Reappraisals

Reflections on the Forgotten Twentieth Century.
Recueil d’articles de Tony Judt.

Toujours un train quelque part !

Un autre recueil d’articles de l’historien Tony Judt, où souvent la recension d’un ouvrage sert de prétexte à une leçon d’histoire percutante et bien tournée.

Le livre se découpe en quatre parties, centrées chacune autour d’une thématique : le totalitarisme, l’engagement des intellectuels, lieux et mémoires et enfin pour finir, le (demi-)siècle étatsunien. Mais avant cela, dans une introduction caractéristique des dernières publications de T. Judt (dont on retrouve bien entendu de nombreux éléments dans ces autres livres, particulièrement son « testament politique » et son autre recueil d’articles, comme la place de l’Etat p. 8-10), ce dernier entretient le lecteur de ce qui n’est plus en notre début de XXIe siècle : la mémorialisation qui remplace la mémoire, les irréconciliables visions du XXe siècle des deux côtés de l’Atlantique, sur la perte temporaire de pouvoir du politique face à l’économique et le retour de la peur comme facteur politique en Occident. Son aversion pour le victimisme et le présentéisme est plus que palpable (p. 4).

La première partie permet à T. Judt de se concentrer sur plusieurs figures de l’engagement politique d’intellectuels à différents moments dans le XXe siècle : Arthur Koestler, Primo Levi, Manès Sperber et Hannah Arendt. Dans le premier article, l’auteur n’est pas tendre du tout avec l’auteur du livre qu’il critique (p. 30). Dans le second article, au ton plus doux, T. Judt revient entre autres choses sur la réception de l’œuvre de Primo Levi (p. 46-47). Publié pour la première fois en Italie en 1946, Si c’est un homme ne parait en France qu’en 1961 sous un titre qui change son sens (J’étais un homme), mais le succès ne vient vraiment qu’après la mort de l’auteur en 1986.

Autre homme du XIXe siècle, cosmopolite comme A. Koestler, Manès Sperber est aussi un de ceux qui transforme les obligations religieuses juives en une volonté de changer le monde (p. 70) et qui grâce à ses mémoires (comme S. Zweig par exemple), permet de comprendre une époque où l’expérience de la Galicie multilingue conduit à s’intéresser au futur du prolétariat allemand (p. 72). Le dernier article de cette partie est l’occasion de parler du rapport à la germanité et au sionisme de Hannah Arendt. T. Judt revient aussi sur ce que pense H. Arendt des Conseils Juifs dans les ghettos durant la Seconde Guerre Mondiale, penchant en faveur des contradicteurs de la philosophe. On sort de la lecture de cet article avec une image différente de la philosophe : l’auteur est convaincant quand il argumente sur l’absence de systématisation chez H. Arendt. Mais T. Judt insiste aussi sur son apport à la critique de la contemporanéité.

La seconde partie est elle aussi dominée par de grandes personnalités, dont certaines connues personnellement de l’auteur. On commence avec le grand héros de T. Judt, Albert Camus, à l’occasion de la réédition en France de Le premier homme (en 1994). L’article (très court) porte essentiellement sur les parallèles que l’on peut trouver entre A. Camus et son personnage Jacques Cormery. La suite porte la lumière sur Louis Althusser, dont T. Judt a suivi le cours à l’ENS. La rencontre n’est pas décrite à l’avantage du professeur français. T. Judt, élevé dans le marxisme, n’adhère pas du tout à la présentation, toute déconstruite, qui lui en est faite (p. 107). L’article est donc une tentative de présenter la vision althusserienne du marxisme (dans une tentative de donner un sens à sa propre vie selon T. Judt p. 113), avec quelques lignes sur ses épigones (et D. Eribon prend cher p. 114 !). C’est féroce. Avec justesse, T. Judt  se demande à la fin de l’article comment un tel homme peut avoir autant attiré à lui les intelligences, excluant l’hypothèse du chartlatanisme mais regrettant son influence encore vivace aux Etats-Unis (associée aux « gender studies »).

Autre figure mondialement connue, Eric Hobsbawm est le sujet d’un article. T. Judt loue ses qualités d’écrivain, ses immenses connaissances et détaille son parcours entre Alexandrie, Vienne, Berlin, Londres et Cambridge. La place du communisme dans sa vie, jamais remise en cause, est auscultée avec précision. Ais c’est le communisme britannique, bien différent cependant de ce qu’il avait vécu en 1933 à Berlin avec le KPD (p. 120) … T. Judt est plus acerbe quand il explore l’attrait des universitaires communistes pour le mandarinat : le pouvoir à ceux qui savent ce qui est bon (p. 121). Mais pour T. Judt, E. Hobsbawm est aussi un romantique, qui voit l’URSS et les partisans italiens de cette manière et dévoile dans ses mémoires un faible pour la RDA. Et à partir de là, l’auteur formule des  critiques plus dures devant ce qu’il considère plus comme des faiblesses de la jeunesse ou l’ignorance du moment (p. 123 sur la stratégie du KPD dictée par Moscou, contre les sociaux-démocrates et ignorants les Nazis en 1932). Il y a une sorte de colère chez l’auteur à la fin de l’article, confronté à ce que E. Hobsbawm dit de l’Europe centrale après 1945. Pour lui, il a dormi pendant l’époque de terreur et de honte (p. 126). Un portrait tout en nuances de gris.

Leszek Kołakowski, le sujet du huitième chapitre, est encore un intellectuel britannique né ailleurs. Polonais, dissident, catholique et philosophe, L. Kołakowski a été exilé en 1968 et a trouvé refuge à Oxford. T. Judt rappelle ses apports à la philosophie et à l’histoire, principalement celle des sectes paléochrétienne et du marxisme (Histoire du marxisme est paru en 1976). C’est aussi un rappel sur l’attrait qu’a eu le marxisme pour les intellectuels au XXe siècle (p. 137-140), tout en rappelant les distinctions qu’il y a à faire entre marxisme et ce qu’en firent les Bolchéviques (p. 133), tout en mettant en exergue la vision polonaise de L. Kołakowski, teintée par son expérience personnelle du communisme.

