L’avènement de la democratie I : La révolution moderne

Essai de philosophie politique de Marcel Gauchet.

Peu de nuages dans le raisonnement.

La démocratie libérale n’a plus de rival en Occident. Les monarchies à l’ancienne ne sont plus, les totalitarismes ont été vaincus. Il n’y a plus que le même devant nous (p. 23). Et pourtant la démocratie semble en crise. Marcel Gauchet veut dégager les constituants de cette crise, la seconde que rencontre ce mode d’organisation des sociétés humaines et, qui sait, peut-être trouver une voie de sortie. Dans ce premier volume d’une série qui en comprend quatre, l’auteur veut accompagner le lecteur dans un rapide voyage entre 1517 et les années 1860, la naissance de la modernités avec Luther et l’industrialisation.

Premier ébranlement, avec Luther, le roi devient progressivement le pouvoir suprême (p. 79-80). En 1648, avec les Traités de Westphalie, la bascule est faite . Le vide des autorités universelles (empire et papauté) fait place à un système d’Etats, ce que l’auteur détaille longuement. Et tout continue de glisser, avec des paravents de mots pour cacher, acter, ce qui est déjà : la monarchie de droit divin montre justement la séparation des mondes (p. 83), une étapes de plus dans l’autonomie des sociétés européennes et la poursuite de la disparition de l’hétéronomie, deux notions que M. Gauchet avait déjà discuté dans son ouvrage fondamental intitulé Le désenchantement du monde (où comment surgit le temps et la politique du cycle perpétuel primitif). Mais fait intéressant de plus, comme l’analyse déjà Jean Bodin, la monarchie de droit divin, « absolue et limitée », se tourne vers des sujets et plus des groupes (p. 89). Mais c’est justement dans cette séparation, ou à cause d’elle, que se trouvent les germes de la révolution qui appelle à retrouver cette unité. De plus la monarchie absolue, dans le cas français, avait affaibli les corps intermédiaires sans pour autant faire le saut dans une société sans ordres (p. 118-119).

A cela il faut ajouter un tournant métaphysique dans les années 1680-1715. Le monde n’est plus uniquement une vallée de larmes, mais à compléter. De misérable, l’Homme devient un acteur et la déhiérarchisation fait basculer dans le futur (p. 126-127). Tout ceci conduit à la Grande Révolution de 1789, avec sa dépersonnalisation du souverain déjà théorisée par Rousseau (p. 142).

M. Gauchet poursuit ensuite son parcours chronologique tout au long du premier XIXe siècle, avec le conservatisme libéral de la Restauration, suivi du libéralisme conservateur des années 1840, quand on passe de l’Un religieux à l’Un politique (encore une tentative pour retourner à l’hétéronomie stabilisatrice). Le livre s’achève sur une analyse des trois fétiches (p. 249) que l’auteur veut voir dans l’ère libérale du milieu du siècle : le progrès, le peuple (avec sa mystique) et le science (une nouvelle religion voulant remplacer l’ancienne p. 255, toujours l’Un). Le volume prend fin sans conclusion, mais l’auteur a donné un avant-goût de la suite en évoquant l’artifice suprême qu’une société peut se permettre (et qui sera sans doute l’objet de développements dans les tomes suivant) : l’oubli des liens qui existent entre ses membres (p. 235). Un état pleinement visible dès les années 1970.

Il y a comme toujours chez M. Gauchet un sens de la formule et une économie de mots dans ce livre qui prend la forme d’un résumé, d’abrégé, de thèses sans doute plus développées ailleurs. L’auteur réussit dans la forme avec un texte très clair et, il faut le dire, très convaincant. L’auteur ne prétend pas non plus que tout est le fruit de son travail, ce qui de toutes façons est impossible à prétendre. Il y a par contre très peu de notes et de références, mais c’est à l’évidence un choix éditorial : on vise le grand public éduqué et ceux qui seront plus intéressés iront se renseigner ailleurs. Et le grand public a tout de même intérêt à avoir de solides notions de philosophie politique pour suivre, par exemple p. 117, la comparaison entre Locke et Rousseau. La lecture est plaisante, rapide et follement instructive non seulement sur la marche de la démocratie en Occident (et plus particulièrement en France) mais surtout sur l’état du politique dans le premier quart du XXIe siècle.

Nous gageons que les tomes suivants sont de la même veine !

(« la Révolution du droit de 1789 s’achève, ainsi, sur le procès du droit » … 8)

La terre plate

Généalogie d’une idée fausse
Essai d’histoire des sciences par Violaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony.

Complot de pommes.

