La démocratie et les Juifs
Essai sociologico-historique de Dominique Schnapper.
Tout le monde ne devient pas citoyen en France avec la Révolution. Il y a des allogènes, et le cas ne fait pas débat. Mais que faire des Juifs ? Peuvent-ils devenir des citoyens (comme les protestants, les comédiens et les bourreaux peuvent-ils l’être en tant qu’individus ? Sont-ils irréductibles en tant que peuple ? Le décret d’Emancipation, voté le 27 septembre 1791 clôt un débat entamé au milieu du XVIIIe siècle et fait des Juifs des citoyens français presque à l’égal des autres (l’obligation de serment est abolie à la Restauration). C’est le premier cas au monde, qui n’éradique pas l’antisémitisme, mais qui enclenche un tournant fondamental pour les populations juives de France et très vite d’Europe. Ce sont ces conséquences qu’analyse la sociologue Dominique Schnapper.
Mais avant cela, l’auteur détaille dans un premier chapitre ce qui conduit au décret d’Emancipation, le décret lui-même (les résistances de deux côtés p. 31) et ses premières conséquences en Europe (avec en regard le cas amstellodamois p. 39, sans droits mais avec des privilèges), où le long XIXe siècle voit les empires disparaître au profit des Nations (en Bohême, les Juifs sont une minorité au cube p. 57). De peuple, les Juifs deviennent une communauté religieuse (p. 59).
Puis dans un second temps, D. Schnapper explique au lecteur ce qu’il faut entendre quand elle parle de la Tradition. Elle décrit donc la culture juive dans son versant quotidien, avec les implications que cela a vis-à-vis des voisins non-Juifs (un droit des péages comme les animaux p. 36). Le troisième chapitre relativise la rupture en comparant les communautés avant et après l’Emancipation, en France, en Europe (avec un accent mis sur la Pologne) et dans le monde. La modernité engendre par exemple comme réaction l’émergence des haredim mais aux Etats-Unis, si au départ les immigrants Juifs reconstituent les shtetl d’Europe orientale, en trois générations ils sont majoritairement des Juifs de rite libéral habitant des banlieues bourgeoises (p. 167-168).
Le chapitre suivant s’intéresse au succès de l’Emancipation en précisant le concept d’intégration, en détaillant la mobilité sociale selon les pays et en explorant le lien entre les Juifs et le patriotisme dans l’âge des nationalismes. Cette question de l’intégration est encore développée dans le chapitre suivant, en distinguant intégration culturelle et intégration structurelle (p. 186), y compris leurs limites. La question des colonies (Juifs indigènes et Juifs de la métropole) est limitée aux cas de l’Afrique du Nord et des Indes.
Dans le sixième chapitre, D. Schnapper continue sa progression chronologique et parle d’une promesse démocratique trahie entre 1918 et 1945 (pas toujours de manière convaincante comme à la p. 233). Pus vient la question du sionisme et de l’apaisement patriotique chez les Juifs d’Europe (peut-on être citoyen et en Exil ?). Le livre s’achève, dans un dernier chapitre sur le questionnement de la Tradition dans un monde post-traditionnel, entre persistance, réinterprétation et esprit démocratique.
Dans ce livre, D. Schnapper utilise naturellement de nombreux concepts sociologiques (celui de « groupe paria » p. 114 par exemple) et n’hésite pas devant la critique historiographique (p. 169-170 par exemple), ce qu’elle peut aussi faire par petites touches (ex. p. 221). La conclusion finale est très bonne et son ouverture sur le besoin de Tradition qu’a aussi la démocratie est très bien sentie.
Mais il y a tout de même beaucoup de simplismes historiques, comme en ce qui concerne les confréries étudiantes allemandes (qui selon l’auteur sont toutes fermées aux Juifs p. 191), l’utilisation de terme comme l’Etat Français (hors période 1940-1944, p. 162), l’adjectif vichyssois au lieu de vichyste (p. 271) ou encore le qualificatif trop commode de néo-fasciste pour l’AfD (p. 282). On ne peut pas non plus dire que la Rhénanie est envahie par l’Allemagne en 1936 (254), que Francois-Joseph a été le dernier empereur d’Autriche-Hongrie (p. 51) ou que le gouvernement autrichien a déclaré récemment ne pas vouloir de Juifs en Autriches (p. 283). Embêtant … A cela s’ajoute que ce livre n’est pas toujours écrit avec toute la clarté requise.
Ce livre, très accessible, est donc un peu plombé par ces petits défauts mais donne tout de même une bonne idée des relations des liens qui unissent judaïsme et modernité démocratique.
(Moïse vu comme le premier républicain par certains Juifs français … 6)
L’inconvénient d’un pays qui place au pinacle ses écrivains, c’est que ces derniers obtiennent la capacité d’obscurcir la manière dont est faire l’histoire. Ainsi, le mot de V. Hugo sur Napoléon III, affligé de l’épithète de « le Petit ». La déception de ne pas être devenu ministre de l’exilé de Jersey et Guernesey a donc influencé profondément la manière dont on a vu, pendant des décennies, les 23 années de la présidence et du règne de Napoléon III. La Troisième République, née de la défaite de Sedan, n’allait bien entendu pas avaliser les choix de l’empereur, qui pourtant était bien plus socialiste qu’eux. Avec les Trente Glorieuses et en 1958 le retour d’un pouvoir approchant le bonapartisme, la vision de l’action du premier président et du dernier empereur français commence à changer. Les études faites par les étrangers commencent aussi à infuser dans les cercles universitaires français au point que, en 2019, on reparle du projet déjà ancien de rapatrier les cendres de la famille impériale depuis l’Angleterre. Une considération dont ne bénéficient pas les autres souverains exilés …
La biographie commence de manière attendue par l’environnement familial de Louis-Napoléon Bonaparte, né Charles-Louis de Hollande en 1808. Fils de Louis Bonaparte et de Hortense de Beauharnais, il est le neveu l’un des neveux de Napoléon Ier mais aussi le petit-fils de l’impératrice Joséphine. En 1815, il part vivre avec sa mère à Arenberg, au bord du Lac de Constance. Avec son frère aîné Napoléon-Louis il s’engage pour l’unité italienne mais sans appartenir à la société secrète de la Charbonnerie (son frère décède en Italie en 1831). Officier dans l’armée suisse, il se passionne pour l’artillerie et écrit un manuel qui connaît le succès. Avec la mort de Napoléon II et de son frère aîné, il devient le prétendant impérial et tente une première fois de prendre le pouvoir au travers de la tentative de coup d’Etat de Strasbourg en 1836. L’échec le conduit à voyager aux Etats-Unis puis en Angleterre. De l’Angleterre, Louis-Napoléon retente sa chance en 1840 en débarquant à Boulogne, projetant d’entraîner la garnison locale à sa suite. Nouvel échec. Il est cette fois-ci enfermé au fort de Ham, une détention qui lui permet de beaucoup lire, d’écrire (il est l’auteur de nombreux livres et brochures tout au long de sa vie) et de rencontrer de nombreux visiteurs. Après s’être échappé grâce à un déguisement, il retourne en Angleterre en mai 1846 via la Belgique. La fin de la monarchie de Juillet au printemps 1848 lui permet de revenir en France et il est plusieurs fois élu député. Le 10 décembre 1848, il est élu président de la République, le premier de l’histoire des républiques françaises.
Mais l’opposition est telle entre la Chambre des Députés et la présidence que cela ne peut se régler que par un coup d’Etat, venant d’un côté ou de l’autre. Louis-Napoléon prend l’initiative et le 2 décembre 1851, il s’institue dictateur avant, exactement un an plus tard de proclamer l’Empire au travers d’un plébiscite. Chef de l’Etat et en même temps chef du gouvernement, les ministres ne sont responsables que devant lui. Le Corps législatif n’est cependant pas fermé à une opposition, néanmoins très réduite par le système de la candidature officielle. L’empire use de censure et de répression que peu de temps et de nombreux exilés de 1852 rentrent dans les années qui suivent. Le régime ne se veut pas libéral mais veut réglementer l’industrialisation qui s’accélère dans le pays. Canaux, voies ferrées et usines se multiplient. A partir de 1859, l’empereur apporte des modifications constitutionnelles qui donnent de plus en plus de liberté aux élus, ouvrant ainsi la période dite de l’empire libéral. Cela va si loin qu’en 1870, l’empire est une monarchie constitutionnelle avec à la tête du gouvernement (et au grand déplaisir des soutiens napoléoniens de la première heure) le républicain E. Ollivier. Conscient du danger de la Prusse après la bataille de Sadowa en 1866, l’empereur ne parvient cependant pas à faire passer sa réforme militaire laissant l’armée dans un état pour le moins insatisfaisant (un second Empire sans la contrainte des dictatures et sans la force du sacrifice patriotique des gouvernements libéraux p. 57), comme le montre la guerre franco-allemande de 1870. Malade, l’empereur est pourtant contraint de commander l’armée, après le fiasco de la déclaration de guerre et son enchaînement d’incompétences. Défait à Sedan, il capitule et part pour Cassel comme prisonnier de guerre. A la fin de la guerre, plus utile à Bismarck comme prisonnier et ne pouvant (pour le moment pense-t-il) rentrer à Paris, il retourne une nouvelle fois en Angleterre où l’attendent déjà l’impératrice Eugénie (épousée en 1853) et son fils le Prince impérial (né en 1856). Il meurt en Angleterre en 1873, après une longue maladie de la pierre.