Pour rester en Pologne, T. Judt entretient ensuite le lecteur de sa vision de Jean-Paul II. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’auteur n’a pas aimé le livre qu’il se propose de recenser. Il y critique en détail la présentation des années 80 qui y est faite, explorant la manière dont agit intellectuellement Jean-Paul II et insistant sur son côté polonais. Le chapitre suivant nous envoie du côté d’Edward Said, l’intellectuel palestinien connu essentiellement pour son livre L’Orientalisme. Il a été un grand critique des accords d’Oslo comme des pourparlers de Camp David, et, sur ce point, T. Judt rejoint son jugement : Camp David n’aurait rien réglé (p. 170). Après avoir montré que le mouvement palestinien s’est construit en miroir du sionisme (expulsion, résurrection, volonté de retour etc. p. 172), il en appelle à la responsabilité des Etats-Unis dans le règlement du conflit.

La section suivante débute avec un chapitre sur la chute de la France en 1940. Ca a été un combat de chaque instant pour faire comprendre au public anglo-saxon, et surtout étasunien, que la fin de la IIIe République en 1940 est un évènement important du XXe siècle, et que les semaines de combats furent très loin d’une promenade de santé et que tout n’était pas écrit d’avance, y compris au 10 mai 1940. On peut cependant lui reprocher d’utiliser le terme d’ennemi héréditaire (la France a bien plus été confrontée à  l’Angleterre, p. 183), tout comme nuancer le peu de renseignements qu’auraient eu les Français (p. 187, comme le montre les carnets du chef du Service de Renseignement français, le général Rivet). T. Judt reproche au livre qu’il critique un abus du « what if » qui conduit à perdre de vue les documents et la réalité (p. 189).

Le chapitre suivant analyse la publication en anglais des Lieux de mémoire, la fameuse série dirigée par Pierre Nora. Il remarque qu’il n’y est jamais question d’urbanisme, pas plus que des Napoléons. Il est peut-être excessif quand il parle des changements en France entre 1956 et 1981 : on peut avoir l’impression qu’il n’y a plus aucune constante. Le treizième chapitre ramène T. Judt vers l’Angleterre, dans un article où il critique durement Tony Blair (« Blair l’inauthentique pour un pays inauthentique » p. 224). C’est l’occasion de parler trains et de la privatisation ratée du rail britannique (un livre de T. Judt sans train ? Impossible !). On revient sur le continent, en Belgique, dans le chapitre suivant et T. Judt livre un portait très complet du pays. La Roumanie bénéficie du même traitement.

T. Judt se revient vers le Levant avec un article sur la Guerre des Six Jours, le début de l’éloignement d’un règlement en Terre Sainte, suivi par un autre sur les colonies.

La dernière partie de ce volume de 430 pages de texte se déplace vers le Etats-Unis. Il y est question de l’affaire Alger Hiss, de la crise de Cuba (dans un magnifique et éclairant article qui démontre que Kennedy et Khrouchtchev ne jouaient pas aux échecs mais au poker p. 335), de Henry Kissinger, de la Guerre Froide (avec démontage en règle du livre chroniqué) et de l’éclipse de la Gauche aux Etats-Unis. Le dernier chapitre est un comparatif lumineux entre les Etats-Unis et l’Europe.

La conclusion aborde le retour de la question sociale, centrale au XIXe siècle, avec parfois des approximations (pas de Front National en 1978 ? p. 412) ou des attaques moins bien fondées (sur Giscard d’Estaing p. 406). Cela ne transpire pas l’optimisme …

La diversité des thèmes est très plaisante, avec toujours une grande qualité d’écriture et une agilité intellectuelles remarquable. Une pointe d’acidité britannique vient de temps en temps mettre un coup de fouet au lecteur. Si sa connaissance de l’Europe avait été amplement démontrée, celle de l’histoire de Etats-Unis manquaient encore d’exemple. C’est fait avec ce recueil qui ravira les aficionados de T. Judt.

(«Blair made London and Britain great again », ça rappelle quelque chose p. 222 … 8)

Alice au Pays des Merveilles

Roman fantasy de Lewis Carroll.

Hop hop hop !

C’est le plus grand des hasards qui a porté ce très grand classique de la littérature de l’imaginaire devant nos yeux. On s’était imaginé l’œuvre un peu plus grosse … Mais non, en à peine 120 pages et plus de 150 ans plus tard, Lewis Carroll est encore aujourd’hui une référence connue de presque tous (avec des images Disney en prime dans chaque cerveau qui aident à sa renommée).

Alice et sa sœur sont au bord d’un cours d’eau et Alice s’ennuie. Passe un lapin en redingote, qui sort sa montre gousset et s’affole de son retard. Alice, intriguée, suit ce lapin dans un terrier et entame à sa suite une chute interminable … Qui se finit bien, mais devant un couloir aux portes fermées. Seule une porte semble pouvoir s’ouvrir mais Alice est bien trop grande pour pouvoir passer à travers. Une bouteille lui demande de la boire, alors elle s’exécute …

Alice, dans ce pays merveilleux, confronte ainsi sa logique à celle de son entourage, prenant souvent la forme d‘une critique de la société victorienne. Les pastiches de comptines (très anglaises) sont de ce point de vue emblématiques. Mais cette absence de logique, cette folie par instants (c’est bien l’adjectif accompagnant le Chapelier) dans laquelle se meut une Alice toujours calme et polie, cette folie touche au cauchemar. Si certains personnages désamorcent en fin de tableaux certaines situations, la violence affleure, venant de toutes les couches de la société (la Reine, la cuisinière) ou de la Nature elle-même. Alice a bien du mal à comprendre la Souris et son rapport aux chats et aux chiens, et cela montre peut-être un changement de rapport des populations urbaines (Oxford) à la Nature par Lewis Carroll (ou seulement la naïveté enfantine, versant alors vers le roman d’apprentissage ?).