Il y a sûrement aujourd’hui plus de personnes qui pensent la Terre plate qu’il n’y en avait au Moyen-Age en Europe. Et pour une raison simple, c’est que quasi personne ne le croyait au Moyen-Age. D’une part, parce que des expériences sensibles permettaient de constater la rotondité de la Terre de manière assez simple (en bord de mer par exemple) mais aussi parce que les érudits qui s’intéressaient à cette question (relativement peu nombreux, mais comme à toute époque hormis la nôtre) pouvaient lire des démonstrations en provenance des savants grecs et latins qui depuis le Ve siècle avant notre ère (au moins) considéraient la question réglée. La Bible ne s’y opposant pas (il n’y est pas question de ce genre de sujets) et la tradition chrétienne étant même favorable à la rotondité puisque seyant à la perfection divine, il y avait peu de raisons de penser le contraire. Mais arrive la Renaissance … et tout d’un coup, à travers l’Humanisme et le toilettage des textes reçus des Anciens, il faut se distinguer de ses Pères et pour se pousser du col, les décrire comme vivant dans une obscurité rétrograde. Et c’est à ce moment que l’on ressort Lactance, un rhéteur du IIIe siècle p.C. qui fut le précepteur d’un fils de l’empereur Constantin, un écrivain, théologien et philosophe de premier plan, mais pas intéressé par la Nature et sans connaissances sur ces sujets. Malheureusement, il a affirmé son scepticisme sur la rotondité et la question des antipodes … Avec mauvaise foi, le voilà à l’époque moderne (et surtout par les Lumières) érigé en symbole de l’ignorance médiévale battue par la lumière de l’Antiquité renaissante … Et l’idée perdure.

L’introduction rappelle que l’assertion sert encore dans les débats politiques du XXIe siècle ou pour faire du clic facile sur certains sites internet. Puis les deux auteurs rappellent au lecteur comment les Grecs en sont venus à penser la Terre comme ronde, avec Platon et Aristote qui considèrent que c’est un fait acquis. Ptolémée et Eratosthène ajoutent ensuite leurs recherches, qui se diffusent dans tout le pourtour méditerranéen (second chapitre) sous des formes diverses. Les Pères de l’Eglises reprennent la théorie. Seul le Patriarcat d’Antioche semble faire quelques difficultés aux IVe-Ve siècles, vraisemblablement pour des questions de politique constantinopolitaine (p. 64-65). Certains auteurs sont par ailleurs considérés comme hérétiques, pour raison de nestorianisme, et de plus peu de ces auteurs passent en Occident. Au contraire du savant perse Alfraganus (Al-Farghānī) dont l’ouvrage reprenant les théories grecques circule traduit en Occident latin avant le XIIe siècle.

Dans le troisième chapitre, les deux auteurs s’intéressent au devenir des théories de la sphéricité à la fin du Moyen-Age. Les moyens de la transmission des connaissances sont détaillés, le corpus décrit (cartes y compris) avant de passer aux publics qui reçoivent ces connaissances. Galilée, le « savant persécuté, seul contre tous », encore un cadeau empoisonné du XIXe siècle et de ses luttes politiques …

Le chapitre suivant démontre comment s’installe au XIXe siècle le mythe de la Terre plate, entre poids de Voltaire et lutte contre l’Eglise catholique (laïcisme et protestantisme). Ce mythe est très fortement lié à celui de Christophe Colomb, présenté dans ce même siècle comme celui qui avait raison contre tous dans son projet de rejoindre l’Asie en faisant voile vers l’Ouest ou comme un potentiel canonisable (p. 168). Le point d’achoppement, c’est le Conseil de Salamanque qui doit évaluer la faisabilité du projet de C. Colomb. Mais comme le détail des discussions n’est pas connu, c’est la porte ouverte à toutes les supputations, jusqu’aux inventions. Le sixième chapitre passe ensuite aux adjuvants du mythe : le positivisme, la querelle autour de Darwin, Michelet et la peinture d’histoire présentant C. Colomb comme un pré-Galilée. Le dernier chapitre passe en revue les vecteurs de la perpétuation du mythe au XXe siècle, avec en premier lieu les manuels scolaires, la littérature et le cinéma.

La conclusion insiste sur le danger de la téléologie en histoire des sciences avant qu’une annexe reproduise le raisonnement d’Eratosthène présenté par Cléomède de Lysimachéia.

