La grande rupture

De la chute du mur à la guerre d’Ukraine 1989-2024
Essai d’histoire du temps présent par Georges-Henri Soutou.

Encore trop de poussière dans l’air.

Un professeur d’histoire diplomatique, mondialement reconnu pour ses travaux sur la Première Guerre Mondiale, qui s’aventure dans l’histoire des relations entre la Russie et l’Occident après 1989, voilà qui devait être intéressant. La mise en perspective, l’érudition, les analyses à grand spectre et les pointes, tout ce qui es non seulement le fruit d’années dans les archives mais aussi le sel de la lecture de G.-H. Soutou, tout cela nous était promis. Mais la base de tout cela n’existe pas encore : des cartons et des cartons dans des rayonnages, des photographies soigneusement indexées et des années qui ont vues la poussières des évènements retomber.

Les dernières années du XXe siècle ouvrent logiquement le bal. La fin de l’URSS est une très grande surprise et toutes les puissances mondiales craignent la désagrégation d’une puissance nucléaire majeure. L’objectif est la stabilité de l’espace soviétique, pas la liberté des peuples et l’aide à la mise en place de la démocratie. Si les pays d’Europe centrale peuvent s’appuyer sur une histoire démocratique (de durée variable), en Russie les précédents historiques n’abondent pas (ou sont très anciens et méconnus, comme la république de Novgorod). L’optimisme règne pourtant, au point de s’illusionner beaucoup sur les intentions des gens aux pouvoirs à Moscou, tous issus du système soviétique. Veulent-ils abdiquer toute idée de puissance et se ranger gentiment derrière leur supposé vainqueur ? Sûrement pas. Si le libéralisme économique est très visible, son pendant politique ne prend pas racine. B. Clinton essaie bien de mieux ancrer la Russie mais dans une politique qui se rapproche de l’unilatéralisme. La crise yougoslave n’arrange pas les choses, avec l’OTAN qui redéfinit son rôle en Europe et bombarde même la Serbie en 1999. La remontée des prix des hydrocarbures redonne économiquement de l’air à la Russie tandis que l’élection d’un nouveau président russe, V. Poutine, permet une réorganisation interne en Russie, la stabilisation économique, le retour de l’État et une mise au pas des acteurs régionaux qui pensaient se ménager une autonomie (oligarques, gouverneurs, la Tchétchénie mise au pas après un premier échec sous Eltsine).

De son côté, la décennie 2000, celle de la guerre en Irak, ne démontre pas une modération en matière d’interventions occidentales (et comme on ne prête qu’aux riches, les révolutions de couleurs sont aussi attribuées à des actions occidentales en sous-main) et l’opération de Libye, qui se solde par un effondrement du régime. La Russie et la Chine se sentent flouées, la résolution du Conseil de Sécurité à laquelle ils ont donné leur accord leur semble avoir été outrepassée. Mais la décennie 2000 voit aussi les premières déclaration de défiance, voire d’hostilité de la part de la Russie à l’encontre des démocraties libérales. La Géorgie est corrigée en 2008 et l’agitation commence dans l’est de l’Ukraine. Dans ce pays, l’intervention russe se fait visible en 2014, à la faveur du mécontentement populaire de la place Maïdan. La Crimée est envahie, l’armée russe soutient les soi-disantes insurrections du Donbass. Les réactions occidentales sont prudentes … et le couvert est remis en 2022 dans ce qui devait être une opérations éclair. Mais le fruit n’était pas si mûr …

Le rythme est incroyablement rapide dans ce livre qui ambitionne d’aller dans un minimum de détails sur 35 années de relations changeantes, mais qui ainsi ne peut éviter certains simplismes. Si on considère la faible présence des notes, on peut se dire qu’il y a ici la volonté de l’éditeur de produire ici un livre à visée pédagogique et qui cherche un public général, intéressé par l’actualité mais avec une prise en compte de la temporalité. Le lecteur qui suit cela de manière plus assidue reste sur sa fin devant les raccourcis et les choix faits dans la présentation des options des acteurs. Nous voyons cela comme un choix éditorial, obligeant l’auteur à se conformer à un format d’essai qui lui laisse finalement, malgré les 300 pages de texte, très peu de place. C’est en fait trop journalistique. G.H. Soutou domine tout quand il s’agit de diplomatie au XXe siècle, mais il n’est pas un spécialiste de l’Ukraine : la bibliographie, certes choisie, est très lacunaire de ce côté alors que le thème occupe peut être un cinquième du livre. L’auteur est de plus sensible à une vision très russe des choses, qui le conduit à des affirmations sans filet du type « la bonne performance des Russes en Géorgie en 2008 » (p. 185). Une performance contre une nation de quatre millions d’habitants que les spécialistes s’accordent à voir comme très en deçà des attentes.

Les passages sur Maïdan et les néo-nazis, le « dialecte » ukrainien, l’inutilité des sanctions (p. 215), les régions dites russophones, Boutcha (p. 273) et Bandera ne sont pas plus inspirés, avec quelques biais qui sont peut-être dus à l’angle diplomatique (centré sur les gouvernements, moins sur les acteurs sociaux) de l’auteur. La proposition d’architecture européenne de sécurité proposée par le Kremlin fin 2021 et devant conduire à un rétrécissement de l’OTAN n’est pas évoquée, mais il y a de très bons passages sur la disparition des minorités en Europe à partir de 1945 (p. 97), sur l’universalisme unilatéral des Etats-Unis des années 90-2000 (p. 68-71), sur les réflexions stratégiques en France juste après la disparition de l’URSS ou encore sur la différence entre V. Poutine et le communisme (p. 174).

Mais comme G.-H. Soutou le dit lui-même à deux reprises, l’histoire sans les sources, c’est difficile. Le résultat ne peut que décevoir.

(On se moque des livres écrits trop rapidement en 4e de couverture …4)

Vallée du silicium

Chroniques californiennes et nouvelle apocalyptique de Alain Damasio.

Loi Toubon !