La présentation et les notes du traducteur J.-P. Berman sont d’un très grand intérêt, replaçant le roman dans la vie de son auteur, sa fascination pour les jeunes filles (qui lui font perdre son bégaiement selon sa biographie p. 13), son œuvre de photographe, d’inventeur de jeux (de cartes aussi, bien entendu !) et de mathématicien. Les notes sont bien sûr primordiales dans l’explication des allusions aux amis de L. Carroll, aux parodies de poèmes et à l’histoire anglaise mais elles aident aussi à comprendre les difficultés de la traduction d’un tel livre (et la connaissance de la production littéraire du XIXe siècle que possède le traducteur).

Un livre compact, agréable, fascinant et léger, mais cette clochette tinte encore très bien et son écho a déjà visité d’innombrables contrées. La fantasy doit décidément beaucoup aux universitaires anglais !

 (le traducteur se sent obligé de décrire ce qu’est un jeu de croquet… tristesse…. 8)

Reconnaître le fascisme

Fascicule de politologie de Umberto Eco.

Ca nous botte !

Voici un texte court, publié tout d’abord dans la New York Review of Books, mais qui reprend un discours prononcé par Umberto Eco le 25 avril 1995 à l’université de Columbia, à l’occasion de l’anniversaire de la libération de l’Europe. Mais la date a aussi une signification plus particulière encore pour les Italiens, puisque c’est ce jour qu’est fêtée la libération de l’Italie depuis 1946.

Et le texte est très italien. Le fascisme est ici à comprendre dans son sens strict, historique, et donc comme un phénomène italien. Comme pour Comment écrire sa thèse, U. Eco s’appuie sur des souvenirs, puisque né en 1932, il a expérimenté de première main de la vie quotidienne fasciste et sa fin inattendue en 1943. Sa première découverte est la pluralité des langages : qui a été abreuvé aux discours–fleuves du Duce ne peut que être surpris par le laconisme du maréchal des carabiniers, qui dit trois mots lors de la libération du village du Piémont où vit l’auteur (p. 13). Ce dernier va de découverte en découverte au cours du printemps 1945.

L’auteur passe ensuite au cœur de son propos. Pour lui, le fascisme des années 1920 à 1940 ne reviendra pas sous la forme qu’il avait pris (p. 19), même si le fascisme désigne dès avant la Seconde Guerre Mondiale une quantité de phénomènes très différents. Ceci qui intéresse bien entendu beaucoup le linguiste, et il entre un peu dans le détail, soulignant la plasticité idéologique du fascisme (toujours au sens strict), ce qui le rend peut totalitaire (p. 22) ni monolithique (plusieurs personnalités très dissemblables sont évoquées p. 27-29).

U. Eco passe ensuite aux dix-neuf caractéristiques de ce qu’il appelle « l’Ur-Fascisme »,  qui permettent de définir un phénomène fasciste (mais hélas l’auteur ne dit pas combien de ces éléments sont nécessaires pour passer le cap entre fascisme et non-fascisme). Rapport à la tradition et au modernisme, irrationalisme, peur de la différence, frustration, nationalisme, humiliation (« des ennemis à la fois trop forts et trop faibles » p. 42), le pacifisme comme collusion, l’élitisme populaire mais avec un dominateur (le Duce) et un mépris pour les faibles, culte du héros et machisme, le populisme qualitatif et enfin une novlangue.

On peut faire ressortir de ces critères une défiance de l’auteur envers la Nation (là encore, peut-être une thématique assez italienne) mais aussi la pluralité des champs où se niche le fascisme. L’aspect humiliation alliée à la certitude progressive d’un destin national exceptionnel est aussi à noter, même s’il est de loin le seul à faire ce type de remarques. Le point essentiel de ce petit opuscule est de réintroduire à l’intention du lecteur tout l’éventail de nuances que peut prendre le totalitarisme et montrer ce qui n’en est pas. Et pour U. Eco, le fascisme italien n’en est pas un. Une dictature de droite, inspiratrice de nombreux mouvements, mais pas un totalitarisme. Un langage sans corpus idéologique conséquent, ce en quoi E. Gentile et P. Milza disconviendront peut-être …

(court, punchy et bien écrit … 7,5)

 

Les petites phrases qui ont fait la grande histoire

Recueil de citations de Olivier Calon.

Problème de vexillologie.

Chaque personne passée par l’école primaire en France a sans-doute entendu, au détour d’une leçon d’histoire, une de ces phrases qui ne s’entendent qu’à ce moment-là mais qui fondent un socle sur lequel s’appuie une bonne partie des références culturelles communes du pays. « Souviens-toi du vase de Soissons » est sans doute l’unique fois que la ville de Soissons doit être évoquée dans une classe de toute la scolarité obligatoire (tout en étant moins drôle que le « Vous ne m’avez pas crue, vous m’aurez cuite ! » de Jeanne d’Arc). Si, parmi les citations et phrases du présent livre, cette parole attribuée à Clovis est très connue, il en est qui sont plus confidentielles.