Le livre est assez intelligemment positionné, entre le grand public et un public plus lettré. Les notes ne sont pas pléthoriques mais tout de même présentes, ce n’est pas excellement écrit mais les auteurs abordent une grande amplitude chronologique et de nombreux aspects (transmission, publics, enjeux politiques) sans tomber dans le piège d’une analyse trop en surface ou d’une réduction aux périodes moderne et contemporaine qui aurait laissé le lecteur au bord de la réflexion. Les illustrations dans le texte sont très appréciables. Il reste cependant quelques délayages … L’aspect religieux au XIXe siècle, à savoir l’affrontement entre catholiques et protestants (p. 144-145), est particulièrement bien amené comme le chapitre sur la mythologie autour de C. Colomb comme support de celui de la Terre plate (p. 189). Nous n’avons pas l’optimisme des auteurs sur l’état des connaissances, et sur C. Colomb et sur les connaissances scientifiques médiévales, dans les publics scolaires et généraux, mais cet ouvrage apporte incontestablement quelque chose et participera sans nul doute à l’amélioration de la situation actuelle, plus généralement liée à la méconnaissance abyssale du Moyen-Age (hors cursus supérieur) au-delà du duo chevalier/château-fort.

(c’est au siècle de Descartes que l’on brûle le plus de gens p. 132 …7,5)

Macron, les leçons d’un échec

Comprendre le malheur français II
Essai de philosophie politique de Marcel Gauchet, Eric Conan et François Azouvi.

Etincelle ?

Soupçonner le mal dans la volonté du bien, c’est déjà se ranger dans le camp du mal. p. 191 (sur les questions sociétales)

Un quinquennat plus loin, M. Gauchet actualise son portrait du malheur français dans un second livre sur ce thème. Il y a-t-il eu une amélioration de l’état du patient ? Pas vraiment. Un espoir de sortie de l’ornière s’était fait jour en 2017 avec l’élection d’E. Macron, mais pour M. Gauchet, la volonté affichée de renouveau (de sortie du gaullo-mitterandisme dit-il) a été happée par la routine politicarde et communicationnelle. Le diagnostic semblait bon, le remède inadéquat. C’est donc l’échec …

Mais c’est un échec en plusieurs étapes, dans plusieurs champs, avec plusieurs crises. C’est ceux-ci que l’auteur veut analyser, sous la forme d’un dialogue, avec les deux autres co-auteurs. Commençant de manière chronologique, c’est l’élection d’E. Macron, une surprise pour le moins, qui est d’abord analysée. Logiquement, le sujet passe à l’implosion plus ou moins rapide des deux grands partis qui alternaient jusque-là au pouvoir, le Parti Socialiste et Les Républicains (la Gauche et la Droite donc), conséquence de l’élection présidentielle et des législatives consécutives (désuétude de la forme « parti » et de la forme « programme » p. 43). Pour M. Gauchet, le macronisme est aussi un populisme et il y en avait donc deux au second tour de l’élection présidentielle de 2017.

Puis M. Gauchet poursuit avec le thème de l’Europe qui devait être l’objet d’une refondation initiée par E. Macron, un axe très présent de la campagne. Un échec retentissant pour l’auteur. Le chapitre suivant élargit la focale pour orienter la discussion sur la place de la France dans le monde. La partie géopolitique achevée, l’ouvrage enchaine avec les thèmes de premiers plans des cinq dernières années en politique intérieure. L’éducation ouvre le bal avec les espoirs suscités par le ministère Blanquer (déçus), suivent les dilemmes et les zig-zags de la politique écologiques, une politique sociale parfois menée sans beaucoup d’explications sincères, les demandes sociétales qui mettent le gouvernement sous pression (la PMA est un sujet tabou comme la peine de mort p. 194), l’irruption sismique des Gilets Jaunes (analyse imparable, « Pas taxer le travail mais la possibilité d’aller au travail ! » p. 204), les défis de l’immigration (catalogue des obstacles empêchant un règlement démocratique de la question, le poison de la Ve République p. 235) et de l’Islam (empêchements dus à la laïcité qui fut un fusil à un coup p. 248) et enfin, la difficulté qui s’ajoute à toutes les autres, le covid-19.

Le spectre n’est donc pas moins large que l’épisode précédent et il est à parier que les auteurs se soient restreints pour tout faire tenir dans 300 pages de texte. Comme le précédent, il se lit avec une très grande facilité, grâce à un texte qui n’a rien perdu de la spontanéité de l’oral mais aussi par la très grande clarté du propos. L’observateur est averti, tranchant, et puise dans un nombre important de concepts mais avoue aussi ne pas avoir réponse à tout. Ce qui fait qu’il reste bel et bien un philosophe. Mais s’il est en recherche d’objectivité, tout en nuances de gris et très loin du « Tout Sauf Macron », M. Gauchet n’est pas pour autant indécis et cette lecture est une énorme distribution de baffes à l’encontre du gouvernement et du Président de la République (un classique depuis la naissance de la philosophie cela dit). Le verdict est limpide, le vainqueur de 2017 n’a pas réussi (mais comme ses prédécesseurs) à sortir le pays du cul de sac. Faut-il aussi y voir une déception plus personnelle, après les réunions de début de mandat auquel il a participé ?