La matérialité du monde est une mélancolie désormais. p. 40

La Villa Albertine est l’équivalent étatsunien de la Casa Velazquez ou de la Villa Médicis, mais répartie dans plusieurs villes. Alain Damasio a été invité pour une résidence de deux mois à San Francisco et c’est l’occasion pour lui de visiter la ville et la Silicon Valley (d’où le titre). Il en tire, revenu chez lui, sept chroniques et une nouvelle.

La première chronique s’intéresse au siège social d’Apple à Cupertino vu comme la cathédrale d’une marque-religion, incarnation inverse des débuts de l’informatique et d’internet jusque dans le bâtiment : l’anneau « pour les gouverner tous » est fermé, tout est sous contrôle. C’est aussi pour A. Damasio la possibilité de définir ce qu’est un technococon, un futur qu’il juge plus probable que la vie purement virtuelle ou le métavers.

La seconde chronique est centrée sur les véhicules vides dans le pays de la voiture. Enfin vide … ils sont surtout automatisés. Mais d’autres, qui nourrissent de données des applications, sont conduites par de nouveaux esclaves qui travaillent à se faire remplacer, non pas dans plusieurs années mais dès 2023. Déjà présent dans ce chapitre, la question du corps continue d’être explorée dans la chronique suivante, comme par exemple ce qui lui arrive dans un aéroport … Mais aussi sur le fait d’être le bureaucrate de son quotidien (p. 83).

La quatrième chronique est une exploration du quartier de Tenderloin à San Francisco, haut-lieux de la misère et des addictions, avec ses overdoses et ses ONG. Mais il y a aussi de l’art, dont une fresque sur la thématique du voisinage utopique que s’attache à décrire l’auteur. La chronique suivante nous emmène dans le thème de la santé connectée, celle des montres ou des bagues qui analysent tout et des médicaments faits sur mesure. A. Damasio se demande de quel corps il est ici question. Peut-on écrire sur la technologie sans évoquer l’intelligence artificielle ? Certes pas, du moins pas dans la sixième chronique où l’auteur espère l’émergence non d’une intelligence artificielle mais d’une intelligence amie sur la base d’une conversation avec un programmeur-star. La septième et dernière chronique (écrite vingt mois après la résidence p. 201) veut distinguer le pouvoir de la puissance, entre cyberpunk et biopunk. Comment faire avec la technologie.

Suit une nouvelle apocalyptique, au sommet d’une tour de San Francisco, dans une futur proche fait de création biologique, de domotique assise sur la psychologie des habitants et de deadbots. Vient non pas le grand tremblement de terre mais la grande tempête, celle aux torrents vertigineux et aux impulsions électromagnétiques dévastatrices. Un condensé littéraire des chroniques précédentes en quelque sorte.

Ce n’est pas un roman ni une suite de nouvelles, mais c’est bien un livre de A. Damasio. On retrouve beaucoup des éléments des Furtifs, les références philosophiques habituelles, les jeux de mots et les néologismes (un très beau IAvhé p. 12), un ciselage typographique, mais aussi une inflexion dans la réflexion sur la technologie, moins frontale que dans ces mêmes Furtifs. Il y a une évolution, admise et avouée par l’auteur, dans sa pensée sur la technologie et sa réflexion sur cette évolution est intéressante. A. Damasio s’aventure parfois en terrain glissant (la voiture invente le trottoir ? p. 210), la féminisation des pluriels est dispensable, mais son manifeste vitaliste et la raison qu’il y a encore à écrire vaut le coup d’être lu (p. 216-222, avec tout ce qu’il y a avant bien entendu) et augure de futures belles pages, avec ou sans technococon.

(à « distance réseaunable » p. 85 … 8)

Der Stasi-Mythos

DDR-Auslandsspionage und der Verfassungsschutz
Essai sur le contre-espionnage ouest-allemand face aux opérations est-allemandes par Michael Wala.

L’homme sans visage en a trouvé un.

L’espionnage est-allemand était le meilleur du monde nous disent ses anciens employés à partir de 1990, son ancien chef Markus Wolf en tête. Mais à l’appui de ces affirmations, ils ne peuvent livrer aucune preuve … Le service s’est sabordé tout en détruisant en parallèle ses archives, voire en les transférant à son service frère le KGB. Seuls quelques documents épars ont réapparu en trois décennies, mais trop peu pour permettre aux historiens d’évaluer les méthodes, les réseaux, les succès ou les échecs du HVA (Hauptverwaltung A, ou Directorat A). Reste le portrait en creux, celui que tente Michael Wala, historien spécialiste du renseignement, à l’aide des archives de la section de contre-espionnage du Bundesverfassungsschutz, l’Office fédéral ouest-allemand de protection de la Constitution, entre sa création en 1950 et les lendemains de la réunification allemande.

L’Office fédéral ouest-allemand de protection de la Constitution, abrégé en allemand BfV, est en charge de la protection du caractère démocratique de l’Allemagne fédérale. Son activité se partage entre surveillance des activités préjudiciable à l’ordre constitutionnel au niveau fédéral comme au niveau des états fédérés (extrême gauche, extrême droite etc), la protection du secret industriel et le contre-espionnage. Pour ne pas devenir une nouvelle Gestapo, le BfV n’a aucun pouvoir de police. Cet aspect est bien évidemment de première importance à sa création : il a interdiction d’employer de manière officielle et pérenne d’anciens membres du renseignement nazi. Pour les mêmes raisons et comme la DST à sa naissance en 1944, le BfV ne bénéficie pas d’archives de police.

Si la RFA est la cible de tous les services de renseignement de l’Est, elle est particulièrement ciblée par les différents services de la RDA (75 % des opérations détectées selon l’auteur), les civils du HVA en tête. Minoritairement intéressé par les forces armées tant allemandes qu’otaniennes présentes sur le sol ouest-allemand, le HVA a pour cible première les différents ministères fédéraux, la chancellerie, les partis politiques et les médias, mais l’espionnage technologique prend une importance grandissante avec les années, tant dans les entreprises que lors des foires organisées en RDA.

