieu (épisode de Balaam dans Nombres XXII, 23-33), mais pas substituable aux différents ennemis des Hébreux. E. Pagels s’appuie notamment sur les écrits de la Mer Morte, attribués aux Esséniens.
Puis l’auteur, dans le chapitre suivant analyse l’Evangile selon Matthieu, où cette fois-ci, l’ennemi diabolisé est plus précisément les Pharisiens (autre courant du judaïsme, plus proche des Romains), considérés comme s’étant détachés de la tradition dans laquelle serait les Chrétiens (avec des différences selon les groupes, qu’ils se rattachent à tel ou tel apôtre p. 64). C’est l’occasion pour E. Pagels de parler des évangiles apocryphes, dont beaucoup ont été retrouvés en 1945 en Egypte dans la bibliothèque gnostique de Nag Hammadi (et dont l’auteur est une spécialiste). Le renversement de la géographie symbolique d’Israël chez Matthieu est, en plus d’être intéressant, bien présenté (p. 79). Ce renversement appuie la revendication royale de Jésus en présentant Hérode comme un Gentil.
Quand E. Pagels passe à Luc et Jean, le fossé ne s’est pas rétréci entre Juifs et Chrétiens, il s’est élargi (quatrième chapitre). Luc, par exemple, ne mentionne pas de soldats romains dans la troupe venue arrêter Jésus sur le Mont des Oliviers (p. 93) et Pilate déclare Jésus innocent par trois fois (à la différence de Marc et Matthieu, p. 95). La question de la différence entre Juifs et Judéens chez Jean est aussi au programme dans ce chapitre (p. 103), tout comme la question du « pouvoir des ténèbres »opposé au Fils de la Lumière chez Luc et Jean.
Mais avec la destruction du Temple et la diffusion du christianisme dans l’empire romain, la question de la relation entre les chrétiens et les païens se fait plus pressante (chapitre suivant). Avec son organisation détruisant les liens ethniques (un peuple, un panthéon), les Chrétiens se font vite assez mal voir des autorités impériales, toujours attentives aux risques de sédition, mais surtout par leur absence de pietas, le culte des ancêtres et les traditions (p. 114). L’on suit ainsi le parcours de Justin, jeune étudiant en philosophie qui se convertit pour vivre « au-delà de la Nature » (p. 121), cette dernière étant représentée par les dieux du panthéon romain. Les païens sont donc diabolisés, sujets au impulsions démoniaques, mais c’est aussi assez vite le cas des hérétiques chrétiens aussi de la part des orthodoxes (comme c’est le cas aussi de la part de beaucoup, mais pas tous, desdits hérétiques). C’est bien sûr très visible chez Origène (contre les païens) et Irénée de Lyon (contre les courants d’initiés, dans le sixième chapitre). L’hérésie valentinienne forme une part importante de la fin du livre, avec sa forme de gnosticisme. La conclusion rappelle que la diabolisation n’est pas le fait de tous les Chrétiens à travers les âges : François d’Assise et Martin Luther King ne furent pas atteints.
Cette conclusion rappelle une évidence que le thème du livre peut avoir fait perdre de vue au lecteur tant il est question de scissions et de haine religieuse (et le Christianisme semble avoir échappé de peu au takfirisme, l’excommunication en série de tous par tous). Mais il permet une bonne compréhension de l’antijudaïsme chrétien, sur quelles bases il s’est établi et comment il s’est transformé même après la disparition du contexte historique qui l’a vu naître (minorité, domination romaine). En plus de cet éclairage général, certains passages sont particulièrement réussis (même si on peut parfois perdre un peu de vue le sujet principal), comme celui sur les Esséniens qui sont les premiers à engager une guerre cosmique dans le judaïsme (p. 84) oui sur l’évolution entre les évangélistes concernant leurs rapports avec la majorité juive (p. 110-11). Mais les limites de l’auteur apparaissent quand cette dernière sort de son domaine et arrive sur les terres de l’histoire romaine pure. Sa vision de la gladiature est erronée (p. 134) et elle est très imprécise sur l’Edit de Caracalla en 222 de notre ère (p. 142). Certaines citations de chercheurs ne sont pas sourcées, comme à la page 106 par exemple et elle est peut-être un peu dure en voulant faire presque passer pour un complot des élites le choix des quatre auteurs canoniques (p. 69).