Cette biographie est une biographie à l’ancienne comme le dit expressément l’auteur (et donc n’est pas le prétexte pour brosser un tableau bien plus large comme l’a fait S. Kracauer avec sa biographie de J. Offenbach). Le contexte n’est évidemment pas absent (E. Anceau parle de personnes de leur temps) mais on reste concentré sur Napoléon III. Les 600 pages que compte cet ouvrage sont d’une grande clarté tout en ne faisant pas de concession à la facilité historique, avec de très nombreuses notes. Certaines choses sont bien connues du public et ne seront pas des nouveautés pour le elcteur déjà un peu renseigné. Comme par exemple l’intérêt de l’empereur pour l’archéologie et pour Jules César (dont il écrit une biographie avec l’aide d’historiens professionnels). Mais d’autres éléments permettent une mise à jour motivée scientifiquement. Ainsi, si l’impératrice soutenait un parti catholique ultramontain, elle n’était pas bigote et très engagée pour la scolarité des filles (p 231). D’autres volontés politiques ou réalisation ont été oubliée ou escamotées par la propagande républicaine de l’après 1870. Napoléon III souhaitait la création d’un royaume arabe en Algérie ( avec nationalité française p. 415), a autorisé les syndicats, veut l’abolition du livret ouvrier (p. 461), envisage l’intéressement des mineurs aux bénéfices des mines (p. 483) et souhaitait déjà une école obligatoire et gratuite (p. 425). Napoléon III avait une vision stratégique planétaire (p. 272-273), une patience et une ténacité farouche dans la conduite des réformes qu’il voulait mener (des reculs tactiques, pas des abandons), guidé par une pensée saint-simonienne véritable, un intérêt dès son plus jeune âge pour le droit des peuples et les classes laborieuses (il fustige ceux qui s’indignent d’iniquités au loin et restent sans pitié pour celui qui souffre sous le même toit p. 263), un libéralisme contrôlé et progressif, que ce soit économiquement comme politiquement. Malgré les insistances de tous bords, le suffrage universel n’a jamais été remis en question.
Le XIXe siècle apparaît pleinement dans ce livre comme une période charnière, où l’esprit de la Révolution se diffuse encore longtemps et peut atteindre tous les recoins du droit et des pratiques étatiques de manière différée. Le siècle de l’industrialisation est aussi celui qui ne considère pas encore comme impossible l’achat d’un pays (comme le Luxembourg en 1860, tandis que le canton de Neuchâtel était encore possession prussienne jusqu’en 1856). Des monarchies constitutionnelles qui ont des politiques dynastiques partout en Europe …
Tout est-il parfait avec un livre aussi solidement documenté ? L’auteur se trompe par exemple en disant que la visite de la reine Victoria est la première visite d’un souverain britannique en France depuis la Guerre de Cent Ans, alors que le Camp du Drap d’Or a lieu en 1520 (p. 283). On peut aussi critiquer le lien mécanique que voit E. Anceau entre incompétence tactique et stratégique et le fait pour un officier de sortir du rang (p. 510). Mais ses comparaisons avec N. Sarkozy sont bien senties (le livre est paru en 2008) dans un épilogue qui forme un résumé de tout premier ordre. On est plus que très nettement dans le positif.
(Haussmann en Haussmann/Osman Pacha ou « les comptes d’Haussmann », la critique pouvait être inventive p. 465/467 …7,5)
Misères du retournement de la formule de Clausewitz
Essai sur l’utilisation de Clausewitz à l’extrême- gauche par Theodor Derbent.
La formule est la plus connue de C. von Clausewitz, et peut-être même la plus connue ayant attrait à la politique : « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Mais pour T. Derbent, c’est surtout son retournement qui a fait florès à gauche du spectre politique après 1945. Après 1945, puisqu’avant cela le théoricien prussien de la guerre est finalement très peu connu en dehors de l’Allemagne et hors des cercles militaires. La première traduction italienne publiée ne date que de 1970 (p. 109).
A l’aide de R. Aron, l’auteur explique d’abord succinctement ce que signifie l’inversion de la formule clausewitzienne : la guerre est l’état normal des relations entre Etats, peuples et classes (p. 11). C’est bien sûr incompatible avec la pensée de Clausewitz. Mais si l’on se place du côté marxiste, c’est aussi incompatible avec la pensée de Lénine, ce que l’auteur détaille dans son second chapitre.
Mais avant cela, T. Derbent se penche sur M. Foucault et les post-modernes. Chez Foucault, le retournement de la formule revient de plus en plus souvent entre 1971 et 1975. Pour celui qui voit la violence dans l’origine de tout pouvoir, c’est assez logique 8en regardant plus du côté des instruments que des origines, p. 17). T. Derbent voit chez Foucault l’influence non assumée ou inconsciente de Proudhon (« la paix n’est pas la fin de l’antagonisme, elle n’est que la fin du massacre », cité p. 21). Ses continuateurs aussi cherchent chez Clausewitz un appui dans leurs constructions philosophiques. Mais pour T. Derbent, G. Deleuze et F. Guattari triturent tellement la pensée du Prussien qu’à la fin, ils lui font dire ce qu’il ne dit pas (p. 33). Chez A. Negri, il n’y a pas de paix non plus. L’auteur lui reproche surtout de voir comme des nouveautés des actes d’Etats qui existent depuis des décennies (guerre contre le communisme, contre le terrorisme, p. 44). Pour T. Derbent, Negri est bien inférieur à Clausewitz (p. 46).
Dans le second chapitre, T. Derbent s’emploie à démontrer que chez Lénine, il n’y a pas de militarisation de la politique. En effet, selon T. Derbent, Lénine fait clairement la différence entre l’antagonisme (de classe) et la guerre. L’antagonisme peut déboucher sur la violence, mais peut aussi amener à conclure des alliances (p. 148, mais l’auteur oublie de préciser qu’elles peuvent être de façade), puisque le champ du politique chez K. Marx ne se limite pas à la lutte des classes (s’appuyant ainsi sur K. Marx dans le Manifeste du Parti Communiste qui distingue bien Kampf, le combat, de Krieg, la guerre, p. 53). Le communisme est influencé par Clausewitz au travers de F. Engels, mais Lénine l’a lu à Berne en 1915 (en recopiant certains passages et prenant de nombreuses notes) et emporte le livre dans ses bagages quand il s’exile en Finlande à l’été 1917 (p. 59). Malgré l’absence des guerres civiles chez Clausewitz, Lénine voit dans cet auteur une « approche du marxisme » (p. 73) mais si Clausewitz ne considère que les Etats, Lénine, chef des bolchéviques, élargit la conception d’acteur politique, menant les prolétaires russes, et au-delà, la Nation russe. La suite du chapitre se tourne vers le concept de guerre juste chez Lénine et T. Derbent convoque à nouveau R. Aron pour la critique (p. 82). Ce même chapitre s’achève sur une réfutation de la métaphore militaire souvent utilisée pour décrire le les Bolchéviques en tant que parti et sur la question de la militarisation du marxisme par Lénine. Sur ce dernier point, l’avis de l’auteur est clairement non, Lénine ayant déjà arrêté ses idées sur la guerre civile et al révolution bien avant sa prise de pouvoir en 1917. Il n’y a clairement chez Lénine aucune confusion entre la guerre et la paix.
La troisième partie montre la réception des thèses de Clausewitz chez les Brigades Rouges italiennes (dans leurs évolutions successives). Dans ce processus, ce qui est le plus étonnant est que cette découverte se fait avec l’aide de C. Schmitt, dont on ne peut pas dire qu’il fut du même bord politique, puisqu’il fut pendant quelques années le juriste de référence du IIIe Reich. Renato Curcio, théoricien des Brigades Rouges, élabore en prison le concept de « guerre sociale totale ». L’auteur veut d’abord démontrer que R. Curcio est plus marxien que marxiste, puis va plus loin en dégageant l’influence wébérienne chez R. Curcio (p. 123). Mais l’auteur revient vite vers Clausewitz et analyse les propositions de R. Curcio à l’aune des pensées clausewitziennes et léniniste, pour conclure à leur incompatibilité (p. 130). Cependant, c’est là qu’intervient C. Schmitt, par l’intermédiaire de son ouvrage La théorie du partisan (paru en 1963) : « l’hostilité absolue » schmittienne devient « la guerre sociale totale » curcienne (p. 153). T. Derbent termine son propos en passant au Comité invisible, en attaquant (avec justesse) les tenants d’une séparation irréconciliable entre les arts chinois et occidentaux de la guerre (p. 161) et en affirmant que les Brigades Rouges se sont elles-mêmes ghettoïsées en rejetant le politique (p. 167).
En annexe sont traduits deux textes de brigadistes. Contre Clausewitz de R. Curcio et deux chapitres de sa réponse, Politico e Revoluzione.