Le HVA peut agir tant en RDA (par l’intermédiaire d’antennes locales) qu’en RFA, où il constitue dès la fin des années 1940 des réseaux avec des résidents illégaux qui gèrent agents et sources. La porosité de la frontière inter-allemande avant l’érection du Mur en 1961 est bien évidemment un atout de taille pour le HVA, en plus de la proximité culturelle, du moins dans les années 1950. Les premières opérations de contre-espionnage sont le fruit de prises sur le fait ou de remontées d’informations par ceux qui sont approchés. Mais avec le Mur, les agents du HVA sont obligés de passer par des points de contrôles du fait de la diminution drastique du nombre de points de passages entre l’Est et l’Ouest. Des avancées méthodologiques permettent un meilleur tamisage de la part du BfV. Premièrement, ceux des Allemands de l’Est qui se relocalisent à l’Ouest (parce que cela reste possible) sont interrogés et fichés. Puis l’accent est mis sur la surveillance des enregistrements des nouveaux résidents dans les communes (une obligation légale en RFA), leur provenance mais surtout s’ils se sont mariés peu de temps après leur arrivée, que ce soit au Danemark, aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne (où le mariage sans délai de publication des bans et sans vérification préalable de bigamie est possible), qui est une manière classique au HVA pour solidifier une légende. Cette surveillance des fichiers de résidents (Opération Anmeldung) bénéficie des avancées de l’informatique dans les années 1970 mais est freinée par les considérations sur la protection de la vie privée qui montent en parallèle de ces mêmes avancées (première loi fédérale de protection des données en 1977). Le BfV veut aussi agir contre le recrutement de secrétaires par les agents des services ennemis, appelés Roméo, dont certains premiers contacts ont lieu lors de vacances dans les démocraties populaires, mais qui agissent aussi sur le territoire de la RFA. La publication de fausses annonces matrimoniales dans le but de débusquer ce genre d’agents ne donne cependant pas beaucoup de résultats.

Le contrôle des voies d’accès au territoire ouest-allemand comprend aussi la surveillance des ondes au travers d’un département dédié. C’est ce qui permet notamment en 1974 d’arrêter Günter Guillaume, très proche conseiller du chancelier W. Brandt et officier du HVA. S’ensuit une grave crise politique et la démission du chancelier Brandt, alors que le BfV alertait l’échelon politique depuis un an. Le BfV ne fait pas que débusquer des agents, il tente aussi d’en retourner (c’est l’objet du huitième chapitre). Il poursuit ainsi deux objectifs : le premier est de plus facilement repérer des opérations du HVA, mais à plus long terme, d’alourdir les coûts de formation et d’insertion des agents hostiles pour assécher les finances du HVA. M. Wala a compté 2500 tentatives de retournement d’agents entre 1950 et 1990, les trois quarts concernant des services de la RDA. Plusieurs centaines de ces opérations ont duré pendant plus de vingt ans (20 % des agents du HVA en RFA ont été actifs plus de vingt ans, une proportion sensiblement égale). Un changement d’allégeance qui pouvait avoir des conséquences, surtout que le contre-espionnage du BfV a aussi connu des taupes qui de là purent avertir Berlin-Est (l’une d’elles avait connaissance de 816 opérations et avait pris part à 346, laissant le service en ruine en 1985 à sa défection). D’autres se transportent en RDA et monnaient là-bas leurs connaissances.

Quand en 1990 la RDA se dissout et avec elle ses services de sécurité, les agents du HVA sont accueillis à bras ouverts au BfV s’ils aident à démasquer le millier d’agents restants (lesquels pourraient proposer leurs services à d’autres et en premier lieu le KGB) mais ont aussi permis au BfV, souvent contre rémunération, de mesurer à quel point certaines de ses faiblesses étaient exploitées. Et le 3 novembre 1990, le BfV peut agir dans l’ancienne RDA et prendre contact avec d’anciens chefs de département du HVA. Cela conduit à la transmission de 1558 dossiers à la procurature fédérale jusqu’en 1998 (une bonne partie grâce à une liste d’agents donnée par la CIA, liste dite « Rosenholz »), conduisant à 189 condamnations. Certaines taupes du BfV qui habitaient en RDA à ce moment là avaient depuis bien longtemps été exfiltrées par le KGB.

L’ouvrage parvient à faire un mélange équilibré entre approches générales (y compris les luttes d’appareils entre les différents services ouest-allemands) et cas particuliers dont certains sont décrits très en profondeur, dans un développement mariant avec doigté le chronologique et le thématique. Les statistiques en fin d’ouvrage sont une sorte de couronnement, démontrant la grande liberté qu’a eu M. Wala dans les archives du contre-espionnage. Une liberté qui se confirme quand l’auteur dit que la relecture de sécurité par le BfV n’a conduit qu’à deux modifications, alors que les noms en clair ou les sommes d’argent données aux informateurs sont très nombreux. L’ouvrage est d’une lecture assez commode pour un bon germanophone, même avec le jargon et les acronymes sans lesquels il aurait été difficile de faire. Si les illustrations dans le texte ne comportent pas d’organigramme qui aurait été fort utile pour comprendre la répartition entre le fédéral et les régions, elles montrent toutefois à voir, entre autres choses, des statistiques internes ou des fiches avec des photographies d’agents du HVA. D’abondantes notes, une bibliographie et un index complètent un texte de 280 pages. On pourra seulement regretter une parcimonie trop grande des dates qui demandent souvent au lecteur de revenir sur ses pas pour retrouver l’année considérée. En définitive, un très bon ouvrage ne puisant pas seulement aux sources classifiées, écrit par un historien qui n’a pas de bilan à défendre et qui a très visiblement rempli le cahier des charges.

Un été avec Machiavel

Recueil de pastilles radiophoniques sur Nicolas Machiavel par Patrick Boucheron.

Un été à l’ombre.

Patrick Boucheron a fortement accru sa renommée à l’été 2024 en ayant participé à la conception de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques. Pour les historiens, et plus particulièrement les médiévistes, l’auteur était déjà bien connu pour ses travaux sur le Moyen-Age tardif italien. C’est dans ce thème que nous restons avec le recueil des textes des émissions radiophoniques diffusées à l’été 2016 sur France Inter.