Ce livre montre donc avec beaucoup de réussite les deux histoires qui parcourent les évangiles canoniques : l’enseignement de Jésus et les combats des premières communautés contre leur environnement et comment le combat pour l’existence se superpose à ce qui est vécu comme un combat spirituel, un combat cosmique à mort qui même s’il est déjà gagné (Christ a déjà vaincu les Ténèbres), se poursuit encore pour les premières communautés.
(la réécriture de la Genèse par les Maccabées p. 54, ça ne manque pas que sel … 6,5)
Livret de Claus Henneberg et Toshiro Mayuzumi, sur une musique de ce dernier.
Production de l’Opéra du Rhin.
Le pavillon d’or n’est pas que le titre de l’opéra et un temple de Kyoto appelé Kinkakuji. C’est aussi un personnage de l’opéra, apparaissant et disparaissant et influençant le personnage principal Mizoguchi.
Mizoguchi est un enfant malheureux, affligé d’un handicap à la main, ce qui le rend solitaire dans le Kyoto de la fin des années 1930. Son père est gravement malade, sa mère le trompe et ne s’en cache pas. Quand son père sent la mort proche, il confie son fils à l’abbé Dosen, supérieur du temple du pavillon d’or. Mizoguchi y devient novice, c’est son premier contact avec le pavillon. A la fin de la guerre, le temple a survécu, mais le Japon est maintenant occupé par les Etasuniens. Mizoguchi accepte de l’argent d’un touriste étasunien pour frapper une prostituée, qui fait une fausse couche. Son ami Tsurukawa doute de la bonté de Mizoguchi, mais ce dernier le convainc que la prostitué a menti pour soutirer de l’argent au temple. Tsurukawa se suicide, sans avoir pu parler de ses problèmes avec Mizoguchi. Mizoguchi est aussi ami avec Kashiwagi, un étudiant cynique. Il lui propose de coucher avec sa copine, qui a perdu son mari à la guerre et son bébé. Mais le pavillon est déjà bien trop présent dans l’esprit de Mizoguchi. Cette attirance est à la fois amour et haine, possession et désir de possession. Il se laisse gagner par la folie et met enfin le feu au pavillon, où il meurt.
Le plateau est nu, mais souvent occupés par les éléments de décor qui sortent des murs latéraux (un salon, une chambre à coucher etc.) ou des panneaux mobiles. On obtient ainsi un jeu de capsules temporelles, puisqu’il n y a pas d’unité de temps : le héros revit certains épisodes de sa jeunesse (son entrée au temple, sa rencontre avec la voisine, sa mère et son amant), mais le spectateur voit une série d’évènements sans continuité chronologique et qui ne sont pas toujours du domaine de l’action mais parties du contexte (bombe atomique, arrivée des Etatsuniens, mort de la voisine qui a dénoncé son amant déserteur). Le bois est omniprésent et les costumes collent assez bien à l’époque de l’action. Le pavillon d’or est souvent figuré par de la lumière seule, sauf à la fin où pavillon et feu se confondent en un panneau doré avançant vers la fosse d’orchestre. Particularité intéressante, le personnage de Mizoguchi est parfois doublé par un danseur, expression de sa folie et qu’il assassine par deux fois au cours de la pièce.
Cet opéra n’est clairement pas le domaine du bel canto, mais n’est pas dans la dissonance du troisième tiers du XXe siècle. Sur une musique très mahlérienne, le chant des différents personnages se pose de manière heurtée (mais on sent bien la tradition allemande du lieder). Le chœur, qui est la voix de la folie à l’intérieur de Mizoguchi, est très lithique et funèbre. La pièce repose essentiellement sur les épaules de Mizoguchi, qui a eu un sens du rythme très poussé. Le niveau des chanteurs était homogène, faisant appel à des capacités particulières, proches du parlé-chanté. Enfin l’orchestre s’est très acquitté de sa tâche, avec une mention spéciale pour les passages jazzy quand des soldats étatsuniens sont présents sur le plateau.
Si on est très loin de l’émotion d’une Francesca, cette rencontre germano-nipponne nous a proposé une excellente soirée entre folie et esthétisme destructeur.