La sélection se concentre uniquement sur la France, démarrant avec Clovis et s’achevant avec  Emmanuel Macron, distribuant les citations de manière inégale au gré des siècles. Le découpage en périodes permet des changements typographiques pas désagréables, mais faire démarrer la période contemporaine en 1970 ne repose sur rien.  Mais arrivé à ce point du livre, le lecteur averti a déjà compris que l’auteur est journaliste, pas historien (ni sans doute ancien étudiant en histoire). Parler de Royaume de Bourgogne au Bas Moyen-Age, ça pique (p. 47), mais pas autant que César empereur (p. 51). Qualifier Jacques Cœur de dernier croisé français au milieu du XVe siècle est aussi une erreur, puisque (souvenez-vous), il y a des croisades jusqu’au XVIIe siècle. Mais quand on parle d’Algériens en 1830 (p. 162), on frise l’anachronisme. Le bilan de la Campagne de France en 1940 aurait mérité plus de clarté, pour expliquer le décalage entre le discours de P. Pétain et l’armistice ainsi que l’influence de ce même décalage sur le nombre de prisonniers de guerre français (p. 225). Le lecteur cherchera longtemps ce que veut dire l’auteur quand il parle des « arcanes de l’armée » p. 192. L’Inquisition bénéficie toujours et encore du même traitement (p. 25) …

Chaque phrase est expliqué sur deux pages, avec souvent une pastille qui offre un approfondissement ou un contre-champ, la plupart du temps très appréciable. Le format bride donc la possibilité d’expliquer précisément et clairement certaines phrases, mais apporte aussi des satisfactions. Un livre moyen, pour autant très lisible, pas exempt d’avis de l’auteur dans leur crudité.

(pour les derniers choix, nous jugerons de leur historicité dans plusieurs décennies … 6)

Mör

Roman policier/thriller de Johana Gustawsson.

La mör qui tue.

La Suède : ses lacs, ses exportations à base de bois, sa boulange et ses tueurs en série sadiques. C’est un peu ceux à quoi nous invite Johana Gustawsson dans ce roman qui ne prend pas de pincettes.

Une actrice connue qui disparaît à Londres et voilà qu’un tueur en série sadique refait surface. Tout son mode opératoire y est, rendant son identification certaine. Seul problème : il a été arrêté il y a dix ans et est toujours dans un hôpital-prison. Le pire c’est que le criminel se déplace, puisqu’un corps mutilé selon le même rituel, avec les mêmes détails, est retrouvé sur les bords d’un lac en Suède. L’enquête va donc être conjointe, entre la Suède et l’Angleterre. Mais que cherche-t-on ? Est-ce le même tueur, avec un innocent en prison ? Un imitateur qui aurait eu accès à des données connues de la seule police ? Un complice qui ne s’était pas fait pincer à l’époque mais qui, fait rare, reproduit exactement les mêmes exactions sans son acolyte de l’époque ? La profileuse canadienne Emily Roy est dépêchée en Suède par Scotland Yard et l’écrivain française Alexis Castells, dont le compagnon a été tué par le tueur en série, est contrainte de se replonger dans son passé.

Le polar nordique a tout emporté sur son passage, avec Millenium comme tête de proue, et le succès ne se dément pas. Mais le style n’est pas réservé aux seuls écrivains dont les noms finissent en –son. C’est ici le cas mais l’auteur est française (dotée d’un pseudonyme admirativo-commercial ?), marseillaise de surcroit (ou même ciotadenne ?), et vit avec un Suédois à Londres. Les ambiances découlent donc directement de son expérience personnelle, avec l’apport français en plus (le personnage de Alexis Castells, française en diable, avec son côté alter-ego). Mais on sent la volonté de montrer ce parcours de vie : le lecteur doit comprendre qu’elle connaît la Suède et Londres, avec à l’appui de nombreuses références culturelles qui ont pour but de crédibiliser le récit mais qui font trop appuyées quand on les ajoute aux placements de produits (c’est dans le cahier des charges du genre ? c’est enseigné dans les cours d’écriture ? l’auteur attend-t-il une rétribution ?). Le récit, parallèle à l’enquête, d’épisodes de la vie d’une immigrée suédoise à Londres dans les années 1880 a la bonne idée de mettre en scène cette immigration peu connue et de rappeler que la Scandinavie n’a pas toujours été cette zone économiquement bien portante. Cependant, l’auteur décrit une ambiance dickensienne surdéveloppée qui pourrait faire penser que le crime naît de la seule misère.

Au-delà de ça, que l’on dirige le lecteur vers l’histoire de Jack l’Eventreur  est d’une gênante transparence (p. 25). Quand p. 142 Sade est expressément cité, on se demande s’il n’y aurait pas derrière ce roman l’envie d’imiter cette grande figure, mais en ajoutant aux excentricités sexuelles une couche de gore qui prend la place du noyau de philosophie.

 Plus gênant encore, il n’y a aucune réaction mesurée. Toutes les émotions sont passées à l’amplificateur, potentiomètre sur 12 (p. 75 par exemple). Le côté marseillais ? Les paroles « giflent » constamment, et de nombreux personnages sont toujours au bord de défaillir à la moindre remarque ou allusion. Ces personnages, dont chacun a au moins une demi-douzaine de traumatismes (anciens et nouveaux), sont parfois difficiles à différencier. A tel point que Emily Roy et Alexis Castells pourraient être finalement le même personnage. La profileuse tient bien évidemment de la voyante extralucide et la criminologue suédoise, avec son syndrome d’Asperger, est bien sûr l’impertinence personnifiée. Cela dit, les autres policiers du roman sont aussi à ranger dans la catégorie « je me contrefous de la hiérarchie ». La fin du roman est cependant bien construite, avec un bon rythme qui fait monter la tension avec doigté mais abouti sur un dénouement à notre sens assez tarabiscoté et qui réintroduit des longueurs.

(c’est sympathiquement amené et peut-être vécu le coup de la suédoise qui se moque de l’accent français d’une personnage parlant anglais p. 259-261 …4,5)

L’abbaye blanche

Roman policier/thriller de Laurent Malot.

Des choses à se mettre sous la dent.

Le Jura non plus ne peut pas échapper à la corruption du monde (mais Elie Semoun le savait déjà). C’est l’argument de fond de ce roman policier, né d’un scénario de cinéma pas tourné.