C’est un petit livre trapu mais dense, où il faut s’accrocher, parce que tout va très vite. L’auteur est un spécialiste de la pensée militaire (il a aussi écrit sur les débats stratégiques en Union Soviétique dans les années 20), semblant aussi avoir des accointances avec les Brigades Rouges (p. 110), sans pour autant se départir de sens critique (p. 118). Les traductions ne sont pas toutes parfaites (p. 170, p. 172) et une relecture encore plus attentive aurait évité le très beau doublon de la p. 122.
En plus d’une grande maîtrise des textes (et de loin pas seulement de Clausewitz), l’auteur manie avec ardeur le bourre-pif. Les cibles sont nombreuses, de S. Courtois (p. 99) en passant par M. van Creveld (p. 75) et allant jusqu’à R. Girard et A. Glucksmann (p. 106) et au Comité invisible (p. 160, liste non exhaustive). Mais hors du champ polémologique et philosophique, il peut apparaître une lacune, comme celle de voire une phalange représentée sur une stèle sumérienne (note 203 p. 162).
On apprend quantité de choses dans ce livre, surtout que l’on ne peut pas dire que l’histoire des Brigades Rouges soit bien connue en France (et peu de choses y semblent simples). Et si l’objectif de l’auteur reste la réception de Clausewitz à l’extrême-gauche au XXe siècle, il ne perd pas pour autant de vue le penseur prussien. Les avis de l’auteur peuvent par moment paraître péremptoires, mais ils sont à prendre comme des aiguillons, des débuts de chemins.
(« un dernier pour la route » comme titre de chapitre sur A. Negri, c’est dur … 7,5)
Comment la France a gagné la Grande Guerre
Essai historique de Michel Goya.
C‘est la saison, et c’est la saison depuis quatre ans. La Première Guerre Mondiale est d’actualité et chaque auteur a maintenant fait parvenir son texte à son éditeur, puisque l’an prochain, ce sera trop tard. Qui s’intéressera à un 110e anniversaire ? M. Goya ne fait pas partie des opportunistes qui ont préparé leur coup à partir de rien mais était déjà un spécialiste du conflit. Dans ce nouveau livre l’auteur souhaite se démarquer d’une historiographie, déjà ancienne (et qui d’une certaine manière pervertie les avancées de J. Keegan sur le ressenti des combattants), qui ne voit les soldats de la Première Guerre Mondiale que comme des victimes. Pour M. Goya, ils sont les vainqueurs du conflit comme le dit le titre, pas des citoyens contraints qui attendent l’obus dans une totale résignation. Les soldats au front font plus que tenir, ils réforment voire révolutionnent la manière de combattre en quatre ans. Qui peut imaginer en 1914, avec ses combattants en masses compactes, que l’armée française sera à deux doigts de créer des divisions blindées en 1918, tout en fournissant en armes la majorité des armées alliées ?
L’avant-propos est on ne peut plus clair, surtout dans ses dernières lignes : « ce n’est pas une étude sur les conditions de vie dans les tranchées, c’est une étude sur la manière dont on donne la mort » (p. 13). L’objectif de l’auteur est aussi de combler un manque dans l’historiographie, qui ne s’est pas assez intéressé aux tactiques et où les armées françaises sont trop absentes.
Le premier chapitre se place du côté allemand et détaille les problèmes stratégiques que rencontre l’état-major impérial au début de l’année 1918. La guerre à l’est est achevée et en février est signé un traité de paix avec les bolchéviques. Cela libère des moyens et des hommes pour les autres fronts, mais dans le même temps, les Etats-Unis ont rejoint le côté des Alliés et entreprennent de bâtir une armée en France. Pour changer les choses à l’ouest, il est décidé de faire porter la pression sur les troupes britanniques. Côté allié, après les efforts inutiles de 1917, on attend que le rapport de force s’inverse, en prenant garde à ne pas dégarnir le front principal au profit de l’Orient (contre l’empire ottoman ou en Macédoine). M. Goya décrit enfin les forces en présence, notamment les tendances dans la production d’armes.
Le chapitre suivant étudie les différentes doctrines en présence pour mettre fin au statut quo. Les offensives Nivelle avaient échoué en 1917, conduisant à la crise des « mutineries » et à l’arrivée aux affaires du général Pétain. Ce dernier souhaite consommer les réserves allemandes en augmentant le nombre d’attaques en différents points du front, en profitant de l’avantage logistique que possède la France avec sa flotte de camions (le service automobile comprend 88000 camions en 1918, contre 40000 en Allemagne). Ces attaques très préparées seront limitées, ne voulant pas prendre possession de la seconde ligne. L’objectif est double : secouer le front et faire remonter le moral de la troupe par de petits succès.
Mais il n’y a pas qu’à terre que l’on se bat. Les espaces fluides, mer et air, sont aussi des zones de combat (troisième chapitre). Là encore, l’auteur passe en revue les forces en présence, décrit les nouveautés du conflit (sous-marins, convois, direction du tir d’artillerie depuis les airs), le blocus de l’Allemagne, l’absence de batailles navales, l’entrée en scène poussive du bombardement aérien. Mais ce n’est pas de ce côté néanmoins que peut se faire la décision car la défense l’emporte toujours encore sur l’attaque, malgré la suprématie alliée dans ces domaines (p. 82).
L’armée française est grandement transformée depuis 1914. Des armes collectives, qui font le lien entre le fusil et le canon (p. 87), ont fait leur apparition dans les régiments d’infanterie. Les chars sont de plus en plus nombreux, de plus en plus fiables, et l’artillerie lourde, absente en 1914, rejoint en nombre l’artillerie lourde allemande début 1918. L’artillerie bénéficie du travail de la moitié de l’aviation, et cette même aviation voit ses avions atteindre des altitudes de 6000 mètres. Le manque de chevaux et le manque d’espaces pour le combat de cavalerie font que la cavalerie se motorise et se piétonise en grande partie. Enfin, de nombreux cavaliers sont transférés vers l’artillerie spéciale (les chars) et l’aviation où ils importent leurs traditions (p. 104).
Mais les Allemands prennent l’initiative de l’attaque le 21 mars, après deux mois de préparation et d’intoxication de l’ennemi. Trois vagues sont prévues, totalisant 86 divisions. Par endroit, cela représente une division par kilomètre de front (p. 111). La force d’attaque est plus importante que sa cible, la force expéditionnaire britannique. L’offensive n’est stoppée le 31 mars que grâce au forces françaises, transportés d’urgence pour sauver les Britanniques. L’alerte a été chaude et si les Allemands ont gagné du terrain, stratégiquement, c’est un échec. Au vu de la coordination nécessaire entre les armées que démontre l’offensive allemande, Foch obtient le commandement en chef. Les attaques allemandes continuent sur d’autres secteurs jusqu’en juin, obtenant presque des effets stratégiques (p. 158).
Le 18 juillet 1918, les Alliés lancent une attaque du côté de Soissons. Le succès est inespéré, avec un gain de terrain de 8 km, le record depuis 1915 (p. 193). Quand, au 15 septembre, les opérations prennent fin, tout le terrain perdu en 1918 par les Alliés a été regagné. Si la volonté allemande de négocier après un grand succès a été contrecarrée, rien n’est encore gagné. Mais dans l’empire austro-hongrois, tout vacille déjà.
L’été 1918 a été riche d’enseignements, mis à profit par les Français (p. 225). Au-dessus de chaque division volent entre 50 et 100 avions et la doctrine d’emploi des chars au sein de l’infanterie est fixée. On commence à faire des plans pour 1919 …
Le 27 septembre débute la campagne suivante (chapitre onze). Le succès allié est très grand, avec des effets stratégiques importants cette fois. Le moral allemand est en chute libre, dans la troupe comme au sommet. Le 29 septembre, le quartier général allemand considère qu’il faut demander un armistice, mais seulement aux Etats-Unis (p. 242). Le 3 novembre, Max de Bade devient chancelier.
C’est ce moment que choisit l’auteur pour nous transporter brièvement du côté de l’armée d’Orient (douzième chapitre). Une offensive est lancée le 15 septembre et la réussite est inespérée. La Bulgarie est défaite le 26, et la route vers la Bavière s’ouvre. Les armées françaises sont scindées en deux. L’une se dirige vers la Roumanie et l’autre part libérer Belgrade, ce qui est fait le 1er novembre.
Tout se précipite donc fin octobre et le 11 novembre, après négociations, un armistice est conclu. De nombreux généraux français se sentent frustrés de ne pas être allé prendre Berlin (ou du moins entrer en Allemagne), mais pour Foch, il faut avant tout sauver des vies (p. 265). La situation en Allemagne et en Europe centrale est chaotique et l’état-major planifie toujours des opérations (jusqu’en juin 1919), en démobilisant lentement.
En 1919, les armées françaises ne cessent pas pour autant de réfléchir et de se projeter dans l’avenir. Mais les ressources manquent et les plans de modernisation prennent du retard dés le début des années 20. Un repli physique et intellectuel se met en place, renforcé par le fait que les vainqueurs de 1918 vont rester vingt ans aux affaires et que la situation diplomatique redevient celle de 1880. Arrive 1940 … mais Bir Hakeim montre ce qu’il était possible de faire en 1939.