(garder la main crispée pendant une heure et demi n’est pas une mince performance … 6,5)
Entretien épistolaire entre Elisabeth de Fontenay et Alain Finkielkraut.
Ce livre, pas très gros, a fait un peu de bruit dans le landernau intellectuel français. Il rassemble une série de lettres que se sont envoyés E. de Fontenay et A. Finkielkraut, forme qui leur paraissait la plus adaptée (ou différente pour le moins) aux échanges qu’ils ont déjà depuis de très nombreuses années, plus posée et donnant plus de temps à la réflexion qu’une discussion in vivo.
Les deux auteurs ont bien entendu des lettres. E. de Fontenay est maître de conférences honoraire en philosophie, disciple entre autres de V. Jankélévitch, et A. Finkielkraut est académicien, ancien professeur au lycée et à Polytechnique. Chaque auteur a son style : A. Finkielkraut dégaine citation sur citation et E. de Fontenay est toujours très préoccupée de ce que l’échange soit une véritable discussion (p. 97), où chacun s’adresse à l’autre et non à un potentiel lecteur. Le pourquoi du livre apparaît même p. 191 : leur désaccord premier serait comment « concilier le courage et la prudence », alors que l’un est plus un héritier d’Auschwitz (A. Finkielkraut) et que l’autre est héritier de l’Appel du 18-Juin (E. de Fontenay, p. 225).
Les thèmes qu’ils abordent sont variés. L’amitié en premier lieu (avec en regard ce que certaines amitiés sont devenues au XXe siècle), mais aussi le positionnement politique d’A. Finkielkraut (est-il conservateur, réactionnaire, allié à l’ultra-droite, allié à quelqu’un ?), Israël et l’antisémitisme (le premier contact d’A. Finkielkraut avec l’antisémitisme est déroutant p. 183), le progressisme, l’identité, la France (l’Histoire mondiale de la France dirigée par P. Boucheron ne trouve pas grâce aux yeux des deux épistoliers, p. 208-2012 et 2017-223), le néo-féminisme, Renaud Camus, le judaïsme, l’Islam, et d’autres sujets encore. Aucune lettre n’a l’exclusivité d’une unique thématique et souvent plusieurs discussions s’entremêlent, sans pour autant rendre leurs lectures ardues.
La difficulté de la lecture tient au fait que les deux discoureurs ont en commun une bonne partie de leurs références, que le lecteur n’a pas forcément : M. Kundera, D. Diderot, M. Foucault, des écrivains des années 30 aux positionnements politiques changeants comme E. Berl, J.-P. Sartre, E. Burke, J. Michelet, R. Char, N. de Staël, P. Bonnard … Pour apprécier pleinement l’échange d’arguments et certains emportements, il faut les connaître un minimum, sans parler du fait d’être assez au point sur l’histoire du XXe siècle français. Nous n’avons pu repérer qu’une erreur, ou approximation, c’est quand François est qualifié de premier pape non-européen (p. 104).
Mais à la fin du livre, le mystère s’est à peine désépaissi. Avec tant de fougue argumentative (flamboyante d’un côté, acérée de l’autre), que l’amitié ne soit pas atteinte et ébranlée (comme ils auraient aimé que leurs arguments ébranlent l’autre), c’est encore difficilement concevable. Et pourtant il semble bien, comme le montre parfois le livre, qu’il y ait des points d’accord … et une vivante amitié !
(la Grande Révolution comme Seconde sortie d’Egypte p. 189, voilà qui est puissant …7,5)
Depuis 1962, James Bond occupe les écrans de cinéma, plus ou moins avec régularité. Une si longue série doit avoir de solides atouts, des bases solides, pour résister aux changements d’acteurs, d’attentes du public et au contexte. Aurait-il survécu en étant un simple exécuteur avec deux ou trois gadgets et une belle voiture ? Il semblerait que non. F. Levy explore dans ce livre la mythologie bondienne, au-delà de son apparence linéaire et basique.