Les trente chapitres sont sans surprise dans leur agencement, entre biographie et détail de l’œuvre écrite dudit Machiavel, entre une vie au service de la Florence républicaine post-savonarolienne, en exil puis de retour pour un court temps aux affaires, et les livres dont il prend le goût dans la maison de son père, un docteur en droit opposé aux Médicis. Certes il y a Dante, mais surtout il y a Tite-Live et Lucrèce.

De Tite-Live il fera un commentaire de la première décade et certains historiens modernes se plaisent à croire que Lucrèce et sa poésie matérialiste ont guidé la vie d’adulte de Machiavel (p. 26). La poésie et le théâtre de Machiavel ne sont pas oubliés, mais il est évident que Le Prince mobilise à lui seul quelques lignes dans ce livre, et pas uniquement sur la question de son public cible.

Doté d’un indéniable talent littéraire (dont il faut tout de même faire attention à ne pas en abuser), P. Boucheron livre un petit ouvrage qui se lit avec envie où le rôle de passeur de notre philosophe florentin est particulièrement mis en relief (l’épilogue et le guide de lecture en fin), entre auteurs latins et exilés italiens du XIXe siècle.

Une courte, informative et agréable expérience.

(au XVIIe siècle il arrive que l’on feigne de citer Tacite pour citer le Machiavel mis à l’index p. 123 … 7,5)

Du héros à la victime

La métamorphose contemporaine du sacré
Essai d’histoire des mentalités de François Azouvi.

Moins sec que la couverture.

Dans l’ordre de préséance des médailles pouvant être conférées par les autorités françaises, la Médaille nationale de reconnaissance aux victimes du terrorisme (créée en 2016 suite à la vague d’attentats de 2015) est placée avant la Croix de Guerre et la Valeur Militaire. Elle n’a pas pour objet de récompenser des services rendus. Cette anomalie, puisque les autres médailles sont censées récompenser des actes méritoires (y compris la médaille des blessés de guerre), est l’un des symptômes les plus visibles d’un changement anthropologique majeur en Occident : c’est l’effacement du héros au profit de la victime comme idéal commun. Ce changement est ici analysé par F. Azouvi, dans une sorte de conclusion à ses deux autres ouvrages déjà chroniqués dans ces lignes (sur la fausse redécouverte de Vichy et le silence qui n’a jamais existé sur l’Holocauste).

L’ouvrage débute avec la Première Guerre Mondiale et ses derniers grands feux de l’héroïsme. Mais les coûts humains ont été si hauts que naissent les premières interrogations sitôt la victoire fêtée. La question est débattue mais l’opinion générale continue de voir le sacrifice, le martyr pour la Nation, plutôt que ce qui aurait pu être une pure contrainte, avec à ce moment-là, des victimes. Mais la poutre bouge, avec comme signe l’émergence d’un pacifisme parfois radical dans l’Entre-Deux-Guerres, y compris devant l’inéluctable avancée du nazisme revanchard. La Résistance extérieure et intérieure renouvelle la figure du héros, avec parfois une mystique qui lui est propre, piochant aussi dans le registre du martyr, ce héros teinté de religion. Le nouveau statut fait des envieux : déportés raciaux et STO cherchent aussi, avec des succès contrastés, à être élevés au rang de héros. Mais 1945 voit aussi resurgir la critique. En premier lieu, celle des anciens maréchalistes, puis plus tardivement, ceux qui réfléchissent sur l’Holocauste et qui se demande pourquoi, au nom de quoi, tant de Juifs sont morts, si ce n’est ni pour la Nation, ni pour la Sanctification du Nom (ce qui était traditionnellement la justification après un pogrom). Si les déportés raciaux ont été déportés sans raison, alors ils sont pures victimes (E. Wiesel, p. 100).

Et c’est cette acception qui prend l’ascendant dans les années 1960 et 1970 en ce qui concerne les victimes des camps qui deviennent des « victimes privilégiées ». Et c’est aussi là qu’entre en jeu la concurrence (même si le Révolution tente encore de freiner les choses). Il est d’autres groupes qui se sentent, à tort ou à raison, les victimes de l’Histoire (ou leurs descendants ou leurs représentants) et qui développent un discours reprenant des termes qui en 1945 étaient ceux de l’Holocauste seul. La concurrence des mémoires s’étend ensuite à la concurrence des droits, surtout si ceux-ci redeviennent naturels (les Droits de l’Homme ont dépassé les peuples).

On passe ainsi du héros fait pour la société à la victime taillée pour les individus (aux droits en expansion). Mais en plus de cela, la fin de la religion comme structure sociale en Occident (même J.-P. Sartre se disait « nous sommes catholiques » dans les années 50) aurait fait selon l’auteur de la victime un nouveau sacré. Achevant sa démonstration par un catalogue restreint de victimes, F. Azouvi ne perçoit pas de retournement de tendance, même avec l’émergence de nouvelles formes religieuses. La structure n’est plus …

Ouvrage de taille raisonnable avec ses 220 pages de texte, le style enlevé de F. Azouvi, parfois à la limite de l’oralité, amène un propos très structuré rendant bien une méthodologie éprouvée et prenant ses racines dans les écrits publics comme dans une production culturelle plus que maîtrisée. Si c’est très centré sur la France (où il y a déjà beaucoup à faire), le cheminement et les conclusions que dressent F. Azouvi sont évidemment applicables à l’Europe et plus largement au monde occidental. La bascule Vietnam/Guerre des Six Jours/Biafra est particulièrement lumineuse, tout comme la démonstration de la fin nécessaire du cadre réflexif « oppression/Révolution » pour prendre en compte les victimes de viols (p. 114). Il n’y a par contre pas de grade de maréchal (p. 68) …

Finement historique et subtilement philosophique.

(il faut renoncer à Hegel pour accueillir la victime p. 149 … 8)

Penser la Révolution française

Essai historique et historiographique sur la Grande Révolution de François Furet.

Les vérités alternatives, déjà.