L’exposé de M. Goya est d’une lumineuse clarté, et il en faut pour guider le lecteur au travers du dédale des divisions et des lieux. Il retrace l’année 1918, riche en retournement, d’une manière admirable en laissant aucun secteur inexploré. Il replace ainsi de manière synthétique ses travaux précédents sur l’innovation au sein de la période. C’est évidemment un travail sérieux, avec des notes en nombre suffisant, mais qui n’effraieront pas le lecteur non spécialiste (qui sera prié toutefois d’avoir des bases sur les Première Guerre Mondiale). Le texte est accompagné de plusieurs cartes (qui auraient mérité d’être encore plus nombreuses, surtout quand au cours du texte il est question d’autres parties du front) et la bibliographie indicative est bien sûr solide, diverses et à jour. Une chronologie complète très utilement le livre. C‘est parfois un peu sec mais on ne peut pas dire que le thème encourage les envolées lyriques ou une écriture humoristique. Il y a juste une redite évitable p. 144 (le « prince impérial Kronprinz »), une confusion avec 1945 dans l’entrée des troupes françaises à Strasbourg dans la bibliographie (p. 327) et l’auteur aurait pu parler d’engins chenillés à la place de Caterpillars. Des broutilles qui montrent le niveau de l’ouvrage.
Les commémorations furent-elles à la hauteur de la victoire ?
(Pétain ne veut pas de divisions d’assaut, mais il y en a quand même p. 108 … 8)
En septembre 1940, Paul-Emile, dit Pal, part de Paris pour l’Angleterre. Sur place il est recruté par le SOE (Special Operations Executive), le service britannique chargé de mettre l’Europe sans dessus dessous à l’aide d’agents formés puis envoyés sur le contient occupé. Pal est envoyé plusieurs semaines dans différents camps et bases pour apprendre le maniement des armes et de la radio, les différentes procédures pour les largages de matériel, le sabotage et le parachutage. Il y rencontre d’autres Français appartenant à sa section F du SOE, des Français d’horizons et de professions divers, mais aussi quelques Canadiens et une Anglaise parfaitement francophone. Malgré la dureté de la formation qui voit de nombreux éléments quitter le groupe, Pal et Laura l’Anglaise se rapprochent. Mais ce qui manque le plus à Pal, c’est son père resté à Paris. Très vite, le SOE planifie leurs premières missions, séparant Laura et Pal. Mais en France, et malgré les règles strictes du SOE, Pal cherche à renouer le contact avec son père, utilisant pour cela les réseaux de résistants qu’il aide et organise. Pourra-t-il sauver sa peau assez longtemps pour revoir son père ou rencontrera-t-il les caves de l’Abwehr avant ?
Le SOE n’a pas été en odeur de sainteté parmis les Français Libres : trop britannique, soustrayant des hommes qualifiés aux maquis, aux FFL ou au BCRA. Cette défiance se poursuivra après-guerre : ces gens, hommes et femmes, ne se sont pas battus sous le bon uniforme, même si c’était avec les Alliés. J. Dicker n’évoque pas ces rivalités dans son livre mais se place au niveau des recrues, avec leurs échecs, leurs peurs, leurs espoirs et leurs actes de bravoure. L’auteur nous entraîne donc à la suite des quelques éléments qui ont passé tous les tests pour être envoyés en France, qui reviennent à Londres et s’y retrouvent. Chaque personnage est très distinct des autres (même si tous ne sont pas à égalité dans la description), rendant leurs dialogues très vivants. L’un est séminariste, l’autre est un dur, un autre est passionné par la nourriture. La douceur de Laura est une grande réussite narrative. C’est de plus très bien écrit, avec des transitions magistrales et des moments de grande émotion, mais aussi parfois des trous d’air où affleure l’ennui pour le lecteur.
Le point central du livre, la relation père-fils tourne cependant au masochisme (blessure au cœur). Si Pal agit sans prudence, son père resté à Paris est d’une certaine manière déjà dans la folie : il sait son fils à la guerre et s’agace de ne pas recevoir de lettres pour ses anniversaires. Cette non prise en considération de la guerre (que l’on trouve aussi dans les étranges épisodes de pacifisme dévoyé de Pal) donne un côté irréaliste au récit, alors même que J. Dicker fait beaucoup d’efforts pour peindre, et avec un certain succès, l’Angleterre des années 1940 (même si par moments il récite sa documentation sur le SOE). La multiplication des relations pères-fils rend le propos par trop flou : il y a des pères partout, en tous sens, de toutes sortes. Où veut nous emmener l’auteur ? C’est dommage. Ou J. Dicker souhaite-t-il nous suggérer que la piété filiale ne mène à rien et que l’âge et le veuvage ne conduisent qu’à la folie et à faire de l’instrument de la Fin son propre fils ?
De très belles formes qui conduisent à des interrogations qui durent, mais parfois le fond dissone.
Chaque personne passée par l’école primaire en France a sans-doute entendu, au détour d’une leçon d’histoire, une de ces phrases qui ne s’entendent qu’à ce moment-là mais qui fondent un socle sur lequel s’appuie une bonne partie des références culturelles communes du pays. « Souviens-toi du vase de Soissons » est sans doute l’unique fois que la ville de Soissons doit être évoquée dans une classe de toute la scolarité obligatoire (tout en étant moins drôle que le « Vous ne m’avez pas crue, vous m’aurez cuite ! » de Jeanne d’Arc). Si, parmi les citations et phrases du présent livre, cette parole attribuée à Clovis est très connue, il en est qui sont plus confidentielles.
La sélection se concentre uniquement sur la France, démarrant avec Clovis et s’achevant avec Emmanuel Macron, distribuant les citations de manière inégale au gré des siècles. Le découpage en périodes permet des changements typographiques pas désagréables, mais faire démarrer la période contemporaine en 1970 ne repose sur rien. Mais arrivé à ce point du livre, le lecteur averti a déjà compris que l’auteur est journaliste, pas historien (ni sans doute ancien étudiant en histoire). Parler de Royaume de Bourgogne au Bas Moyen-Age, ça pique (p. 47), mais pas autant que César empereur (p. 51). Qualifier Jacques Cœur de dernier croisé français au milieu du XVe siècle est aussi une erreur, puisque (souvenez-vous), il y a des croisades jusqu’au XVIIe siècle. Mais quand on parle d’Algériens en 1830 (p. 162), on frise l’anachronisme. Le bilan de la Campagne de France en 1940 aurait mérité plus de clarté, pour expliquer le décalage entre le discours de P. Pétain et l’armistice ainsi que l’influence de ce même décalage sur le nombre de prisonniers de guerre français (p. 225). Le lecteur cherchera longtemps ce que veut dire l’auteur quand il parle des « arcanes de l’armée » p. 192. L’Inquisition bénéficie toujours et encore du même traitement (p. 25) …
Chaque phrase est expliqué sur deux pages, avec souvent une pastille qui offre un approfondissement ou un contre-champ, la plupart du temps très appréciable. Le format bride donc la possibilité d’expliquer précisément et clairement certaines phrases, mais apporte aussi des satisfactions. Un livre moyen, pour autant très lisible, pas exempt d’avis de l’auteur dans leur crudité.
(pour les derniers choix, nous jugerons de leur historicité dans plusieurs décennies … 6)
Les soldats témoignent 1805-1815
Anthologie de textes de soldats des guerres napoléoniennes présentée par Christophe Bourachot.
Ce livre fait partie d’une série de témoignages sur l’épopée napoléonienne, avec des titres comme Les hommes de Napoléon et Napoléon, la dernière bataille. C. Bourachot semble être un spécialiste de la question des témoignages napoléoniens, avec de nombreux livres édités chez divers éditeurs. Les textes qui figurent dans cette anthologie ne sont pas forcément inédits (seul un parmi les dix-neuf auteurs n’avait pas encore été publié) mais ils sont d’une assez grande diversité : il y a des artilleurs, des cavaliers et des fantassins, des officiers, des sous-officiers et des soldats, des engagés sur divers théâtres et même un polonais.
Le livre de presque 200 pages est divisé en années, allant de 1805 à 1815. Une introduction donnent quelques éléments sur le foisonnement de témoignages qui se font jour à partir de 1830, favorisés par les idées de concorde nationale mises en avant par Louis-Philippe (p. iv) et le retour des cendres en 1840. Tous montrent une très grande dévotion, que les années semblent avoir peu entamées. Chaque chapitre contient plusieurs témoignages et il est introduit par une perspective générale de l’année, du point de vue des opérations militaires (avec un peu d’éléments sur la diplomatie), souvent en se basant sur des historiens militaires comme J. et C. Vial, H. Camon, H. Lachouque ou G. Bagès. Les témoignages (mémoires, lettres) sont ensuite introduits à leur tour. Quelques cartes permettent au lecteur d’utilement se retrouver dans les cheminements des mémorialistes et un lexique biographique des auteurs en fin de volume rassemble des informations utiles (et qui permettront au lecteur intéressé d’aller les témoignages dans leur entièreté).