Matthieu Gange est inspecteur de police à Nantua (comme la sauce). Sa femme est partie sans explication il y a un peu plus d’un mois, et il doit donc élever seul sa fille de six ans. Sa disparition est-elle liée aux trois meurtres sauvages commis en quelques jours, auxquels une jeune femme blonde semble liée ? Est-elle victime ou coupable dans cette affaire ? En équipe avec le capitaine Michelet, Gange enquête, parfois au péril de sa vie. Les ennemis semblent puissants, retords et imprévisibles mais la pugnace journaliste Héléna Medj semble aussi sur le coup. Alliée ou sangsue ? Si la hiérarchie de Gange marche sur des œufs, d’autres œuvreront pour aider Gange. Et éventuellement aussi aider la Justice …

Ce premier roman policier de L. Malot est bien construit, avec quelques brins d’humour qui rendent la lecture agréable. L’aspect rural, où les Jurassiens se sentiront à la maison, ajoute en crédibilité au roman qui a la bonne idée de ne pas tomber dans les listes de marques quand il s’agit de décrire quelque chose. L’auteur joue lourdement sur le côté montagnard bourru, idéaliste et intègre contre Parisiens lâches et corrupteurs (Gaëlle et les autres), comme effet secondaire de cette crédibilisation. Les paysages jurassiens sont plus évoqués que décrits mais on sent bien l’hiver local, présence difficile à manquer.

L’auteur évite aussi quelques poncifs : le flic ne sort pas avec la journaliste, par exemple. Il y a une fraîche ambiguïté dans la relation entre le héros et l’étudiante qui garde sa fille et la relation entre Etienne et Carole est drôle sans être fleur bleue.

Certains éléments sont beaucoup  moins crédibles, comme l’expédition dans l’abbaye ou comment l’ancien membre de la secte agit avec les policiers. La fin est assez bizarre, voire mal construite (même si l’on comprend que c’est le premier tome d’une série, explicite dans la version poche) : si la fatigue du héros mène à une telle fin, le lecteur y est assez mal conduit.

Une lecture plaisante avec un récit plaisamment rythmé (l’auteur est un scénariste expérimenté), mais sans être inoubliable. C’est l’occasion d’un changement de style et de voir ce qui s’écrit aujourd’hui dans le monde francophone.

(un beau piège pour ceux qui aiment commencer par lire les dernières pages d’un roman … 6,5)

La nuit des temps

Roman de science-fiction de René Barjavel.

L’une des masses de granit de la SF francophone.

Dans l’Antarctique, une équipe scientifique française découvre le signal d’une balise radio sous la glace, à plus d’un kilomètre de la surface. Une équipe internationale se constitue pour mettre au jour ce qui envoie ce signal, qui, si les glaciologues ont raison, émettrait depuis 900 000 ans. En descendant dans la glace de ce continent sujet aux tempêtes et à un froid effroyable, les scientifiques découvrent des ruines et des éléments de flore et de faune congelés qui n’ont rien à voir avec le milieu que les entoure. Qui donc a bien pu vivre là et mettre en place une balise avec une telle durée de vie ? Et surtout pourquoi tout ceci n’est plus ?

Notre série sur les classiques de la SF s’ajoute un numéro avec ce roman de l’estimé Barjavel. La nuit des temps est un classique mais il se différencie clairement de la production de l’Age d’Or de la SF étatsunienne mais aussi de Dune, écrit au même moment tout en puisant dans des éléments assez français. Il y a peu de choses à voir avec le type de sensualité que l’on peut trouver chez un I. Asimov (pourtant déjà aventureux de ce côté-là dans Face aux feux du soleil, avec là aussi des cités enterrées). Les descriptions de R. Barjavel ont un côté naturaliste tout en étant acrobatiques qui sont un plaisir pour le lecteur. Mais le début en lui-même, avec ses désolations glacées antarctiques et sa civilisation ancienne, fait aussi penser à Lovecraft, sans que le chemin vers l’horreur de ce dernier soit parcouru. Cette sensualité affichée, c’est aussi celle des années 60, un contexte d’écriture très présent. Tellement présent que l’auteur se défend d’avoir retouché son texte après mai 1968, après avoir achevé son manuscrit en mars de la même année (p. 167). On retrouve la fascination pour l’amiante mais aussi la contestation de la consommation (les parkings p. 31, les produits dérivés p. 34, les raviolis cuits dans leur boîte p. 301 etc.). La mention du barrage d’Assouan complète ce tableau d’une époque (p. 29), avec des références humoristiques qui commencent parfois à dater (le troisième bac, p.30).

Le roman joue de plusieurs thèmes, qui ne sont pas propres à la SF. Le premier de ceux-ci est celui de l’Age d’or, celui que les chercheurs pensent voir dans leurs devanciers de l’Antarctique. Mais c’est un Age d’or limité aux individualistes du Gondawa antarctique, au contraire de Enisor qui lui fait dans le la personnification du péril jaune, avec ses masses indifférenciées qui partent à l’assaut du monde (p. 148 et p. 189). Cette société antarctique, est d’abord présentée sous un jour souriant, avant que l’auteur, avec la tension progressant au fil du roman, ne précise certaines choses qui peuvent être plus déplaisantes, comme les exclus sans revenus de base (p. 211), les troupes d’assaut de la police etc. Cette utilisation de l’Age d’or est donc une présentation fine et à tiroirs. Il n’y a pas un Age d’or en -900 000 (qui est un Eden avec banque centrale p. 155) et un Age d’airain au XXe siècle, le cycle est bien plus court, si tant est que le point de départ idéal existe. Comme effet collatéral de ce thème, on a tout de même droit à un excursus sur le christianisme qui aurait réintroduit la honte dans l’Humanité (avec la classique dichotomie Christ-Paul en prime, p. 238).

Ensuite c’est une SF très critique de la science. A part le personnage de Simon, les autres scientifiques de l’expédition ne se pas présentés sous des jours très favorables. De plus, la manipulation des objets retrouvés dans l’abri fait passer ces scientifiques pour des apprentis-sorciers inconscients et immatures. C’est leur médiocrité qui permet au scénario de rendre plausible le qui pro quo final (mais ça reste une faiblesse à notre sens), un scénario bien aidé par le personnage de Eléa, étonnamment peu maline sur le coup. Mais la presse ne bénéficie pas d’un traitement plus sympathique dans ce roman.