Juste après la Seconde Guerre Mondiale, la révolution de 1789 est la référence la plus utilisée dans le débat public en France au XXIe siècle. Est-il beaucoup d’autres pays où un homme politique du XVIIIe siècle est encore un modèle ? En France c’est pourtant le cas avec Robespierre. F. Furet est des modernistes qui ont animé le débat historique dans la seconde moitié du XXe siècle sur cette (courte) période. Il détonne dans le paysage historiographique parce que sans être anti-révolutionnaire, il n’est pas pour autant de la veine communiste (courant dominant à l’Université après-guerre). Le communisme, il a rompu avec lui en 1959 et donc est une cible toute désignée pour des chercheurs comme A. Soboul et ses épigones auxquels il conteste l’idée d’une révolution bolchevique déjà programmée dans les évènements se déroulant entre 1789 et 1793.

Le livre est composée de quatre parties, à rebours de la chronologie. La première partie est une synthèse sur l’historiographie de la Révolution de 1789. F. Furet y considère 1789 du point de vue d’un mythe des origines, dont l’histoire qui en est faite a pour but de maintenir chez beaucoup d’auteurs l’unité et la pureté (le texte date de 1977), mais il consacre aussi de nombreuses pages aux combats de la fin du XIXe siècle entre républicains et royalistes, attaque les marxistes en démontrant la pluralité de vues du même Marx sur la Révolution et détaille la place singulière qu’occupe Tocqueville et son ouvrage L’Ancien Régime et la Révolution en tant que premier intellectuel a avoir pensé la continuité entre monarchie et république. Autre jalon historiographique d’importance pour l’auteur, l’archiviste Augustin Cochin veut lui comprendre le jacobinisme, mais sans s’en réclamer. Au début du XXe siècle, et plus encore après la Première Guerre Mondiale (à laquelle il n’a pas survécu), c’est s’attirer beaucoup de critiques. A. Cochin a aussi étudié les cahiers de doléances du début de l’année 1789, conduisant à casser le grand mouvement téléologique de la Révolution (et qui nous semble encore enseigné aujourd’hui …).

Pour F. Furet, et c’est l’objet du quatrième chapitre de la synthèse, le fait décisif permettant le Révolution est la vacance du pouvoir qu’il fait remonter à 1787. Les bureaux de Versailles n’ont plus les choses en main, les classes dirigeantes sont divisées (Assemblée des Notables), et pour couronner le tout, des élections ont lieu pour les Etats Généraux en lieu et places des traditionnelles désignations au sein des différents groupes considérés. De tout ceci ne sort pas un pouvoir bureaucratique mais celui du verbe, lui même en proie au soupçon. Le complotisme nourrit cette période saturée de politique, conduisant à des vagues d’épuration au sein des Assemblées (jusqu’à la Terreur) et ceux qui pensent arrêter la Révolution (à leur profit en général) sont successivement balayés. Ce qui amène l’auteur au jacobinisme et à Robespierre, aux oligarchies militantes (p. 122) et à la disparition progressive du peuple des décisions politiques qui aboutit à Thermidor. Ici s’achève pour F. Furet la révolution, quand la légalité remplace la légitimité.

Dans la seconde partie du livre sont rassemblés trois articles qui à partir du début des années 1970 ont conduit à la rédaction de la synthèse. Le premier de ces articles est une réponse à la critique soboulienne qui a été fait du manuel co-écrit avec D. Richet et paru en 1965-1966. C’est l’occasion, dans un style assez offensif et jubilatoire, de retourner la pareille. L’auteur y discute de méthodologie mais combat aussi sur le plan des faits : existe-t-il encore, par exemple, une féodalité en 1789 ? Peut-on parler d’aristocratie ou de classes dominantes ? Dans un second article, F. Furet discute en profondeur de la vision de Tocqueville développée dans son livre paru en 1856 sur l’Ancien Régime. La différence entre aristocratie et noblesse est justement déjà un sujet traité par l’auteur normand. Enfin un troisième et dernier article, faisant monter l’ensemble du livre à 310 pages, est consacré à Augustin Cochin, archiviste et historien, que l’environnement familial bourgeois n’a pas préparé à devenir un théoricien du jacobinisme. F. Furet décrit les influences de A. Cochin (Durkheim), son cheminement et les difficultés qu’il rencontre. Il discute ensuite les idées de A. Cochin sur les « sociétés de pensée » qui donneront naissance aux clubs jacobins et comment ceux-ci vont se figurer être le porte-voix du Peuple où l’opinion devient action (p. 291).

Ce livre est d’un format intéressant, avec finalement des redites assez peu nombreuses dans ce cheminement intellectuel sur plusieurs années. Au niveau des idées, au-delà d’une présentation impeccable des faits, on sent une affinité avec le courant que représente aujourd’hui M. Gauchet, dans la recherche de l’Un par les révolutionnaires à la suite du roi ou sur la prise de conscience que l’Homme peut agir sur le monde (p. 44). La description de la paralysie et de l’aventurisme au sommet de l’État est remarquable (p. 172-174, l’absolutisme détruisant la société à ordres), tout comme la perpétuelle épuration des révolutionnaires nourrie au complotisme le plus effréné, jusqu’à la séparation de la société et de la politique qu’a été Thermidor (p. 119). Il faut aussi sortir du lot la description des trois types de noblesses qui auraient pu se former au XVIIIe siècle (anglaise, prussienne et polonaise, p. 179) mais surtout que la révolution a peut-être déjà eu lieu en 1787, avec la prise de pouvoirs des « patriotes » dans les sociétés de pensée (p. 287-295). La politique, élevée au rang de religion, n’encourage pas au compromis, à l’intérieur comme à l’extérieur et l’auteur est clairement un partisan de la guerre comme conséquence de la radicalisation que l’inverse.

Il va sans dire qu’une connaissance superficielle de la période n’aide pas beaucoup à la lecture de ce livre, mais le plan où ce situe l’analyse est assez élevée, une connaissance au jour le jour dans les moindres recoins idéologiques n’est pas requise. Toujours intéressant, parfois jouissif et le plus souvent agréable à lire, un bon appel à remise à niveau !