Ces témoignages, bruts, directs, parlant de la réalité de la guerre au début du XIXe siècle (la faim, le bivouac, la mort des camarades etc.) rappellent bien entendu ce que John Keegan a pu en tirer dans son livre fondateur de 1976, The Face of Battle (chroniqué par nos soins en 2007). La relation de la captivité sur l’île désolée de Cabrera par le soldat en charge de la distribution des maigres vivres apportés par les Espagnols en est même dérangeante (p. 73-80). Les Britanniques, qui avaient tout de même déjà inventé le système infâme des pontons flottants, font figures de gens bons en comparaison avec l’emprisonnement espagnol, sur une île presque sans eau et sans abris (et au mépris de la convention de capitulation).
Mais ces lettres et mémoires, l’auteur ne sait pas dans quelles mesures ils ont été retravaillés. On voit des crochets, signe d’une intervention éditoriale, mais il semble probable que l’éditeur ait aussi modifié l’orthographe, voir même la syntaxe. Seulement, cela ne nous est pas dit … Il reste néanmoins des différences d’une ligne sur l’autre en ce qui concerne les noms propres. Une occurrence a-t-elle été corrigée et pas la seconde (p. 128 avec la rivière Spree) ? Tout est-il dans le manuscrit ou la version d’origine ? De plus, les annotations pourraient être plus nombreuses. Où est ce Neukirchen (toujours à la p. 128, écrit par ailleurs New-Kirchen) ? Que veut dire « un vieux capitaine » avec son « plus huppé que nous avait perdu la carte » (p. 132) ? Cela aurait mérité plus d’appareil critique (l’éditeur se permet par contre de dire que l’auteur d’un témoignage exagère, p. 16). Nous avons aussi repéré une erreur chronologique (p. 80), dans l’introduction au témoignage d’un marin français qui vient libérer les prisonniers survivants de Cabrera en 1814.
En parallèle des notes qui pourraient être plus nombreuses (l’éditeur est spécialiste de ce type de littérature), les références citées dans les introductions ont un peu vieillies (les années 1970 au mieux). Ce sont des analyses des campagnes qui datent souvent du XIXe siècle, qui ont un intérêt historique certains (on essaie de se consoler après 1870) mais qui ne sont peut-être pas les dernières analyses disponibles. Les cartes, les cartes tactiques et les croquis sont par contre sans indications d’origines alors qu’elles sont clairement tirées d’autres ouvrages (sans doute ceux cités en référence dans lesdites introductions). Mettre des auteurs à l’honneur mais ne pas les citer tous … Embêtant …
Ce livre est donc une réussite, mais qui n’est pas totale. Les témoignages des acteurs de la période napoléonienne (qui est ici assez étrangement limitée à 1805-1815, alors qu’elle aurait pu débuter avec le Consulat) sont d’un très grand intérêt, et montrent une adhésion à la personne de l’Empereur qui perdure dans le temps et que tous n’étaient pas contraints. La blessure, la maladie, le désagrément climatique et la mort sont omniprésentes mais sans dolorisme dans les témoignages de cette anthologie qui intéressera les lecteurs intéressés par la période, non pas vue depuis les petits rectangles de cartes tactiques ou avec le Mémorial de Sainte-Hélène mais avec les chasseurs, fantassins, artilleurs et grenadiers de la Grande Armée.
(la lassitude du vide continuel en Russie p. 108 … 6,5)
Enquête historique sur le service de renseignement communiste pendant la Seconde Guerre Mondiale par Roger Faligot et Rémi Kauffer.
Dans le fourmillement des mouvements dits de la Résistance qui naissent après la défaite de mai-juin 1940, il en est un qui possède déjà une très solide expérience de la clandestinité et de ce que signifie et le combat et le renseignement. Les Francs-Tireurs et Partisans (l’appellation date de mars 1942), émanation directe du Parti Communiste, bénéficie de plusieurs apports constitués dans les années 1920 et 1930. Premièrement, c’est le lieu de rencontre naturel des anciens combattants des Brigades Internationales (actives principalement entre 1936 et 1939 en Espagne). Deuxièmement, le PC reçoit ses ordres du Komintern, c’est-à-dire directement de Moscou. De ce fait, il aide l’URSS dans ses besoins en renseignements de tous ordres, avec ce que cela suppose de clandestinité et de moyens de télécommunication secrets (la France est une terre accueillante pour les agents soviétiques, y compris ses tueurs avant-guerre comme le montre les Archives Mitrokhine). Il a pour se faire recours à l’Organisation Spéciale, un organe renforcé avec l’interdiction du Parti le 26 septembre 1939. Enfin, sa Section des Cadres fonctionne comme une police politique, qui n’hésite pas non plus à liquider ceux qu’elle désigne comme traîtres. On le voit, le fossé est grand avec les autres mouvements de la Résistance.
Mais quand s’achève le Pacte germano-soviétique avec l’invasion de l’URSS, le PCF reçoit enfin l’ordre de soutenir la Résistance. Sont créés les FTP, et avec eux un service de renseignement ayant pour but de renseigner l’Etat-Major FTP, ainsi que les Alliés, avec au premier rang d’entre eux l’URSS. Mais le Service B (le terme de 2e Bureau faisait trop romantico-militaire, p. 33) a aussi eu des contacts avec divers services anglais, étatsuniens mais aussi avec le BCRA (au sein d’une interface appelée FANA). Mais si après la guerre, les réseaux de résistants affiliés à des services étrangers se dissolvent en très grande majorité, le Service B eut peut-être encore un rôle à jouer …
Le livre démarre sur le parcours de trois des futurs dirigeants du Service B, qui se sont rencontrés en 1927 à l’Ecole de Physique et Chimie industrielle de la Ville de Paris : Georges Beyer, René Jugeau et Roger Houët. Tous sont membres du Parti Communiste, d’abord à titre secret puis officiellement. Ce premier chapitre évoque aussi, après une description des mesures prises par les communistes après 1940 et jusqu’au début de l’opération Barbarossa, les tout débuts du Service avec un dénommé Martinez à sa tête, mais qui disparaît sans laisser de traces en mars 1942. Le second chapitre évoque quant à lui la première livraison d’arme des gaullistes aux communistes, par l’intermédiaire des Anglais en Bretagne. C’est le premier contact entre le Service B et les BCRA de Londres. Le chapitre suivant se concentre sur Marcel Hamon, un militant breton (qui a traduit l’internationale en langue bretonne p. 46) et professeur de philosophie. C’est lui qui devient en janvier 1943 le nouveau chef du Service B, aidé de G. Beyer et Victor Gragnon. Le quatrième chapitre décrit brièvement les réseaux et les agents qui renseignent le Service B sur les unités de l’Armée Vlassov, dont beaucoup sont stationnées en France. Mais ce chapitre s’intéresse aussi à la transmission aux Soviétiques d’information sur l’installation d’un poste radio en Finlande qui doit aider les troupes allemandes.
Le cinquième chapitre porte l’éclairage sur les liens entre le Service B et le réseau appelé « Orchestre Rouge » et des radios, avant de passer dans le chapitre suivant aux femmes qui furent les agents de liaison entre les différentes cellules compartimentées. Le septième chapitre s’attache lui plus à décrire comment le BCRA de Londres voyait le Service B. C’est aussi l’histoire de rendez-vous manqués, de transferts de fonds et de personnes qui se rejettent la responsabilité d’échecs. Le chapitre suivant détaille une journée type dans la vie de V. Gragnon, entre les rendez-vous, les relevages de boîtes aux lettres, la reproduction des messages et des plans, des exemples de renseignements (provenant de Vichy par exemple).
Le neuvième chapitre porte son regard sur la Zone Sud, celle qui n’était pas occupée jusqu’en novembre 1942. Là-bas y commandent d’autres communistes, des anciens d’Espagne, dont Boris Guimpel. Son parcours en Espagne est retracé, comme la manière dont il devient le chef du Service B pour le Sud de la France et quels sont ses rapports avec la Main d’Œuvre Immigrée (MOI), dont quelques communistes allemands réfugiés en France. Le chapitre suivant continue de raconter les opérations menées par le Service Sud (le contact avec la famille du général Giraud p. 182-183) et donne quelques exemples de renseignements collectés.
Le onzième chapitre met l’accent sur la ville de Lyon, « capitale de la trahison ». Il y est d’abord question du renseignement que recueille le Service B auprès de la SNCF, y compris ses plus hautes instances. Il y est aussi question du chef de la Zone Sud, B. Guimpel, qui échappe à une arrestation et aux actions de Klaus Barbie qui mettent à mal tout le réseau. Le chapitre suivant raconte au lecteur les ramifications du Service B dans les milieux culturels et le treizième chapitre est celui qui met en valeur le réseau breton du Service B, celui où la fille du peintre Henri Matisse faisait office de liaison et qui tombait presque entièrement à cause de manque de cloisonnement. Le quatorzième chapitre raconte la Libération et les trajectoires des membres du Service avec la fin de la clandestinité. Enfin, le dernier chapitre est entièrement consacré à Lucien Iltis, celui qui serait à l’origine de la chute de la tête du réseau Sud mais qui fut aussi utilisé dans des combats d’appareil au sein du Parti Communiste après 1945. Le volume est complété par des photographies, des reproductions de documents, un appendice sur le premier chef du Service B (Martinez), des notices biographiques et un index.