La préface a été confiée à Michael Lonsdale, qui interpréta Hugo Drax dans le film Moonraker. Il raconte sa première rencontre avec Roger Moore, des anecdotes de tournage, l’unique cascade de sa carrière et sa rencontre avec Richard Kiel, l’acteur connu pour son rôle de Requin. Vient ensuite l’introduction, qui donne à voir la formation littéraire de l’auteur et ce que le lecteur lira ou ne lira pas dans ce livre (pourquoi Moonraker fut tourné en France ou les budgets comparés des films par exemple).
Intitulée « Prégénérique », la première partie est consacrée à trois figures centrales dans la série. La première est l’inventeur de l’espion britannique, Ian Fleming. Né en 1908 à Londres, I. Fleming a l’enfance classique de la grande bourgeoisie britannique. Il devient journaliste et pendant la Seconde Guerre Mondiale, est l’aide de camp du chef du renseignement maritime. En 1952, il commence la rédaction de son premier roman, rapidement suivi par d’autres. A sa mort, en 1964, trente millions d’exemplaires de ses romans avaient déjà été vendus. Si très rapidement il est question d’une adaptation sur grand écran, une première adaptation pour la télévision, en direct, a lieu dès 1954 aux Etats-Unis sans marquer les esprits. La seconde figure est celle de Sean Connery, celui qui le premier donna vie à l’espion. Après trois ans dans la Navy et divers petits boulots, il intègre une troupe d’opérette qui lance sa carrière d’abord à la télévision, puis au cinéma (il apparaît dans Le Jour le plus long). Il a 32 ans quand il tourne Dr. No. La troisième figure de cette section est Roger Moore, qui prend la suite de S. Connery et G. Lazenby (puis à nouveau S. Connery). L’auteur y discute longuement le virage vers la comédie qui s’effectue avec R. Moore, sans lui imputer toute la faute, dans une série où on a compris qu’il n’arriverait rien au héros (p. 47-48).
F. Lévy passe ensuite à quelques leitmotivs présents dans de nombreux films de la série. Le temps est une donnée fondamentale dans un James Bond, que ce soit celui des minuteries, de la réutilisation d’images de films précédents ou rien que dans les titres. Le second leitmotiv est celui de la britannité, très prononcée chez Bond (humour, parachute pavoisé, flegme) mais tout l’inverse dans l’équipe de production ou chez les acteurs. Les méchants sont aussi un ingrédient de base dans la série, avec souvent des ressemblances avec Bond. Ils sont nombreux, parfois plusieurs par épisode. Et pour abattre le méchant, Bond fait souvent appel à des gadgets (les parentés entre Bond et l’Inspecteur Gadget sont grandes …). Certains ont mal vieillis (le GPS), d’autres étaient déjà forcés dès le début et beaucoup sont cassés par Bond lui-même. Avec des montres ou des voitures, Bond est souvent doté d’armes en début d’épisode, mais l’auteur s’inquiète de la course vers un armement plus lourd pour Bond et qui ne permet plus aux victimes collatérales, comme c’était le cas au début, de se relever, vivants, une fois la bourrasque passée. Les victimes de Bond, justement, sont nombreuses, comme est présente la Mort dans chacune de ses aventures. Etre une James Bond Girl est rarement l’assurance de finir le film vivante ! Et ces Girls, on les trouve dans chaque film, du bon comme du mauvais côté. Leur autonomie, voir leur égalité avec le héros, vient petit à petit. S. Marceau et G. Jones sont des jalons importants de cette évolution, qui précède une autre évolution, raciale cette fois-ci. Les costumes, la musique, l’humour, l’inconscient érotique, la culture et l’espace sont les thèmes qui complètent cette première partie.
La seconde partie est constituée d’entretiens (anciens) avec différents metteurs en scène auteurs d’un plusieurs films de la série : Terence Young, Lewis Gilbert, John Glen et Irvin Kerschner (qui venait de réaliser l’Empire contre-attaque). Un entretien du producteur Albert Broccoli est aussi au menu avant de passer à l’avis de sept réalisateurs français variés qui donnent leur avis sur Bond.
La dernière partie explore longuement dans un ordre chronologique quatorze films, de Dr. No à Spectre. La conclusion est courte et mène à un épilogue donnant la parole à un enfant de huit ans donnant son avis sur certains éléments de la série, puis à deux annexes, décrivant l’intérêt très précoce d’Umberto Eco pour Bond et la parodie de James Bond où joue Neil Connery, le frère de.