(au XVIIIe siècle triomphe l’idée des libertés germaniques comme fondement de la France contre l’héritage romano-byzantin p. 61 … 8)

L’avènement de la démocratie II : La crise du libéralisme 1880-1914

Essai de philosophie et d’histoire politique de Marcel Gauchet.

Les nuages s’amoncèlent.

Il faut qu’il y ait quelque chose de pourri au royaume du libre-échange pour que les marchands en soient arrivés à confier le soin de leur prospérité à la soldatesque. p. 265

Gros changement de rythme avec le second tome de la série. Si le premier volume considérait quatre siècles d’évolution, celui-ci réduit son éclairage à une trentaine d’années, à cheval sur le XIXe et le XXe siècle (ce qui est plutôt la fin du « long XIXe siècle » qui avait démarré en 1789). Après plusieurs épisodes révolutionnaires en Europe et aux Amériques, le libéralisme s’est imposé dans de nombreux Etats européens au milieu du XIXe siècle. Malgré ses succès politiques et économiques, il est lui aussi atteint par la crise dans un contexte d’interconnexion au niveau mondial jamais égalé avant que la Première Guerre Mondiale ne vienne tout remettre en question. C’est ce qu’analyse M. Gauchet dans ce livre de 370 pages à la très grande densité.

L’auteur ouvre le bal avec F. Nietzsche, le destructeur d’idoles. Ses écrits sont ici analysés sous l’angle de la clairvoyance de celui qui dès les années 1870 voit arriver la crise des années 1900 et qui parmi les premiers pousse la Religion de l’Histoire sur la voie de la création d’un dépassement voulu de l’Homme (le Surhomme, détaché du libéralisme et du socialisme trop chrétiens p. 47). Le second chapitre continue la progression chronologique avec les causes et les effets de l’émergence de la social-démocratie. La libéralisme, de part son individualisation, engendre la création de nouveaux groupements (un parti ouvrier, des syndicats) qui ont pour but de rétablir un équilibre des forces parce que le libéralisme ne peut assurer l’égalité de tous. La société se détache de l’État grâce au libéralisme, condition d’un marché libre (p. 102). Progressivement, pour M. Gauchet, on passe de l’Ordre à l’Organisation. Le chapitre suivant revient sur la question du devenir, très présent dans le premier tome. La crise du progrès vient en partie de la prise de conscience que la société moderne entraîne la mort du passé vivant (autrement dit la tradition, p. 135). Parallèlement naît la prévision dont H.G. Wells est la figure la plus brillante, tant pour ses écrits de fiction que ses essais (p. 151-153).

La quatrième chapitre quitte les œuvres de l’esprit pour explorer en profondeur la trahison des parlements. Qui est représenté par les représentants ? Les candidats se professionnalisent, mais les unités de vues ne sont pas évidentes dans une société parcourues par les regroupements divers (sans contrôle, dilution du pouvoir, intérêt général introuvable, absence ressentie de limites aux préoccupations de l’État, p. 183-195). De solution, le parlement comme mode de gouvernement passe à problème. A cela il faut ajouter l’essor de l’administration conséquence de la prise en compte des nouveaux besoins de la société et de la mondialisation qui prend la forme d’impérialisme ayant pour but d’approcher l’égalité interne au prix des inégalités à l’extérieur (sixième chapitre). Mais c’est aussi une sorte de poursuite de l’universel … Le dernier chapitre enfin est consacré à la résurgence du droit naturel avec la naissance du concept de Droits de l’Homme qui va de paire avec la prise en compte non plus seulement du père de famille mais des femmes et des enfants (p. 344). L’ouvrage s’achève sur une conclusion récapitulant les trois crises du libéralisme de la fin du XIXe siècle, suivie des notes.

Avec un livre d’une telle densité, le train ne repasse pas. Pas de circonvolutions, pas de temps à perdre, M. Gauchet embarque le lecteur dans une marche forcée à travers les crises du libéralisme, qui est aussi un temps de changements profonds des modes de vie. Si grâce au chemin de fer et au télégraphe l’État peut atteindre chaque citoyen en France à la fin du XIXe siècle, les changements technologiques marquent aussi l’irrémédiabilité du passé : les partis monarchistes, si puissants encore en 1871, disparaissent entre 1885 et la fin des années 1890 (p. 141). Tout comme l’anarchisme, vaincu par l’apparition progressive d’un Etat protecteur des individus (l’association de individus libres ne pouvant seul faire naître une société p. 351). L’auteur, toujours pertinent, se dépasse quand il aborde le terrain de l’impérialisme. Le marxisme devra beaucoup de son succès au XXe siècle à l’anti-impérialisme (p. 268).

Livre exigeant, mais qui sait rendre l’investissement que l’on peut y mettre.

(il n’y a plus d’empire, parce qu’il n’y a plus de lieu pour la barbarie p. 282-286 … 7,5)

L’industrie du football I : FIFA – Criminalité – Politique

Essai sur la corruption des instances nationales et internationales du football par Romain Molina.

La couverture de la joie de vivre.

Romain Molina n’est pas un journaliste sportif qui se concentre sur les transferts de joueurs de football ou sur les crises saisonnières dans les clubs. Mais comme justement il aime profondément le sport, et plus particulièrement le football et le basket, il pratique un journalisme engagé dans la mise en lumière de ses coulisses criminelles. Ainsi après de nombreux articles dans des journaux anglais ou norvégien, de nombreuses vidéos sur une plate-forme bien connue, sort enfin le livre qui connecte toutes les enquêtes.

Et le tableau brossé n’est, comme attendu, pas des plus attrayants. Le livre commence avec les portraits des condamnés du FIFAgate, les procès nés de l’enquête du FBI sur la délinquance financière à la CONCACAF (qui rassemble les fédérations de football de la Caraïbe et de l’Amérique du Nord). Comme justement, beaucoup des détournements de fonds passent par des institutions financières étasuniennes, le FBI est compétent et a les moyens, aidés par d’autres, de traîner du monde devant les tribunaux. Mais si des présidents de fédérations ont été condamnés, le système a-t-il été mis à bas ? Pour R. Molina, la réponse est négative, et les Etats-Unis portent la responsabilité de ne pas être allé au bout et d’avoir échoué à contraindre la FIFA à mettre fin à sa corruption endémique.