Au niveau de l’écriture, outre des dialogues bien tournés, ce qui frappe le lecteur c’est le déroulement cinématographique qui lui vient sans doute de son origine comme scénario. Les aller-retour avec la famille qui commente les évènements retransmis à la télévision ont toute leur place dans ce schéma, avec un finale sur fond d’étudiants criant « Pao ! Pao ! Pao ! » (lire Mao) assez truculent, tout en, dans le même mouvement, annonçant mai 68 et faisant montre d’un mépris de classe assez violent.

Expérience positive, avec une lecture très plaisante et une plongée intéressante dans la peur nucléaire des années 60 mais c’est aussi un hymne à l’amour absolu. Un mélange pouvant donner de belles choses.

(dans ce roman, pas de Soviétiques mais bien encore des Russes … 8)

Retour à River Falls

Roman policier/thriller d’Alexis Aubenque.

Un lecteur embrumé.

Le journaliste de guerre Stephen Callahan revient dans sa ville natale de River Falls, dans l’Ouest des Etats-Unis. Pour se ressourcer officiellement, et vivre plus proche de sa famille pendant un temps. Dans cette même ville, le shérif Mike Logan dirige la police locale. Lui aussi est revenu il y a peu pour se faire réélire shérif. L’été coule indolent, les vacances universitaires sont là. Mais le crime n’a pas pris de vacances : le cadavre d’une adolescente est retrouvé dans les bois, dans une mise en scène à goût ésotérique. Théâtre des actes d’un tueur en série il y a quelques années, la paisible ville universitaire attire les médias du monde entier et la tension monte. Mike Logan, qui avait déjà arrêté le tueur il y a quelques années, peut-il empêcher une nouvelle série de meurtres ? Sa compagne, la profileuse du FBI Jessica Hurley pourra l’y aider, mais il n’est pas exclu que S. Callahan (employé au journal local) puisse aussi les aider. Le coupable se trouve-t-il parmi les artistes du cirque qui vient d’arriver en ville ?

Un auteur qui a démarré dans la SF (et le clin-d’œil aux grands auteurs du genre est sympathique p. 192 quand S. Callahan consulte la bibliothèque de son ancienne petite amie) avant de passer au policier, voilà qui soulevait un peu de curiosité. Nous pensions la collection Milady de Bragelonne orientée vers la littérature destinée à un public jeune et féminin (type littérature de vampire adolescent), ce qui cadrait pas avec le style affiché et qui nous a donc interpellé. Mais le vocabulaire choisi par endroits nous a convaincu qu’un public adolescent n’était pas forcément recherché, et il nous a donc fallut réviser notre jugement.

Disons-le de suite, ce n’est pas de la grande littérature. Si ce n’est pas non plus une lecture désagréable ou ennuyeuse, on enfonce quelques portes ouvertes (les dialogues ne font pas pousser des cris d’extase) dans ce roman et on ne cherche pas l’esthétisme. A. Aubenque use aussi de poncifs : pour lui on ne peut que croupir en prison (p. 322), avoir des poulains dans une salle de boxe (p. 327) et les Amish sont forcément des arriérés (p. 29). On saupoudre le tout de réflexions improbables (panem et circenses, p. 328), de remarques qui tombent à plat (p. 429), de placement de produits (des marques d’appareil photo ou de voitures qui ne rendent pas le récit plus naturaliste, pesant p. 99), voire d’incohérences (le shérif roule à fond et est dépassé par des ambulances p. 412 ou un ORL qui ausculte des poumons p. 145) et on obtient un roman pas déplaisant, qui par moment fait même tourner des pages, mais bancal (y compris la fin).

Ce qui plombe l’ensemble à notre sens, c’est que chaque personnage se résume à son traumatisme. Il n’y a ainsi plus de personnages « normaux » et leur profondeur est assez relative. Stephen Callahan n’est de plus pas d’une finesse psychologique à toutes épreuves (p. 419) …

D’un autre côté, l’auteur utilise dans son roman (partie d’une série mais lisible de manière autonome) des thématiques étatsuniennes contemporaines (où est-ce l’impression que celles-ci donnent de ce côté de l’Atlantique ?), comme les violences policières ciblant les Noirs (p. 123) ou le terrorisme islamiste (p. 407), ce qui crédibilise son récit.

Ce roman nous a donc détrompé sur le contenu de la collection, mais hélas déçu par son contenu, trop basé sur des archétypes fatigués.

(un t-shirt des Metallica comme on dit un t-shirt de Beatles p. 347 … horrible … 5,5)

La sculpture grecque

Manuel de sculpture grecque de Bernard Holtzmann.

Finesse, délicatesse et blancheur trompeuse.

L’étude de la sculpture grecque n’a rien de figée comme nous le rappelle B. Holtzmann dans ce manuel touffu. De nouvelles découvertes ont lieu constamment, que ce soit de grandeur nature ou des statuettes, qui viennent agrandir le corpus des œuvres. La sculpture grecque est aussi pour les Modernes ce qu’il y a de plus grec en termes d’art, une conséquence de la disparition des traces qu’auraient pu laisser d’autres types d’œuvres comme les peintures ou la musique.

Ce manuel est découpé en plusieurs parties, d’importances inégales. La première est toute de textes et décrit avec pas mal de profondeur la sculpture grecque. La matérialité de la statuaire, son inscription dans l’espace, les matériaux utilisés (bois, terre cuite, métaux, pierre) et les techniques employées sur eux sont évoqués longuement. Les différents genres sont l’objet de la seconde sous-partie, avec les difficultés de la classification que cela comporte : s’il est parfois difficile de distinguer une statue de culte d’une offrande, certaines statues sont clairement décoratives. Les sculptures funéraire, commémorative et honorifique sont aussi abordées avant que l’auteur ne précise ses vues en matière de préséance de la figure humaine dans la sculpture grecque qui doit être rendue par l’imitation du réel (p. 72). Dans une seconde partie, B. Holtzmann franchit une étape dans son développement allant du général au particulier. Il y est question de tradition et de renouvellement, des analyses du style, et de l’influence de cette analyse sur la datation d’une œuvre, art toujours délicat (p. 100-105).