Pour le lecteur qui n’est pas passionné autre mesure par la série, mais qui pour autant veut bien en savoir plus sur cet élément important de la culture populaire, ce livre est parfait. L’auteur s’y connait, et pas qu’en « jamesbonderies ». Tout au long des 300 pages (avec cahier central d’illustrations), F. Lévy déploie son savoir sur la série, n’hésitant pas à introduire Homère, Shakespeare, Proust ou Flaubert pour un parallèle si le besoin s’en fait sentir. F. Lévy sait comment se monte une superproduction, l’importance des secondes équipes avant l’ère de la transmission numérique et les innombrables actions en justice qui entourent Bond. Dans cet océan d’informations, bien écrites qui plus est, la partie avec l’enfant de huit ans est dispensable. Mais la seconde annexe sur Umberto Eco est d’un très grand intérêt, avec un schéma dégagé par U. Eco dans les romans en 1965 (Il Caso Bond) que l’on retrouve dans les films. De manière générale, la part de la psychanalyse est peut-être un peu grande dans les analyses, donnant parfois l’impression de tomber dans la surinterprétation. Mais l’auteur ne s’en est jamais caché, il donne son avis et parfois sans ménagement (mais aussi avec humour le plus souvent).
Un livre très plaisant, pas parfait, mais d’une grande accessibilité et d’une hauteur de vue appréciable.
Roman utopique de Franz Oppenheimer, avec une préface de Klaus Lichtblau et une postface de Claudia Willms.
Ecrit en 1934, sous le pseudonyme de Francis D. Pelton, Sprung über ein Jahrhundert se place dans la lignée de La machine à explorer le temps de H.G. Wells, et ceci même explicitement comme le montre la page 23. Comme son devancier, mais aussi de nombreuses autres utopies, le roman a une très claire visée sociale, critiquant la société de son temps mais aussi définissant ce qui serait une bonne société un siècle plus tard. En tant que premier professeur de sociologie d’Allemagne, l’auteur a quelques munitions.
Hans Bachmüller, ingénieur de son état, arrive dans le futur en provenance de l’année 1932. Peu de temps auparavant, en creusant une cave dans la colline derrière sa maison, il avait découvert une machine métallique et un cadavre dans celle-ci. Ayant dégagé la machine, il avait fait un petit essai avant de se lancer dans un grand saut vers le futur, en 2032. Et donc voici Hans Bachmüller qui rencontre un habitant du futur. Ce dernier le met assez rapidement en relation avec son oncle, un dirigeant local. Coup de chance, ces deux personnes se trouvent être des membres de la famille de Bachmüller, ce qui facilite grandement la vérification de ses dires. Mais Bachmüller constate vite que ce monde n’a plus grand-chose à voir avec celui qu’il a connu : on peut survoler la France librement en venant de l’Allemagne, un barrage a été construit à Gibraltar et on communique au travers d’un visiophone. Quel évènement a pu conduire la France et à l’Allemagne à ne plus se penser en ennemis, à ouvrir les frontières, et à propager partout la prospérité ? C’est ce que va découvrir Bachmüller tout au long du roman, en rencontrant divers personnages qui le renseigneront sur le nouvel état du monde et ses dirigeants, sur l’économie (un monopole de fait dans les années 30, p. 67 ?), le système bancaire, l’égalité, les échanges linguistiques, le monde du travail, la nouvelle paysannerie et ce qui anime les hommes dans la poursuite de ces changements.
Ce roman, qui ne croule pas sous une action effrénée c’est le moins que l’on puisse dire, n’est pas bâtit autour d’un scénario. C’est très clairement un habillage utilisé par l’auteur pour diffuser ses idées, comme il le dit lui-même, dans une époque où ce n’est pas l’intelligence mais les sentiments dont il faut user pour parler aux masses. Et ses idées, déjà exposées dans d’autres livres ou articles, tournent autour de la place de l’Etat (distingué du peuple, p. 32), d’un scientisme très dixneuviémiste (p. 45, comme le vocabulaire du livre), du libéral-socialisme très opposé au communisme (p. 61, p. 68 et p. 72) et qui peut prendre la forme de coopératives (l’auteur lui-même en a fondé quelques-unes et l’influence des cités-jardins de E. Howard est indéniable p. 140).