Certains chapitres laissent supposer lequel des co-auteurs conduit l’entretien, mais il y a une sorte de ligne de conduite qui n’envoie pas le livre dans tous les sens. Mais la lecture achevée, c’est la colère qui domine, de beaucoup. Et il semble qu’elle ne sera pas absente de la campagne électorale de 2022 auquel ce livre prépare de la meilleure des façons.

(Jupiter est descendu de l’Olympe pour vendre son poisson au marché p. 295 … 8,5)

Dune

Exploration scientifique et culturelle d’une planète-univers
Recueil d’articles sur une approche scientifico-culturelle du cycle de Dune, sous la direction de Roland Lehoucq.

Ce poignard est une insulte québecoise.

La sortie d’une nouvelle adaptation filmée du roman de F. Herbert a bien entendu fait éclore de nombreux projets éditoriaux, comme nous avons déjà pu le voir plus haut dans ces lignes avec le Mook. Et ce livre a justement beaucoup à voir avec ce dernier (paru après lui). Déjà (au-delà des thèmes analogues) des dix auteurs présents ici, cinq ont contribué aussi au Mook. Mais surtout, les articles de ces mêmes cinq auteurs semblent être les versions longues de ce qu’ils ont écrit dans le Mook. Certains passages sont mêmes identiques. Il y a donc clairement des chevauchements, mais cela n’entame en rien l’intérêt de ce livre qui offre des points de vue et des informations qu’il ne nous semble pas avoir lus ailleurs.

Comme Dune est un cycle prenant place principalement sur la planète Arrakis, c’est avec l’astrophysique que le tour d’horizon commence. Avec les indications données par F. Herbert, il est possible d’estimer quelles devraient être les relations des principales planètes avec leur étoile, les conditions au sol et les possibilités d’existence de tels corps célestes. Qui dit planètes dit aussi distances à parcourir, la solidité de l’Empire reposant en premier lieu sur des temps de voyages très réduits. L’on passe ainsi naturellement à la question très épineuse du voyage spatial à très grandes distances, que F. Herbert a résolu en faisant contracter l’espace aux Navigateurs de la Guilde.

Le lecteur est ensuite amené sur la surface d’Arrakis pour d’abord parler biologie (et F. Herbert semble très au fait des derniers développements des années 1960, p. 63), c’est-à-dire du Ver et de son rapport à la planète, puis ensuite de l’épice en s’interrogeant sur ses caractéristiques et sa composition probable. Peut-être est-elle, dans une certaine mesure, reproductible sur Terre ?

La question de l’énergie est-elle aussi divisée en deux articles. Le premier aborde la question de manière générale en la passant au tamis du trilemme sécurité/équité/durabilité puis l’on passe à un cas plus pratique avec le distille, concentré de recyclage circulaire mais qui nécessite lui-aussi une source d’énergie. Produit purement local, il permet aussi dans un article très théorique qui lui fait suite de s’interroger comment est pensée l’innovation sur la planète désertique.

 Après l’environnement et la technologie qui en est la conséquence, le lecteur est ensuite envoyé vers les habitants d’Arrakis. Il est d’abord considéré l’exotisme de la planète (et de l’univers lui-même, sa capacité d’émerveillement) au travers du langage puis ce sont les femmes du Bene Gesserit vues en tant que cyborgs qui sont mises en lumière (un article fort stimulant, cependant trop politique et limité au premier roman). Reprenant de l’altitude, le livre passe dans l’article suivant à la géopolitique de l’Imperium et quitte à ce moment-là le monde physique pour le monde des idées et dans un premier temps la question des religions dans le monde de Dune et les syncrétismes modelés par F. Herbert (très belle mise en ordre). Le rapport entre la science et la prescience prend la suite, avant de passer à la Mémoire Seconde du Bene Gesserit vue comme une possession (par les ancêtres, sur un modèle africain).

Le dernier article fait office de conclusion en faisant ressortir différents éléments historiques (Empire ottoman et T.E. Lawrence par exemple), politiques (les Kennedy comme pouvoir charismatique et familial) et romanesques (la Beat Generation) qui forment en un savant mélange un cycle romanesque intemporel.