La dernière partie du livre, enfin, est la plus importante en volume. Elle présente, dans une évolution chronologique, 125 œuvres avec sur la page de droite une photographie et sur la page de gauche une description et des références. On commence ainsi par le centaure de Lefkandi (fin Xe siècle avant notre ère) et le voyage s’achève avec la statue honorifique de Flavius Palmatus (vers 500 ap. J.-C.) en passant par l’offrande de Manticlos (début VIIIe siècle av. J.-C.), la Dame d’Auxerre et le Cavalier Rampin. Que lecteur se rassure :  le cratère de Vix, la frise du Trésor de Siphnos, l’Aurige de Delphes (milieu Ve siècle a. C.), le Poséidon du Cap Artémision, la statue A de Riace, le Discobole de Myron, le Doryphore de Polyclète, l’Aphrodite de Cnide de Praxitèle, la Victoire de Samothrace, la tête d’Ulysse de la grotte de Sperlonga et tant d’autres œuvres, tout aussi connues ou moins connues mais ayant toujours un grand intérêt, sont aussi du voyage. L’auteur consacre ensuite quelques pages aux destinées de la statuaire grecque après l’Antiquité, après que les Romains l’ait en partie vidée de son sens et  transformée en pièces agrément pour jardins de villas (p. 370). L’avènement du christianisme officiel interrompt les pratiques romaines de conservations (p. 47) et la redécouvert des œuvres à partir de la Renaissance portent sur ces mêmes œuvres des regards nouveaux (dont le refus de la polychromie par exemple). Le volume s’achève par un petit guide des hauts lieux de la sculpture grecque aujourd’hui, un glossaire fort utile, une bibliographie blindée (qui va jusqu’à 2010), une liste des œuvres et un index.

Le livre remplit ses promesses, mais c’est là plus qu’attendu venant d’un spécialiste de la question et il les surpasse même, dans le sens où le lecteur déjà expérimenté apprendra encore des choses (ou les lui rappellera, s’il fut trop avancé dans la spécialisation). Tous les sanctuaires n’ont ainsi pas de statue de culte, surtout s’ils sont petits (p. 49), et que la statue en bronze coûte beaucoup plus cher qu’une statue en marbre (3000 drachmes contre 500 à Athènes à l’époque hellénistique), avec un coût du transport qui peut aller jusqu’à un tiers du coût global (p. 33). Le concept de nudité comme costume est très bien développée, tout comme l’analyse du rapport entre le réel et la sculpture grecque (p. 278). Certaines assertions peuvent être discutées (par exemple la note 5  de la p. 55 sur l’Acropole) tout comme l’emploi de certains adjectifs dans les descriptions (très précises par ailleurs). Il est une imprécision sur la Seconde Guerre Punique (p. 282) mais qui porte à très peu de conséquences. L’épilogue laisse place à des vues plus ouvertement personnelles, où l’auteur critique l’enseignement secondaire européen (p. 383), les grands musées universels (p. 390-391) mais aussi la statuaire réduite à la 2D (p. 384), surtout quand elle est utilisée à des fins mercantiles. On peut regretter qu’il n’y ait qu’une seule photo par œuvre, alors que certaines de celles-ci méritent plusieurs angles différents ou des détails. Mais c’est le format qui limite le nombre des illustrations et il faut faire alors l’effort de chercher les illustrations complémentaires ou aller voir les œuvres dans les musées.

Le livre le dit lui-même en son sous-titre, c’est une introduction. Une très belle, foisonnante et néanmoins rationnelle introduction qui fera faire plein de découvertes au lecteur, si tant est qu’il a eu quelques expériences du sujet.

(ah cette sortie du cadre par le guerrier gisant du temple d’Aphaia à Egine p. 185 … 8)

Léonard et Machiavel

Cheminement historico-littéraire de Patrick Boucheron.

Deux géants sous un dais jaune.

Léonard de Vinci et Nicolas Machiavel travaillent à la même chose. Travaillent-ils ensemble ? Et pourquoi ne se nomment-ils pas l’un l’autre ? Nous voici une fois de plus devant le secret de la Chambre des époux, obligés de lire des mots envolés sur des lèvres absentes. p. 84

Parmi les quelques géants qui scandent a petite place de la Galerie des Offices à Florence, honorant les enfants de la ville ou de la Toscane, deux furent actifs à la fin du XVe siècle. Le premier, fils illégitime d’un notaire du village de Vinci était né en 1452. Le second, fils de juriste, est le benjamin du premier de 17 ans. Le premier, après un apprentissage dans l’atelier de Verrochio et un début de carrière quitte Florence pour la cour des ducs de Milan en 1482. Le second, éduqué à la mode humaniste mais sans passer par l’université, devient en 1498 le secrétaire à la chancellerie d’une république florentine qui a chassé les Médicis et est passé à travers l’épisode théocratique de Savonarole. Le premier, c’est Léonard et le second, Machiavel.

Dans leurs nombreux écrits, malgré leur présence commune attestée ou supputée à plusieurs endroits et leurs intérêts communs, aucun ne parle de l’autre. Savoir que deux des plus grands esprits de la Renaissance se rencontrent mais n’en disent mot a enflammé l’esprit de recherche et l’imagination de nombreux historiens et écrivains et Patrick Boucheron (qui enseigne au Collège de France et est un spécialiste de l’Italie médiévale) essaie dans ce livre de marier les deux approches. C’est assez frustrant pour l’historien, ce dont l’auteur convient p. 147 (en avouant sa difficulté à ses passer de notes), mais il faut que en termes littéraires, le résultat est plutôt bon. P. Boucheron sait raconter, sait tisser des histoires.