Voici un livre assez étrange … Passons sur l’habillage mercatique, c’est tout de même normal, et encore plus pour un livre qui a pour sujet un service de renseignement, paru à une époque (1985) où encore beaucoup des protagonistes sont encore vivants. Mais ce qui gêne plus, c’est que c’est assez mal écrit. Ce n’est pas écrit de manière scientifique, mais cela peut encore passer, les deux auteurs étant journalistes et tout de même plus proches de leurs entretiens que de la littérature sérieuse sur le sujet. Mais tout de même … C’est très oral, parsemé de remarques étranges, voir à la limite de préjugés xénophobes (patriotisme et famille suisse protestante p. 215 ou les Italiens voleurs, p. 217). Ce livre est aussi entaché d’une relecture déficiente (en deux pages, on passe d’un avion Heinkel III à un Heinkel 111 p. 178-179), laissant passer des fautes de grammaires assez douloureuses (p. 283), avec des redites qui sont sans doute le fait de l’écriture à deux mains. Historiquement, c’est aussi assez bancal, et la priorité est donnée au sensationnel : il est question de la bombe atomique allemande et des installations qui auraient dû permettre de la lancer vers la Etats-Unis (p. 151), alors que les savants atomistes allemands n’ont même pas réussi à fabriquer une pile atomique … Quant au fait que cette bombe atomique eu pu être délivrée par un canon V3 (p. 150), comment dire … De même, parler de l’Okhrana, la police politique tsariste, comme très efficace (p. 155), alors même que l’on parle dans ce livre de la Gestapo et du NKVD, c’est presque comique. Pour autant le dernier chapitre, celui sur la fin de la guerre et sur les années qui suivent est plein d’enseignement et aurait mérité plus de développements.
Ce livre pâtit donc d’une structuration très faible, où tout n’est non pas imbriqué mais mélangé. Néanmoins, il rend il nous semble assez bien l’ambiance de la clandestinité, le danger permanent, le climat particulier induit par fait d’être conduit par la tête du Parti Communiste clandestin, les objectifs immédiats et à moyen-terme , les parcours des agents et les stratagèmes déployés pour parvenir à rassembler des renseignements avant de le faire parvenir hors de France où il pourra être analysé (pour le renseignement d’ordre stratégique) ou le faire parvenir à des résistants qui pourront l’exploiter. Un livre unique, parce que le seul à notre connaissance traitant de ce sujet, mais dont la forme est très loin d’être parfaite.
(C’était encore l’époque où les gens ne revenaient pas de Moscou et où on ne se posait pas de question …6)
Essai d’histoire des religions de Gershom Sholem.
Publié en français sous le titre Les grands courants de la mystique juive.
Nous avons pu rencontrer la mystique chrétienne et rhénane dans ces lignes en s’intéressant à ses productions, tout comme a pu avoir un aperçu du rationalisme juif médiéval en se rapprochant de la pensée de Maïmonide. De même, le mouvement charismatique juif (dit ultra-orthodoxe) nous avait été décrit d’un point de vue ethnographique. Il manquait donc encore à notre tableau, entre autres, la mystique juive affrontée depuis son versant intellectuel. Malgré son âge certain (première parution en 1941), ce livre est resté une référence dans l’étude de la mystique juive et de ses différentes formes. Il répond à ce vide particulier dans notre tableau.
Le livre reproduit neuf leçons, données en 1938 à New-York. Toutes ont été complétées a posteriori, sauf la dernière. Pour faciliter la lecture, les notes, très nombreuses, ont été rassemblées en fin de volume. Une fois passé les différentes préfaces, de ces neuf leçons, on peut faire ressortir sept parties.
La première de ces parties est une introduction générale, décrivant le but de ces leçons et débutant comme de bien entendu avec une définition du mysticisme, à savoir un pont au-dessus de l’abîme créé par la religion à la sortie de la religion primitive où tout était uni (p. 8), où comme Thomas d’Aquin le dit, la connaissance de Dieu au travers de l’expérience (p. 4). L’auteur passe ensuite à d’autres généralités sur le mysticisme juif sur les Sefirots (les dix sphères créatrices de Dieu), la Torah, l’usage de la langue chez les Cabalistes (pas née en réponse à la philosophie mais s’appuyant même sur elle pour aller vers une autre direction p. 24), le problème des sources (puisque les mystiques juifs sont peu portés sur l’autobiographie, sauf exceptions p. 16), sur la métaphorisation et la symbolique, sur le retour du mythe dans le judaïsme (p. 22) et enfin sur l’absence d’élément féminin dans le mysticisme juif (au contraire de son équivalent chrétien ou musulman, p. 37-38). On ne peut pas cacher que cette introduction démarre sur les chapeaux de roues et qu’il faut bien s’accrocher dès le début, au risque de ne pas tout comprendre par la suite. Il faut saisir cette différence entre le l’abstraction philosophique et le symbolisme mystique qui regardent différemment la même Loi … Mais l’auteur ne cache pas non plus les dangers dans lesquels et le mysticisme et la philosophie peuvent tomber (p. 36-37).
La seconde leçon entame la progression chronologique avec le mysticisme dit du Char (Maaseh Merkabah), dont l’efflorescence a lieu entre le Ve et le VIe siècle. Il se base sur la vision du char céleste qu’a eu Ezéchiel mais aussi sur les visions personnelles des mystiques (et qui peuvent être antinomiques avec la vision du prophète, p. 45-46). Sur les auteurs de ces textes et visions, la science semble avoir quelques problèmes à y attribuer des auteurs qui ne soient pas fictifs ou anachroniques. Ces auteurs par contre ne sont pas isolés, ils appartiennent à des écoles, à des groupes de mystiques qui ont pour caractéristiques communes d’avoir peur d’être accusés d’hérésies (pourtant certains de leurs hymnes sont intégrés dans la prière communautaires p. 60) et d’user de chiromancie et de physionomie (p. 47-48). Ces deux techniques divinatoires, tout comme les pythagoriciens du IVe siècle, sont utilisées pour définir les critères d’adhésion du novice. Ce n’est d’ailleurs pas la seule chose que les pythagoriciens ont en commun avec les mystiques du Merkabah, puisque ces derniers judaïsent l’idée déjà ancienne des sept degrés du Paradis (p. 53-54). De manière assez étonnante, et sans doute au grand dam de Maïmonide, ces mystiques ne semblent pas trop réticents devant l’anthropomorphisation de Dieu, celle d’un Dieu/roi assez différent du Dieu/esprit des rabbins (p. 63).
La troisième leçon quitte les rives de la Méditerranée pour les sombres forêts de la Germanie et y trouver le Hassidisme médiéval (qui n’a rien à voir avec celui, est-européen, du XVIIIe siècle). Celui-ci prend place entre 1150 et 1250. Le texte central de ce mouvement est le Sefer Hasidim, écrit par Juda de Ratisbonne, qui montre des connexions avec la pensée chrétienne et plus particulièrement la réforme clunisienne (p. 81). On trouve ces dévots dans tous les grands centres du judaïsme germanique et ils se démarquent par leur radicalité, leur insensibilité au blâme et à la louange (l’ataraxie aussi prisée des saints chrétiens de la période, p. 97). D’une certaine manière, ces mystiques ne sont pas inconnus du grand public puisque l’histoire du golem leur est lié, mais l’importance de l’extase n’est pas passée dans la culture populaire. L’aspect magique est d’une très grande importance (maîtrise des éléments), faisant pièce à la figure du « faible piétiste » (p. 99). Ces mystiques allemands usent de diverses techniques de combinaisons de lettres et de chiffres, basées sur des textes liturgiques, même si le lecteur éprouve du mal à saisir le but de ces jeux combinatoires. Ces techniques (appelées Gematria, Notarikon et Temurah, p. 100) sont en fait minoritaires dans le Cabalisme auxquelles elles sont attribuées. G. Sholem compare le Hassid du Moyen-Age à ceux de l’époque moderne et aux mystiques du Char (p. 101 et 118).
La quatrième partie est constituée des trois chapitres décrivant la Cabale, qui prend son essor vers 1200 pour connaître son apogée à la fin du XIIIe siècle. Ce courant ne rejette pas la tradition mais accorde une grande place à l’inspiration, et par conséquent, s’adresse à une élite (sans pour autant toujours réussir à y rester confiné p. 125). La première variante étudiée par G. Sholem est celle d’Abraham Aboulafia qui décrit comment se préparer à la méditation et à l’extase et qui souhaite séparer la magie de l’utilisation des noms de Dieu (p. 145). L’auteur décrit par ailleurs la théorie prophétique de ce dernier comme un mélange entre Maïmonide et le yoga (p. 135).
La seconde variante est celle du Zohar, que G. Sholem développe en deux chapitres. Le premier de ces chapitres, très impressionnant, est consacré au livre lui-même ainsi qu’à son auteur et le second chapitre explore la théorie théosophique du Zohar.