Le contexte d’écriture est évidemment très présent, entre références claires à la Première Guerre Mondiale, à des problèmes monétaires graves (y est promu un étalon-or, p. 98-99), aux pouvoirs forts et l’auteur utilise des mots très utilisés au début des années 30 en Allemagne, comme « Führer » (dans un sens pas encore péjoratif p. 154) et « Volk und Raum » (pour très clairement mettre à bas l’idéologie nationale-socialiste sur la question, p. 136-146).
L’auteur décrit aussi des phénomènes qui nous sont quotidiens ou pas étrangers : une économie avec très peu d’argent liquide (p. 92), des échanges de jeunes gens pour leur faire apprendre une nouvelle langue, des assurances sociales universelles, des voitures pour tous (p. 69), une Europe unie, voire même une Europe des régions.
F. Oppenheimer a une vision irénique du néolithique (p. 62), mais aussi une vision assez fantasmée du Moyen-Âge, entre mysticisme rhénan (très cité en fin d’ouvrage comme fondement de renouveau) et une paysannerie libre à l’Est mais serve à l’Ouest (c’est assez bancal p. 67). Pour rester sur le thème de l’Histoire, F. Oppenheimer se place dans une optique claire de « fin de l’Histoire », en décrivant un monde post-historique, sans Etat, comme un retour à la préhistoire. Mais on sent un esprit intéressé par une quantité de choses et qui aime beaucoup citer (p. 45 par exemple).
Pendant d’une préface courte mais efficace, la postface développe plusieurs thématiques. L’importance de l’utopie dans la pensée socialiste et comment le roman se place dans la production de F. Oppenheimer sont analysés en premier, puis sont traités successivement trois aspects présents dans le livre : l’action pacificatrice de la « Super-Arme » (H.G. Wells est le premier théoricien de la dissuasion nucléaire et F. Oppenheimer est un ami de A. Einstein), l’Europe des régions et enfin, l’étincelle divine présente en chaque homme (thème de la fin du livre, pour montrer que tout n’est pas que technique ?). Le livre n’est pas commenté dans son entièreté mais il est là une contextualisation bienvenue et bien faite.
Les chances que ce livre soit traduit en français sont à peu près nulles, mais sa lecture est l’occasion de bons moments, de réflexions et de sourires.
(F. Oppenheimer cite son poète de beau-frère p. 161 …8)
En 2005 sortait en librairie, sous les plumes de Gilles Kepel et de Jean-Pierre Milelli, le livre Al-Qaida dans le texte. Depuis, pour des raisons idéologiques et stratégiques, l’Etat Islamique (EI) s’est détaché d’Al-Qaida en 2013 (voir sur ce point Will McCants dans ces lignes, mais pas dans la bibliographie) et son discours s’est donc franchement séparé de son ancienne appellation. Il n’était donc pas illogique que Myriam Benraad, une disciple de G. Kepel, s’attaque à l’analyse du discours de l’EI, dans le but d’explorer les ressorts idéologiques de l’EI et sa vision du monde, pour finalement mieux le combattre sur le plan informationnel.
L’introduction précise les buts et la méthodologie du livre en accentuant sur la pensée binaire de l’EI (mais aussi par moment de G. W. Bush p. 8), qui cherche à supprimer la zone grise entre ce que l’EI appelle l’Occident (et donc l’apostasie) et eux (où le croyant est chez lui dans le califat et peut s’y réaliser). L’auteur dit aussi dans l’introduction analyser les écrits et les contenus audiovisuels de l’EI à travers une grille d’analyse classique du discours politique, en le confrontant avec la réalité. Pour ce faire, M. Benraad présente d’abord les supports médiatiques de l’EI (en trois pages) avant de passer aux vingt chapitres du livre, traitant chacun d’une dyade.