P.Boucheron fait démarrer son récit en juin 1502. César Borgia, allié du roi de France Louis XII et fils du pape Alexandre VI, se taille une principauté en Romagne et prend la ville d’Urbino en juin 1502. Léonard voit en ce condottiere, général en chef des armées papales, un possible mécène après la chute des Sforza à Milan en 1499 et trois années au service de Venise. César Borgia le nomme son ingénieur. Machiavel lui aussi veut quelque chose de César Borgia : ses intentions quant à la cité de Florence qui l’envoie auprès de lui. Mais celui-ci est un homme secret et Machiavel ne peut percer ses plans. Les trois hommes sont donc ensemble à Urbino puis à Imola entre juin 1502 et janvier 1503. Mais P. Boucheron reste à Urbino, nous décrit le palais ducal et en quoi il est emblématique des principautés dont l’ère s’achève avec l’arrivée en Italie des forces françaises en 1494. Puis l’auteur retrace les différentes tentatives de reconstituer les dialogues entre Léonard et Machiavel (p. 17) et ce qui peut avoir rapproché les deux hommes. Puis l’auteur se penche vers Léonard, celui qui fait des listes quand il doit partir (de ses possessions, de choses à faire), parce que ça le calme (p. 25). Léonard est chargé de la mise en scène du pouvoir des Sforza à Milan, et quand ces dernier doivent s’enfuir, lui aussi part de Milan.

Machiavel de son côté a bien compris, avec la Seigneurie florentine, que l’arrivée des armées française en Italie change totalement le jeu des puissances. Les dirigeants florentins l’envoient par monts et par vaux, en France comme dans toute l’Italie, et parfois au détriment de ses affaires personnelles (p. 35). Les affaires de son temps, il les compare avec celles de l’Antiquité et qu’il étudie au travers de ses lectures. C’est cette rencontre qui donne naissance au Prince, après 1513, quand il est exilé de Florence après le retour des Médicis.

Les dirigeants italiens, Léonard en a une bonne pratique lui aussi (p. 44). Isabelle d’Este le harcèle des années durant pour qu’il fasse d’elle un portrait (ou un second, après la Dame à l’hermine, p.40). C’est ainsi que nous revenons à César Borgia, à son parcours météoritique, qui cherche à ses constituer des forces qui lui sont propres avoir usé de la force d’autrui (p. 47). Léonard, au service de Borgia, parcourt la Romagne et la Toscane, avec ses assistants, pour évaluer les forteresses de son employeur et faire un plan de la ville d’Imola vue du ciel. Machiavel de son côté observe comme C. Borgia met fin à une conjuration contre lui.

Mais voilà, le pape meurt, et son fils est souffrant. Le nouveau pape, Jules II, est son ennemi et son rapprochement raté avec l’Espagne affaiblit le soutien français. Il meurt en 1507. Mais cet échec ne doit pas lui être imputé selon Machiavel. Il a fait ce qu’il fallait, il fut seulement malchanceux (p. 75) et il admire ce que fut son mouvement. Le mouvement et l’incertitude, c’est justement ce que fuit le prosaïque et très politique Léonard (p. 73), qui a même pensé se mettre au service de la Sublime Porte.

Léonard et Machiavel se retrouvent en juillet 1503. Machiavel plaide au près de la Seigneurie pour des travaux de dérivation de l’Arno devant isoler Pise de la mer et ainsi la mettre à genoux. Et la Seigneurie confie la conception des travaux à Léonard (déjà très hydraulicien à Milan). Le chantier débute en juillet 1504, mais un orage détruit la digue en octobre de la même année …

Enfin, Léonard et Machiavel se rencontrent sûrement une troisième fois. Quand Léonard est chargé par Florence de peindre dans le Palais-Vieux la bataille d’Anghiari (en 1440 contre Milan), il négocie un premier (en octobre 1503) puis un second contrat qui précise le premier. Et comme témoin du second contrat, c’est Machiavel qui signe. Florence se méfie, elle connaît la propension du peintre à ne rien finir (mais P. Boucheron avance une explication du pourquoi p. 118) et Léonard ne veut pas abdiquer sa liberté artistique : un compromis est trouvé. Léonard finira le carton mais jamais la peinture … En 1506, il part pour Milan. Machiavel voit sa carrière arrêtée nette par le retour des Médicis en 1513, avant de revenir à Florence en 1519.

En fin de volume, un tableau récapitule les entrelacs décrits dans le texte, avant que P. Boucheron ne paie ses dettes, aux Hommes et aux textes.

Ce cheminement, une fois accepté sa forme particulière par le lecteur, est très agréable. Il est fondé, et cette science très visible renforce le propos qui n’est pas strictement chronologique, allant de-ci de-là, vers des thèmes annexes (le destin de la Bataille d’Anghiari ou le projet de milice florentine par exemple), puis revenant aux trois moments de rencontre. La comparaison entre le programme artistique du palais civique de Florence et de celui de Sienne est très éclairante elle aussi (p. 107). Ainsi l’auteur ne veut pas reconstituer un puzzle, mais un gué (p. 82). Par moments, on accompagne l’auteur dans ses recherches, au contact des manuscrits (p. 52-53) et ainsi on peu comprendre nous aussi pourquoi Machiavel s’habille avec soin pour lire les Anciens (p. 61), ce qu’est l’humanisme (rapide mais efficace, p. 110) ou c’est qu’est le Prince (p. 75).

Si P. Boucheron dégage avec soin et justesse les différences qu’il y a entre ses deux personnages principaux, il dépeint aussi avec précision ce qui les rassemble (p. 77, p. 134). Il essaie de résister aux potentialités des rencontres à imaginer ce qu’ils ont pu se dire. L’auteur a conscience de cette tentation et ce n’est pas toujours couronné de succès. Mais il a bien enseigné le lecteur.

Et finalement on se demande si P. Boucheron ne se sent pas lui-même Machiavel (p. 135).

(pourquoi parler de « bibliographie mensongère » p. 148 ? … 7,5)