Dans les chapitres suivants, l’auteur continue sa galerie de portraits avec Alimzan Tokhtakhounoff, gangster russo-ouzbek très proche des présidents du premier chapitre, puis avec Christopher Steele, un ancien du MI6 britannique, spécialiste de la Russie et de son monde hors-la-loi (et donc de Londongrad, les oligarques habitants la capitale britanniques), avant de passer à Jean-Marie Weber. J.-M. Weber est l’ancien bras droit de Horst Dassler (le président d’Adidas, lui-même très lié à la FIFA), qui gère ISL, l’entreprise qui a la charge de la commercialisation des droits télévisuels et commerciaux de la FIFA et du CIO (sources de commissions en nombre).

Les enquêteurs du FBI éprouvent des difficultés à pénétrer les cercles dirigeants de la CONCACAF, jusqu’à qu’ils puissent amener Chuck Blazer, son secrétaire général, à collaborer et à enregistrer la réunion en mai 2011 qui voit la distribution d’enveloppes brunes aux présidents de fédérations dans le but de les convaincre de voter pour le Qatarien Mohamed Bin Hammam (qui souhaitait se présenter contre Sepp Blatter). Puis l’auteur montre les autres facettes de la prédation au sein de la CONCACAF. Pourquoi en effet se contenter de détournements de fonds si on peut aussi violer des mineures (membres des équipes de jeunes féminines ou des arbitres) et les offrir aux gens de la FIFA qui viennent contrôler ? C’est ce qui se passe par exemple à Haïti, où une bonne partie de l’équipe dirigeante de la fédération a érigé la pratique en système.

Le livre s’achève sur d’autres affaires footballistiques, du rapport Garcia sur les attributions des coupes du monde 2018 et 2022 à la démission du président de la FFF, mais aussi du devenir de certains protagonistes de l’enquête étasunienne sur la CONCACAF. Certains sont aujourd’hui en termes très cordiaux avec la FIFA …

La lecture ne donne pas, c’est sûr, une confiance folle dans les dirigeants du football mondial. Et ce n’est que le premier tome … Dans la forme, c’est un livre de journaliste, avec de rares références et une écriture rapide qui a laissé passer quelques coquilles, des répétitions dommageables, voire des facilités d’écriture (qui dérapent, comme le Britannique qui d’un coup ne naît plus à Aden mais au large d’Aden). Pour celui qui a dans les dernières années suivi les travaux et les galères de R. Molina, c’est beaucoup de rappels et une mise en forme de communications plus courtes, mais pour le lecteur non préparé, c’est sûrement un bain d’eau glacée. Et l’auteur le rappelle plusieurs fois, ce n’est pas parce que l’on parle principalement de la Caraïbe que cela ne se passe pas ailleurs, ni dans d’autres sports (le patinage artistique français à Salt Lake City en 2002 est mentionné p. 128-129), et la fin du livre le montre. Un travail déprimant mais salutaire, qui pourrait juste être un poil mieux écrit pour devenir un livre où les pages se tournent toutes seules.

(le Klu-Klux-Klan à la Barbade p.111 … 6,5)

We Need to Talk About Putin

How the West Gets Him Wrong.
Essai de politologie russe de Mark Galeotti.

Une tête qui invite à la rigolade.

Même après 25 années au pouvoir, Vladimir Poutine est encore assez peu connu dans le reste de l’Europe et en Occident. Pourtant certains ont tenté, avant 2022, de dresser son portrait. M. Eltchaninoff s’y était par exemple essayé en 2015, après V. Fédorovski une année plus tôt (dans le monde francophone). M. Galeotti n’est lui ni ancien diplomate soviétique ni agrégé de philosophie. Il est historien, spécialiste en premier lieu de la criminalité dans l’URSS finissante, avant de d’élargir son champ de compétences, d’occuper plusieurs postes dans l’enseignement supérieur et la recherche dans divers pays et de conseiller le gouvernement britannique. Il a aussi des activités de journaliste, d’auteur pour l’éditeur Osprey (bien connu des amateurs d’histoire militaire) et pour les jeux de rôle HeroQuest et Cyberpunk 2020.

Le cas qui nous intéresse ici ne fait pas partie de ses plus hauts faits d’arme scientifiques. C’est un livre écrit rapidement qui veut surtout faire comprendre à un public intéressé mais de loin pas spécialiste (et qui ne veut pas le devenir) qui est V. Poutine, peu après l’annexion de la Crimée et d’une partie de l’Est ukrainien en 2014-2015. Pour ce faire, pas de notes infrapaginales (l’auteur s’en excuse) et une structure simple en onze chapitres qui détaillent l’affirmation du titre. Aussi après avoir fait un sort au mythe du joueur d’échec (des règles fixes, un début de partie à égalité) qui se révèle être un judoka (opportuniste), M. Galeotti s’attaque au passé tchékiste du président russe, qui a principalement fait la chasse à l’opposant, loin de l’aristocratie des « rezidentura », les poste du Premier Directorat Principal du KGB à l’étranger capitaliste. Au chapitre suivant, l’auteur discute la volonté de V. Poutine de faire ressusciter l’URSS ou l’empire. Ni l’un ni l’autre ne sont l’objectif, par manque d’idéologie ou de volonté de remettre un Romanov sur le trône. La restauration du rang de la Russie, c’est autre chose. Pour cela, il y a d’étranges choix faits dans l’histoire russe, comme la Seconde Guerre Mondiale sans le communisme (p. 47-48). Le but premier, c’est de retrouver l’intérêt des Etats-Unis. Redevenir la grande puissance de la Guerre Froide mais sans être l’URSS. Ce qui donne plein de politiciens souhaitant être comme Poutine, mais pas faire de leur pays une autre Russie (p. 52), un pays qui a perdu son empire, comme la Grande-Bretagne et la France.