Après la lecture de ce livre, le lecteur sera convaincu que, contrairement aux apparences, F. Herbert a écrit un roman de Hard-SF, ou qui du moins ne peut se limiter à son aspect féodal dans l’espace. Le lecteur en sera convaincu aussi parce que les auteurs savent de quoi ils parlent, de première main. Certes, on peut discuter de certains arguments (très injuste sur T.E. Lawrence p. 215), de certaines affirmations (certains problèmes de logique dans le chapitre sur les cyborgs, la pédophilie de V. Harkonnen qui devient de l’homosexualité p. 322 ou encore une Baie des Cochons très simpliste p. 325) qui même parfois sont en contradiction avec ce que dit le roman (Mohiam est bien la mère de Jessica p. 199, Ix faisant des machines pensantes p. 256). Très solidement sourcé, le livre est aussi très dynamique avec des chapitres courts, rythmés et bien entendu bourrés d’informations. L’origine de l’adjectif « butlérien », faisant référence à Samuel Butler, auteur en 1863 d’une théorie de l’évolution des machines conduisant à l’extinction de l’humanité, ne nous était par exemple pas connue (p. 141). On pourra regretter, mais tout en sachant que cela s’éloignerait du but du livre, un article replaçant Dune parmi la production de F. Herbert. Il n’y en a qu’une ébauche p. 283 et ce serait sans doute une excellente idée pour un éventuel second tome, de même qu’une comparaison de la prise de pouvoir de Paul Atréides avec la Grande Révolution Française.

(étonnante cette idée de grumeaux narratifs p. 172 … 8)

Français, on ne vous a rien caché

La Résistance, Vichy, notre mémoire
Essai histoire de la mémoire de la Résistance par François Azouvi.

Tout n’était donc pas si faux et sombre. Juste logique.

Nous avons combattu pour vivre. Non pour continuer de tuer.
Citant le père Bruckberger, p. 193

Après 1945, un seul homme ou presque, certes auréolé de prestige, a réussi à faire croire à des millions de personnes qu’elles avaient été résistantes. Ces mêmes millions de personnes venaient pourtant de vivre, il y a quelques mois ou au pire des années, des évènements qui infirmaient cela. Mais ils ont quand même cru cet illusionniste (plus fort que l’URSS p. 25 !) pour trouver du réconfort en adhérant ainsi pleinement au mythe résistantialiste. Ce mystificateur pu du coup même revenir au pouvoir en 1958 dans ce pays qui avait tout oublié. Heureusement, au début des années 1970, une nouvelle génération qui n’avait pas connu les tragiques évènements d’alors est venue réveiller tout le monde et mettre la population devant la Vérité enfin retrouvée.

Ou alors a juste rappelé ce que tout le monde savait déjà depuis plus de 25 ans et a réussi à convaincre la génération précédente qu’elle avait cru à un mythe et se poser avantageusement en démystificatrice ? C’est l’argument de F. Azouvi et dans ce livre, il vient avec une palanquée d’arguments.

L’auteur commence dans la première partie (1944-1954) par décrire « la vulgate contemporaine », avant de passer à la Résistance en tant qu’expérience mystique et évènement métahistorique (p. 45), dépassant ses acteurs. Mais la Résistance est aussi à part dans l’histoire nationale parce qu’elle est le dernier grand récit en date, un nouveau commencement, la révolution enfin vraiment faite (le troisième chapitre explique admirablement pourquoi il n’y a pas de continuité de la IIIe République après 1944). Puis F. Azouvi analyse les différentes strates du récit de la Résistance. Il commence par la version officielle (ou du moins qui se veut telle), minimisant beaucoup la collaboration (« une poignée ») et glorifiant la Résistance. Cette « version officielle » a deux pans, l’un gaulliste et l’autre communiste, qui se révèlent antagonistes (ce qui montre de suite leur succès et les limites très vites atteintes de cette version officielle p. 53-54 …). Les communistes ont même le besoin d’avoir un Vichy bien présent pour montrer qu’il reste des choses à faire disparaître après 1945 (et ils s’y connaissent pour imposer une vérité officielle dans le Parti, p. 92).  A cette « strate résistancialiste » s’ajoute une strate mystique (importance majeure de la poésie pour la Résistance p. 96-101) mais surtout un niveau médian où, selon la qualité des œuvres considérées (livres ou films), la complexité du réel est plus ou moins bien rendue (y compris dans les œuvres jeunesse p. 68). Ici que de l’héroïsme et des torrents bravaches, là des doutes, des failles et des trahisons, la collaboration … que les lecteurs plébiscitent (ou que des prix couronnent, beaucoup) et donc ne peuvent ignorer pour se réfugier dans un cocon réconfortant. La mémoire résistante quant à elle est morcelée comme elle l’est durant le conflit (les procès Koestler, Kravchenko et Rousset en 1949). La question de l’amnistie la fractionne plus encore, comme l’épuration l’avait déjà beaucoup disloquée (le procès Hardy en 1947 p. 210).