En ce qui concerne le livre, pour l’auteur, il n’y a plus de débat sur l’auteur du Zohar : c’est Moïse de Léon (un espagnol donc, comme beaucoup des premiers cabalistes), qui n’a jamais avoué avoir été l’auteur de ce livre écrit en araméen et qui le cite dans d’autres de ses écrits (p. 201). Pour G. Sholem, le Zohar est l’antithèse d’Aboulafia et élabore une théosophie juive (un terme que G. Sholem définit, et cela n’a rien à voir avec une pseudo-religion p. 205-206). Pour ce qui est de cette même théosophie, elle s’appuie sur une lecture mystique de la Torah (p. 209), ce qui fait tu Zohar le premier livre juif intégrant l’idée chrétienne qu’il y a quatre modes d’interprétation d’un texte sacré (littéral, homilétique, allégorique et mystique, p. 210). De leurs lectures, les Cabalistes déduisent qu’Adam est responsable d’une fissure entre la vie et l’action et que ce monde cassé n’est réparable que par la dévotion à Dieu (p. 232-233). L’accent est aussi mis sur la pauvreté, là encore une première dans le judaïsme rabbinique (p. 234), ainsi que sur l’élaboration d’une théorie du Mal (p. 235) et d’une théorie de l’âme (p. 239).
Mais l’expulsion d’Espagne, vécu comme un traumatisme égal à la destruction du Temple pour beaucoup de contemporains, va rebattre les cartes et avoir une influence considérable dans la mystique de l’époque moderne qui avec les théories d’Isaac Luria est le sujet du septième chapitre (p. 245). On retrouve avec ces mystiques le phénomène concentration, cette fois-ci dans la ville galiléenne de Safed, mais les idées développées par Luria, Moïse Cordovero et leurs disciples et successeurs ne se diffusent plus uniquement dans un petit cercle d’érudits mais atteignent un grand groupe de croyants à partir de 1550 (p. 284-286). Le point focal d’intérêt passe des origines du monde (les mystiques précédents) à la rédemption (mais passant par les origines, puisqu’ils développent l’idée du Tsimtsum, ce retrait de Dieu permettant l’existence du monde p. 260). Ainsi pour I. Luria, l’objectif de l’Homme est de réunifier le Nom de Dieu et de restaurer l’harmonie originelle (p. 275), avec participation de l’âme à un cycle de réincarnation (ou transmigration) faisant partie de ce processus de restauration dont la croyance se répand parmi les mystiques après l’Exil (p. 281-284).
Les idées cabalistes qui se sont insinuées dans toutes les communautés juives autour du monde et plus particulièrement dans l’empire ottoman pavent le chemin au sabbatianisme, cette hérésie mystique (mais aussi révolte juive) conduite par celui qui se voulait le Messie, Sabbataï Tsevi, et son prophète, Nathan de Gaza (le huitième chapitre). Ce dernier n’est pas que le prophète annonçant le Messie mais aussi l’interprète de l’apostasie de ce dernier (S. Tsevi, après d’être déclaré comme Messie, se convertit à l’Islam à Constantinople en 1666). Le sabbatianisme ne se limite pas pour autant à l’empire ottoman mais atteint jusqu’au nord de l’Europe (Prague, Offenbach) et il est particulièrement soutenu par les Marranes, qui eurent aussi l’expérience de l’Apostasie (p. 303 et p. 309). G. Sholem insiste aussi sur la difficulté qu’il y a eu jusqu’au XIXe siècle à étudier le sabbatianisme (à cause de ses paradoxes, p. 316, mais aussi par peur de l’hérésie, p. 299-300) et à comprendre cette révolte. Il met aussi en relation le sabbatianisme et le réformisme juif du XIXe siècle, le comparant à l’influence des Quakers et des Anabaptistes dans le christianisme (p. 301) et note le lien entre le Frankisme, son épigone allemand, et la Révolution française de 1789 (p. 320).
Le dernier chapitre est celui portant sur les seconds Hassidim. Pour l’auteur, c’est la troisième étape d’un même processus commencé avec le lurianisme et le sabbatianisme (p. 327) et qui est pour G. Sholem l’une des quatre options possibles après la chute du sabbatianisme (p. 328-329) avec lequel il y a une filiation qui se voit dans son rapport aux actes considérés comme scandaleux par les orthodoxes (antinomianisme, p. 334, comme par exemple avec des prières charismatiques). G. Sholem est très rapide dans ce chapitre où tout est un peu trop uniforme (mais l’auteur en est conscient et l’avoue dans la préface). Cette leçon est plus personnelle dans le ton et un peu moins construite (p. 337 par exemple). L’auteur dégage cependant quatre caractéristiques qu’il voit dans le mouvement (p. 343-344) : l’enthousiasme, des illuminés (zaddikim) au centre de chaque communauté, une idéologie dérivée du cabalisme mais populaire et imprécis dans sa terminologie et une appropriation individuelle de valeurs générales devenant ainsi éthiques.
On ressort avec éblouissement de la lecture. Si le sommet est le chapitre qui analyse le Zohar et son auteur, le reste du livre est à peine moins aérien du point de vue de l’érudition. Il y a une telle masse de lectures derrière ce livre ! Et l’auteur ne s’est pas contenté des ouvrages de mystiques juifs ou chrétiens, mais n’a pas laissé ni la philosophie ni le monde gréco-romain de côté. La lecture nécessite bien évidemment une grosse dose de concentration, mais son montant est amoindri par une écriture directe et claire, si tant est que le lecteur n’ait pas besoin de chercher la signification de trop de mots spécifiques au champ étudié.
Certaines idées sur l’aspect monolithique de la religion juive (celle de la période rabbinique) peuvent aussi être battues en brèche, tout comme certaines conceptions que l’on a pu avoir sur le sabbatianisme, au rayonnement plus large et plus puissant si l’on suit G. Sholem, européen comme ottoman, populaire plus que limité à certains cercles apocalypticistes.
G. Sholem n’hésite pas devant la controverse avec ses devanciers, anciens comme contemporains (sur le Zohar par exemple p. 199). Il n’est pas tendre avec les savants du XIXe siècle, à deux doigts du règlement de compte même (p. 66-67). Mais s’il relève les erreurs, il a aussi l’honnêteté de remarquer leurs succès (p. 203).
Il reste en toute fin de livre, à la toute dernière page, une allusion à l’actualité du moment (1941). L’auteur avait pleine connaissance de la répression en Europe, mais ne pouvait sans doute pas connaître son étendue. Cette dernière phrase porte une lumière crue sur un texte qui parle plus de circulation des idées entre de très nombreux groupes parfois éloignés de plusieurs milliers de kilomètres que de cloisonnement en ensembles hermétiques.
(cette petite histoire hassidique sur la puissance des mots p. 349 forme une belle conclusion … 8,5)
Enquête sur les jihadistes revenus en France par David Thomson.
David Thomson n’est aujourd’hui plus un inconnu. Journaliste à Tunis au moment du renversement de Z. Ben Ali, il a ses premiers contacts avec le salafisme et le salafisme-jihadisme. Ces contacts, il les garde dans les années qui suivent et peut suivre leur parcourt tout en rentrant en contact avec d’autres jihadistes francophones. Avec les conversations qu’il a ainsi eues avec des hommes et des femmes qui sont partis en Syrie, Irak et Libye, il publie en 2014 un premier livre intitulé Les Français jihadistes. Deux ans plus tard, le travail très anthropologique de D. Thomson prend la forme d’un second livre basé sur les expériences des jihadistes, là encore hommes et femmes, qui sont revenus en France depuis les zones tenues par les jihadistes en Syrie et en Irak (200 déçus sur 1000 français partis, p. 73).
Chaque partie a son fil conducteur. Dans les cinq premières parties, c’est une conversation avec un ou plusieurs revenants, définissant de fait une typologie. Seule la dernière partie fait exception, puisqu’elle présente des jihadistes qui ne sont pas revenus et qui pour certains sont déjà morts.
« Bilel » (ce n’est pas son vrai nom) a fui l’Etat Islamique qu’il désertait en passant la frontière turque de manière presque clandestine. Presque, puisqu’il avait préparé son passage avec le consulat d’Istanbul et que ce dernier a prévenu les autorités turques de l’arrivée de Bilel et de sa famille. Au printemps 2014, Bilel avait rejoint la Syrie via le Maroc et la Turquie pour intégrer un groupe de combattants d’Al Qaïda. Début juillet, il rejoint l’EI après la proclamation du califat le 29 juin mais affirme n’avoir jamais combattu. Il y aurait eu des fonctions de chauffeur à Raqqa, surtout pour accueillir les combattants voulant rejoindre l’EI en provenance de Turquie. Selon lui, les Syriens ne souhaitent pas vivre sous la coupe de l’EI et prenant conscience de l’aspect totalitaire de l’EI (impression renforcée par les attentats de Paris le 13 novembre 2015), il profite d’une réorganisation de son travail pour passer dans une sorte de clandestinité avant de décider de revenir en France. Il est emprisonné en Turquie.