Le premier chapitre est intitulé « Orient et Occident ». Comme tous les autres chapitres, en exergue se trouve une citation qui sert d’illustration du texte qui suit. Le lecteur est de ce fait confronté au problème principal de la forme choisie dans cet ouvrage : le système de références choisi est imprécis du fait de la volonté de l’auteur d’utiliser le système dit « Harvard » avec seulement le nom de l’auteur et la date de publication, ce qui dispense, commodément, de donner un numéro de page (mais « allège » la page, puisqu’il n’y a plus de notes infrapaginales). Si l’on ne s’occupe que de fanzines limités en nombre de pages, c’est éventuellement jouable, mais quand on fait de même avec des ouvrages aux nombre de pages conséquents, c’est comme s’il n’y avait aucune référence. Toujours est-il que M. Benraad démontre avec justesse que l’EI se déclare comme l’Orient, et que ses ennemis sont donc l’Occident. L’auteur analyse avec justesse la construction d’un Occident simpliste par l’EI (les croisés, les Romains etc.) avec en sus, malgré une haine des orientalistes, un auto-orientalisme (p. 21-22) du fait de la venue de nombreux jeunes ayant vécu en Occident et qui ne se sont pas défaits de leurs codes culturels (voir de leur langue).
On retrouve la même architecture dans les chapitres qui suivent : civilisation et barbarie, Islam et mécréance, jihad et croisades, colonial et décolonial, unité et division, califat et démocratie, oumma et nation, Tyrannie et libération, corruption et justice, humiliation et revanche, grandeur et décadence, tradition et modernité (sans définition de ladite modernité), bien et mal, pur et impur (le culte moderne de la pureté p. 121), beauté et laideur (l’esthétique occidentale, celle du jeune urbain connecté p. 126-128), utopie et dystopie, immanent et transcendant, paradis et enfer et enfin, vie et mort. La conclusion souligne la nécessité d’un contre-discours et évoque les débats francophones sur le jihadisme de manière succincte et assez neutre (p. 158), précédant un glossaire des mots arabes (bien fait mais où on ne comprend pas la présence d’étoiles devant certains mots) et une courte bibliographie.
Ce livre se veut pédagogique (exposition des buts du livre, p. 13) mais ne peut hélas pas toujours éviter le simplisme (par exemple, une définition bien trop restrictive des croisades p. 39) ni par moments un retour à un texte pour les spécialistes (A. M. al-Zarqaoui est cité sans date p. 58). Il y a de très nombreuses très bonnes remarques dans ce livre (sur la pensée colonialiste de l’EI, sur le concept d’unicité dans le Coran p. 61, sur ce que le Coran favorise comme régime politique p. 67 ou encore par exemple sur l’anachronisme de l’oumma conceptualisée par l’EI p. 76) , fruit de nombreux travaux et d’une attention à ce qui s’écrit sur l’EI et le salafisme-jihadisme de par le monde, toujours avec la mise en avant de termes en langue arabe avec l’explication du sens que leur donne l’EI. Mais si l’on compare ce livre à sa référence, Al-Qaida dans le texte, les citations sont beaucoup moins longues et ne sont pas commentées, elles ne sont qu’illustrations. Le texte souffre aussi de répétitions et de faiblesses de constructions, voire de phrases obscures ou d’adjectifs mal choisis (p. 109). Une écriture trop rapide ?
De plus, plus gênant que ces remarques de forme, ce qui a notre sens plombe cet ouvrage est l’aisance avec laquelle sont cités certains noms dont on en voit pas avec clarté le lien avec le sujet, et qui donc se rapproche du lâcher de nom. Pourquoi citer E. Durkheim dans une comparaison entre le suicide en Occident et dans les pays arabes alors que le sociologue n’a pas travaillé sur cette aire (p. 154) ? Il en est de même avec H. Arendt (p. 115) ou K. Mannheim, le sociologue (p. 133). Cela manque d’explications, comme quand M. Benraad parle « d’approche politique démocratique » en Islam avant l’Occident (Athènes comprise ? p. 63) ou quand elle affirme que le kamikaze peut aussi se retrouver aussi dans les traditions juives et chrétiennes (p. 154), sans donner le moindre exemple. Il y a une claire volonté de faire direct et pratique, de montrer une voie, mais cela se fait ici au détriment de l’exposé.
C’est donc une petite déception que ce livre de 190 pages, qui n’est pas que défauts, loin de là, mais ne se hisse pas au niveau de son devancier.
(ah le lol-jihad, avec ses vidéos de chatons p. 23 … 6)