La quatrième correction que souhaite apporter M. Galeotti concerne la relation de V. Poutine à l’argent, qui n’est plus du tout celle des années 1990. Aujourd’hui, du fait de sa position, les millions rentrent tous seuls. Mais ils seraient en grand danger sans la présidence. La retraite alors serait un moment dangereux, se mettre à la merci du successeur … Autre point de discussion en Occident est le rapport de V. Poutine à l’eurasisme, ou toute autre philosophie politique. Sur ce point, l’auteur est en désaccord avec T. Snyder, qui pense justement que I. Ilyine est une source majeure d’inspiration pour V. Poutine (dans The Road to Unfreedom). Pour M.Galeotti, la Russie ce n’est pas le Mordor, pas la Corée du Nord avec des balalaïkas (p. 76) et son supposé conservatisme social s’arrête à la compétence. E. Nabioulllina dirige la banque centrale russe depuis 2013 … Autre trait saillant chez V. Poutine, c’est son aversion au risque. Peu de réactions impulsives, des nominations à des postes importants d’hommes de confiance (des gardes du corps, au moins trois), et des actions au succès garanti pour ne jamais apparaître comme perdant. Jusqu’en 2022, c’était pas si mal et sa popularité (septième chapitre) était très haute. Enfin du moins c’est ce que les sondages relatent, mais comme il n’y a aucun concurrent …

Pour ses proches, V. Poutine est d’une grande fidélité. Des amis peuvent être en difficultés, il y a de grandes chances que le Kremlin agisse. Les autres auront moins de chance, voir s’ils ont trahi, auront de gros problèmes. Un adversaire ça va, il pourra continuer sa vie, un traître non, comme le signale le chapitre suivant. Les deux derniers chapitres traitent de l’avenir, tel qu’il se présente en 2019. Tout d’abord, la conscience du peuple russe que tout ne se décide pas au Kremlin et ensuite la question de l’abandon du pouvoir. En 2019, l’auteur n’exclue pas la possibilité après 2024. Cette même année, le même Galeotti, dans ses entretiens radiophoniques ou ses conférences, ne voit pas comment cela pourrait être possible avec la guerre en Ukraine.

Court et direct, le livre atteint son but sans aucun problème. Le texte est truffé de cet humour anglais toujours appréciable, même si le tout est très oral. Conséquence de cette oralité, il y a parfois de l’argot un brin obscur. Cela n’a pas du être un très long processus d’écriture, sans doute juste un résumé des questions que l’on doit poser à l’auteur à chaque conférence grand public. De loin pas une biographie ni même le récit d’une carrière politique, mais qui a l’avantage de traiter de choses on ne peut plus actuelles. Pour qui ne cherche qu’une mise au point plaisante et informée, c’est un excellent livre.

(comment la candidature de Sotchi pour les JO a émergé, tout un poème p. 136 …8)

Dictionnaire utopique de la science-fiction

Dictionnaire de l’utopie en science-fiction par Ugo Bellagamba.

Nulle part ailleurs sera-t-on mieux !

Le juriste est parfois rêveur. Certains spécimens ne se contentent pas de discourir sur les modes d’occupation de l’espace public chez les Romains, ils se mettent à rêver de mondes où les gens ne cherchent pas à contourner les lois et donc sont contents en tous points de leur gouvernement, c’est à dire se dotent d’institutions parfaites qui sont donc, comme telles, acceptées. Des utopies donc, car de tels lieux ne peuvent exister (particulièrement chez les Latins ?). U. Bellagamba est justement historien du droit, il était donc tout indiqué, puisque lui-même aussi auteur de SF, pour écrire un tel dictionnaire.

Comme chaque dictionnaire, il est structuré en entrées, une fois passé l’introduction. Mais ici pas question ni d’œuvres ni d’auteurs, l’approche se fait par concepts généraux qui peuvent apparaître dans des œuvres de science-fiction à caractère utopique (dans une conception assez large). Ainsi l’Age d’or ouvre-t-il le bal en montrant le renversement qui s’opère. Si chez les poètes arcadiens (mais avant tout chez Hésiode), il est conjugué au passé, dans la SF, il est au futur, la destination. Mais il est aussi une période de la SF étatsunienne, celle des années 1930 et 1940 avec sa diffusion dans des magazines aux coûts modiques.

Les entrées, à chaque fois grosses de plusieurs pages, ne se contentent pas de quelques phrases abruptes mais laissent de la place à la polysémie. Le lecteur pourra ainsi naviguer, sans évidemment être contraint par un ordre de lecture mais étant renvoyé à d’autres entrées par des mots en gras, entre des concepts tels que Architecture, Cyberpunk, Mars, Gouvernements, Machines, Justice, Codes, Uchronies, Solarpunk ou Convention.

L’auteur est historien du droit, cela se sent à beaucoup d’endroits, mais sa spécialité ne va pas jusqu’à lui éviter de dommageables erreurs, à notre sens, sur d’autres questions historiques. Le plan hippodaméen n’est de loin pas la norme dans la cité antique gréco-romaine (p. 33), la vision de la femme médiévale présentée dans ce dictionnaire est bien trop tributaire du XIXe siècle et laisser penser que le despotisme éclairé mène directement au génocide est un peu simpliste (p. 84). Mais ces quelques imprécisions sont rattrapées par les connaissances littéraires très étendues, non seulement des textes, mais aussi de leurs analyses (que nous ne reprendrons pas toutes, comme avec Paul Atréides p. 178). Le lien entre paléontologie (p. 164-168, avec ici aussi des imprécisions) et SF, nées au même moment et partageant des auteurs, est étonnant. U. Bellagamba est aussi très convaincant sur le Nautilus du Capitaine Némo comme premier vaisseau-monde de la SF (p. 215-216). Le rappel de quelques idées d’architecture utopique des années 1980 (Aqualab de J. Rougerie) nous a aussi fait un grand bien.

Un livre avec de nombreuses bonnes idées (de lecture évidemment!) bien amenées, beaucoup éveillant la curiosité et certaines conduisant à un approfondissement, mais plombé quelque peu par une relecture déficiente.

(le roman historique, une uchronie qui ne s’assume pas p. 210 …7)