La seconde partie traite des années 1954 à 1971. Après un petit rappel sur la CED, l’auteur analyse le retour que la Résistance effectue au travers de la Guerre d’Algérie, où chaque partie l’invoque. Puis vint 1958 … Pour F. Azouvi, malgré le Général, la mémoire de la Résistance s’use et en 1968 (p. 372, la mystique est devenue politique au sens de Péguy p. 208), la mémoire de l’Holocauste a pris le pas sur cette dernière avec une accélération avec la pièce de théâtre Le Vicaire de H. Hochuth au succès européen en 1965.

La troisième et dernière partie court de 1971 à 1995.Le documentaire sur Clermont-Ferrand durant l’Occupation, Le Chagrin et la Pitié, n’a pas été diffusé à la télévision (et pour cela bénéficie d’une bonne publicité pour sa sortie en salles en 1971) et est un très grand succès sur grand écran. Et si les Français qui ont vécu la période n’apprennent en fait rien de plus, c’est à ce moment-là qu’ils tombent malade du syndrome de Vichy (p. 391), sous l’influence d’une génération qui a grandi pendant la guerre d’Algérie et a fait Mai 68. Suivent de nombreux films où la Résistance est l’objet de moqueries. Mais surtout s’effectue un grand tournant anthropologique : la victime supplante le héros. La plus grande illustration, c’est que Klaus Barbie ne peut plus être poursuivi pour la torture de résistants (et au premier rang rien moins que Jean Moulin) mais pour les enfants qu’il a envoyé en déportation, crime contre l’humanité et donc imprescriptible (p. 435). Et ce conflit de mémoire (que l’auteur voit aussi comme une conséquence de la démocratie p. 470) remonte jusqu’au Président de la République, François Mitterrand, avec l’affaire Touvier. Le devoir de mémoire est pour l’auteur une religion victimaire, substitutive, sans horizon, mais avec ses prêtres (p. 390) !

Le livre s’achève sur le constat d’un apaisement qui a déjà débuté, même si le discours de J. Chirac sur la responsabilité de la Rafle du Vel’ d’Hiv’ continue encore aujourd’hui de faire parler de lui.

Livre dense, gonflé d’exemples commentés, il atteint sans peine le but fixé par son auteur : la dissipation de l’idée commune de l’amnésie consolatrice est déjà bien engagée mais il faut encore expliquer comment la société française y est venue. F. Azouvi étant aussi l’auteur d’un essai sur la mémoire de la déportation, il est bon juge des croisements de ces deux mémoires dans le champ public français dans les décennies qui suivent la Deuxième Guerre Mondiale. Le spectre des sources est très large, entre discours officiels, programmes électoraux, réunions de partis et publications (de tous types), films et bandes dessinées.

Il y a bien quelques menus problèmes arithmétiques pour les dates des p. 447 et 451, mais c’est bien peu de choses devant la masse de travail ici présentée et surtout, malgré tout ce que l’auteur lie ensemble, la clarté du propos. Avec 470 pages de texte, ce n’est pas le genre d’ouvrage qui se lit très vite mais la récompense vaut l’effort, tant pour la compréhension de la Résistance que pour celle du XXIe siècle.

(1971, c’est la destitution de l’idéal héroïque p. 393 …8)

Rise and Kill First

The Secret History of Israel’s Targeted Assassinations
Essai d’histoire des assassinats ciblés israéliens par Ronen Bergmann.
Publié en français sous le titre Lève toi et tue le premier.

Pas de fumée sans feu.

Un pays, petit et peu peuplé par rapport à des voisins qui souhaitent sa destruction, en vient vite à utiliser tous les moyens à sa disposition pour affaiblir ses adversaires ou empêcher la mise en œuvre de ses plans. Dans le cas d’Israël, c’est dès avant la création de l’Etat qu’il y a recours à des assassinats ciblés en Palestine mandataire, que ce soit contre des dirigeants arabes ou des fonctionnaires anglais. Avec la création de l’Etat en 1948, la décision de telles actions revient exclusivement au Premier Ministre (le monopole étatique prenant la suite de l’anarchie des différents groupes indépendantistes du Yichouv). Mais ses exécutants restent multiples : Armée de défense d’Israël (dans ses trois composantes terre, air et mer), renseignement intérieur et renseignement extérieur, avec des collaborations possibles si l’opération nécessite de gros effectifs.