Yassin a lui eu à la fois de la chance et de la malchance dans son jihad. Il part, jeune vingtenaire, pour la Syrie à l’automne 2014. Mais après quelques semaines il est très gravement blessé à l’abdomen, une partie des intestins arrachés et opéré en urgence. Sa chance, c’est que sa famille au complet vient le chercher pour le ramener en France. Le plan marche parce que les deux parents sont médecins et que les jeunes sœurs de Yassin sont aussi du voyage pour atténuer la méfiance de l’EI. Mais le séjour n’est pas de tout repos, entre la protection des filles à assurer pour qu’elles ne soient pas mariées ni kidnappées, retrouver le fils blessé et pouvoir préparer ce dernier à la fuite vers la Turquie. Mais au retour, il faut s’expliquer avec les autorités …
La troisième partie est celle de Zoubeir, parti à 17 ans et devenu profondément désillusionné. A la grande différence de beaucoup de jihadistes revenus en France (environ 200), lui ne se revendique plus du salafisme, qu’il soit quiétiste ou jihadiste (il rejette même l’Islam pour tout dire, puisque pour lui il ne peut être que jihadiste, p. 153). Selon lui, les Français sur place reproduisent le mode de la vie de la cité, l’ultra-takfirisme (excommunication, rendant le meurtre de l’excommunié licite) en plus. Zoubeir est lui devenu jihadiste pour devenir quelqu’un (p. 95), admirant la piété pour voir au-delà du consumérisme. Devenu salafiste quiétiste grâce à une rencontre dans sa mosquée, il part pour la Syrie sept mois après avoir été en contact avec un jihadiste via un réseau social, et en avoir par ce biais rencontré plein d’autres. Zoubeir hésite encore entre Al Qaïda et l’EI, mais quand un de ses contacts parisien part rejoindre l’EI, il franchit le pas fin 2013. Déjà attiré par la radicalité politique et en besoin de transcendance (p. 107), déjà éduqué religieusement, son voyage est facilité par un don anonyme et par le fait que l’autorisation de sortie du territoire pour les mineurs n’est plus en vigueur. Sur place, Zoubeir remarque vite que l’une des raisons de l’afflux de combattants en Syrie semble lié à la frustration sexuelle. Les houris du paradis sont un thème central, tout comme la drague sur internet pour faire venir en Syrie des jeunes femmes d’Europe (et parfois la demande vient des jeunes femmes elles-mêmes qui rêvent du prince charmant en kamis, p. 192).
Zoubeir distingue aussi deux périodes. Avant 2014, le jihad en Syrie ressemble pour les jihadistes français à une grande colonie de vacances : peu de combats, une vie de patachon, avec, pour les jeunes de quartiers difficiles, la même vie centrée sur les femmes, l’or et les armes, mais avec une justification religieuse en plus à leurs déprédations (p. 127). Le tout avec force publications sur les réseaux sociaux. A partir de 2014, avec la hausse de la participation des intervenants extérieurs en Syrie et en Irak, le taux de mortalité augmente, tout comme le nombre d’auteurs d’attentats suicide. Avec les bombardements vient le dégoût et après un court passage chez Al-Qaïda, Zoubeir revient en France par la Turquie. Mais le récit que ce dernier livre à D. Thomson sur les jihadistes et leur emprise dans les prisons françaises n’est pas moins alarmant. Il y a rencontré certains des terroristes des années 2014 et 2015 (p. 133-149).
La partie suivante montre l’autre versant du jihad, celui des femmes. Elles n’ont pas le droit de combattre, mais leur implication et leur détermination n’est pas moins grande. Une vingtaine de femmes sur les 200 parties sont revenues de Syrie (p. 161). C’est beaucoup plus dure pour une femme de partir d’une zone contrôlée par des jihadistes, puisqu’elle ne peut se déplacer qu’avec son mari ou un tuteur (p. 161). Dans cette partie, l’auteur a donc interrogé près de 10% de cette cohorte. La première, Safya, a bénéficié de la clémence de la justice et du fait d’être une femme (la tentative d’attentat à la voiture piégée de septembre 2016 peut avoir fait bouger les lignes cependant, puisque le fait principalement d’un trio féminin). Mère célibataire d’un enfant conçu et porté en Syrie, elle est revenue pour accoucher sur l’insistance de sa mère et devant l’absence de péridurale en Syrie. Elle ne renie rien de son parcours. Lena est elle aussi revenue déçue de Syrie, mais reste idéologiquement inchangée. Son récit porte sur la vie des femmes jihadistes, en charge d’élever la prochaine génération de jihadistes. Il y aurait autour de 420 enfants français sur place, pour une partie sans existence légale en France (p. 176). Certaines femmes revendiquent pourtant le droit de perpétrer des attentats suicide, puisqu’elles reçoivent souvent une ceinture d’explosifs pour leur mariage. Les pertes chez les hommes aidant (195 Français ont déjà été tués sur place au moment de l’écriture de ce livre p. 93), il n’est pas impossible, malgré les préventions des émirs, que cela arrive. Une police des mœurs entièrement féminine (appelée hisbah) existait cependant dans les zones de l’EI avant d’être dissoute … pour violence injustifiée (p. 183). Lena est partie parce qu’elle pensait qu’elle serait mieux considérée comme femme « dans un pays vraiment musulman », aux violences considérées par elle comme légitimes, où elle ne serait pas considérée comme un bout de viande (p. 188). Sa désillusion est à la hauteur des attentes, quand elle est confrontée aux usines matrimoniales (p. 205), aux mariages express et aux divorces à la chaîne.
Mais tous les revenants ne sont pas issus de familles immigrées maghrébines. D. Thomson a aussi interrogé Quentin et Kevin, l’un niçois et l’autre breton, qui se sont convertis au début de l’adolescence et passent très vite au salafisme. Le portrait de Quentin est l’occasion de faire connaissance avec Omar Diaby, un prédicateur de rue qui a sévit à Nice et qui est responsable avec son adjoint Mourad Farès de nombreux départs vers la Syrie de jeunes Français (p. 228 et p. 232, peu en sont revenus).
Enfin, dans la sixième partie, il y a les portraits de quelques-uns de ceux qui ne sont pas revenus. Parmi eux, il est un ancien revendeur de stupéfiants cherchant à devenir rappeur (comme beaucoup de jihadistes européens p. 261) devenu soldat, imam et chanteur de nashids (poèmes religieux chantés a capella). Les autres portraits sont ceux de deux anciens de l’armée de terre (p. 267-273), dont l’un a apporté avec lui un certain savoir-faire en Syrie (il serait passé par une unité commando) et un autre pourrait ainsi assouvir ses envies de meurtre en toute impunité en étant bourreau.
En fin de volume (avant quelques pages décrivant certains acteurs du livre), l’épilogue fait un résumé des différentes pistes dégagées par ce livre, qui demandent à être confirmées par des études plus larges : la place d’internet dans le recrutement, le besoin de transcendance, du ressentiment antisystème (p. 257) et de l’influence du rap dans la radicalité, celle de l’ennui et des cellules familiales dysfonctionnelles dans les envies de départ et la possibilité de passer d’un état supposé de minorité à la domination violente (le quartier, en étant et la racaille et la police, pour résumer). Quelle est aussi la place de la sexualité dans la volonté de rejoindre les combats dans une guerre civile (p. 113-117, il est des jihadistes homosexuels aussi p. 285) ? Quel peut être en face le discours institutionnel ? Pour l’auteur, montrer un islam républicain pour faire revenir les brebis dans la bergerie n’aura aucun effet (p. 287).
C’est incontestablement l’un des livres les plus pénétrants sur le jihadisme francophone de la fin de l’année 2016, et premièrement parce qu’il ne cherche pas à tous prix à donner des réponses mais veut tout d’abord donner du matériel à la réflexion d’autres, si possibles de spécialistes de la question. Il démarre certes sur l’expression d’une revanche que lui a donnée l’Histoire sur ses contradicteurs d’avril 2014 dans l’introduction (p. 12-14). Sa critique du concept très imprécis de déradicalisation (p. 91) et avant tout de son inefficience (p. 183) est argumentée et convaincante. Sa description du monde du jihad comme d’un monde inversé (sans cependant l’être totalement, puisqu’il reste consumériste p. 122-123) est une analyse assez plausible. Le racisme exacerbé (p. 211-212) semble aussi avoir choqué de nombreux jihadistes qui pensaient que tous étaient frères.
Le sérieux du thème n’empêche pas quelques libertés de ton journalistique, tendant parfois vers l’humour (p. 196 ou p. 217). Le propos n’est pas sec, aidé par des notes expliquant des termes spécifiques, et de ce fait ce livre se lit très facilement, maintenant un équilibre entre soucis de ne pas perdre le lecteur profane et exigence intellectuelle. Le livre n’évite pas quelques imprécisions (les « textes scripturaires » p. 97 ou dans la note p. 125, mais pour cette dernière c’est sûrement dans le but de rester clair en touchant un sujet très complexe) et quelques oublis lors de la relecture (la note p. 134 par exemple), mais ce sont quelques grains de sable dans la mer d’informations que nous livre le travail acharné et très sérieux de D. Thomson.
(il existerait des parents de jihadistes qui seraient juifs p. 124 … 8,5)