Les cibles de ces assassinats ciblés répondent aux exigences politiques du moment. Dans les années 50, ce sont les organisateurs (jordaniens et égyptiens) des incursions de fedayins palestiniens qui sont ciblés. Il y a très peu de chasse aux anciens nazis, tout simplement parce qu’ils ne sont plus une menace. Dans les années 60, les opérations aux frontières continuent, avec comme menace principale les efforts égyptiens d’armement employant des scientifiques et techniciens allemands. Après l’échec de l’envoi de courriers piégés pour tuer ou faire fuir, le Mossad parvient à stopper les travaux en recrutant Otto Skorzeny, l’ancien officier SS. Les années 70 sont marquées par la traque des participants à la prise d’otage des Jeux Olympiques de Munich (1972) et par l’élimination de nombreux membres des différents groupes palestiniens (c’est la haute époque du détournement d’avion). Dans les années 80, la lutte contre les mouvements palestiniens se double de l’intervention israélienne au Liban contre le Fatah et de l’occupation du Sud du pays. La lutte contre les groupes palestiniens n’est pas exempte de bavures, comme en 1984 avec la prise d’otage du bus de la ligne 300 où l’exécution sommaire des preneurs d’otages est couverte par le Shin Bet en accusant faussement un général, rien de moins. Au cours des années 90, le Hamas remplace le Fatah comme cible principale des assassinats ciblés. La seconde Intifada (2000-2005) étend la pratique de l’assassinat ciblé (jusqu’à ce moment-là limitée aux cadres dirigeants d’importance du Hamas, du Jihad Islamique et du Hezbollah) aux organisateurs et artificiers des attentats suicides. Leur nombre augmente donc en proportion, triplant en cinq ans le nombre total de victimes d’assassinats ciblés d’avant 2000.

Mais l’élimination en 2004 du cheikh Yassine, le chef du Hamas, démontre aussi que l’élimination de dirigeants n’est pas pour autant abandonnée, comme c’est aussi le cas en 2008 du général Souleimane, le responsable du programme nucléaire syrien. Le nouveau siècle voit le drone faire l’objet d’une utilisation de plus en plus intensive comme moyen de surveillance et de frappe (première utilisation en 1995). Avec l’augmentation très forte des assassinats, la communication officielle change elle aussi, avec des revendications et des justifications de la part du gouvernement israélien. La Cour Suprême israélienne, saisie par des militants du Comité public contre la torture en Israël, déclare légitime sous conditions les opérations d’assassinats ciblés en 2006. Enfin, les années 2010 sont celles des opérations en Iran contre les scientifiques atomiques (par supplétifs locaux interposés). Mais pour toutes les périodes, la logique de la communauté israélienne du renseignement reste la même : il vaut mieux quelques morts, y compris des dommages collatéraux, que beaucoup plus lors d’un conflit conventionnel avec à la clef de nombreuses victimes y compris chez l’ennemi.

C’est évidemment un tour de force d’écrire un tel livre, même dans une démocratie, mais Ronen Bergman avait toutes les cartes en main : avocat, docteur en histoire et disciple de Christopher Andrew (l’historien officiel du MI6, déjà vu plusieurs fois dans ces lignes), il est journaliste spécialisé dans les questions de défense et de renseignement en Israël et aux Etats-Unis. Rassemblant sources écrites et surtout le fruit de plus de mille entretiens à tous les niveaux de la chaîne de commandement (dont certains n’ont jamais laissé de traces écrites), ce livre a certes pour prisme les assassinats ciblés à faible signature mais élargit son propos à d’autres opérations (l’élimination de l’Etat-Major égyptien juste avant Suez en 1956, l’assaut à Entebbe en 1976, l’abordage de la Flotille de la Paix en 2010 par exemple) pour des raisons de contexte et de compréhension des enjeux politiques israéliens, et formant de ce fait une histoire beaucoup plus large. L’auteur ne s’engage clairement pas dans une hagiographie tonitruante et commence même son livre avec la délicate question de la moralité d’une telle politique, sur le fait de conduire des opérations de neutralisation parfois juste parce qu’on le peut (sortant ainsi du champs politique, échangeant parfois une victoire tactique pour une défaite stratégique), en mettant le Premier Ministre sous pression. Ce livre se distingue aussi de nombreux autres sur ce genre de sujet par la qualité de son appareil critique. Sur la question morale non plus, l’auteur ne se départ pas d’une distance scientifique mais invite tout de même le lecteur à considérer ce que serait son choix s’il était le Premier Ministre d’Israël.

Critique mais réaliste, ce livre fourmille de renseignements et force l’admiration du lecteur par la masse travail qu’il a nécessité, la ténacité de l’auteur devant les obstacles et surtout devant la facilité avec laquelle se lit ce livre. L’auteur possède une grande qualité de conteur, et c’est sans doute nécessaire au vu de la dureté de ce qui est raconté. La qualité de l’ouvrage n’est amoindrie que par un système de renvoi aux notes très peu pratique (dans la version anglaise seulement, semble-t-il). Certains évènements auraient pu bénéficier d’encore plus de contextualisation. C’est par exemple le cas de la prise d’otage de Munich et les échecs de la police allemande (outre son refus de l’aide extérieure, notamment israélienne). Mais l’auteur ne précise pas que l’Allemagne ne possède pas encore d’unité spécialisé dans ce type de mission. Le GSG9 allemand est créé juste après la prise d’otage, le GIGN l’étant en 1974. Le lecteur aimerait aussi parfois en savoir encore plus sur certains points ou sur certains types de cibles, mais avec 640 pages de texte, il devient difficile d’en rajouter.

Un ouvrage qui fera date dans ce champ d’études.

(il y a eu vraiment beaucoup de monde en roue libre … 8,5)

How Western Soldiers Fight

Organizational Routines in Multinational Missions
Essai sur le comportement de troupes occidentales en mission par Cornelius Friesendorf.

Ombres et lumières.

Quels sont les facteurs qui conduisent les soldats en opération à agir comme ils le font ? Sont-ils en premier lieu influencés par la doctrine, par les institutions politiques nationales ou par ce que des instances internationales peuvent attendre d’eux ? Cornelius Friesendorf explore dans ce livre la part des routines dans la prise de décision et la conduite des opérations, sans pour autant exclure ces facteurs susmentionnés. Voulant s’extraire des débats universitaires sur la notion de culture, il emploie le concept de routine comme une partie d’une culture, un schéma de comportements continuellement répétés (ou des capacités organisationnelles déclenchées par des stimuli adéquats). Plus le répertoire des routines est important, plus une organisation peut effectuer de tâches. Ainsi l’auteur s’intéresse non pas à la stratégie mais à son implémentation sur le terrain, en étudiant les usages de la force mais pas sa préparation (renseignement).

Nanti de sa grille de lecture (types de routines, formes possibles d’adaptation à une nouvelle situation), l’auteur analyse les réactions de quatre armées à des situation qu’il décrit comme non conventionnelles (qu’il faut ici comprendre ici comme ne ressortant pas du combat mais de la lutte contre le crime violent ou la gestion de foules hostiles) : l’armée des Etats-Unis d’Amérique, l’armée britannique, l’armée allemande et les Carabiniers italiens. Considérant environ vingt années d’opérations de ces quatre entités militaires, l’auteur suit leurs évolutions d’abord en Bosnie, puis au Kosovo et enfin en Afghanistan.

En Bosnie, les Etats-Unis, dès le départ peu emballés par la mission, se contentent de démonstrations de force et ne se préoccupent pas de combattre le crime violent (malgré les textes définissant la mission, aux formulations certes vagues et au grand regret de l’auteur). La protection positive des populations en pâtit. Les Britanniques (à l’expérience nord-irlandaise encore fraîche) sont plus actifs contre le crime, arrêtant plusieurs suspects de crime de guerre tout comme les Allemands. Ces derniers, dont c’est la première mission hors du pays depuis 1945, rechignent tout de même à quitter leurs bases et à patrouiller (sous l’effet premier du micromanagement du niveau politique). Les Carabiniers sont quant à eux dans leur élément et d’une certaine manière agissent comme sur leur sol national. Leurs actions sont bien plus problématiques quand ils commencent à suppléer les Etats-Unis dans leur lutte contre le terrorisme et leurs violations des droits de l’Homme après 2001.

Au Kosovo, les postures des différents contingents évoluent peu. Les Etats-Unis ont toujours comme premier objectif la protection de leurs forces. La lutte contre le crime se fait avec cet objectif, si bien qu’il peut arriver qu’un hélicoptère Apache soit dépêché pour empêcher un pillage (p. 143) ou que des gaz lacrymogènes soit largués d’hélicoptères pour disperser une émeute. Les Etats-Unis font aussi le choix de déléguer la fonction de police dans leur secteur au Corps de Protection du Kosovo, émanation directe de l’UCK, contre la volonté de l’ONU. Avec le remplacement de troupes d’active par la Garde Nationale, l’auteur observe un rééquilibrage des objectifs en faveur de la sécurité des populations civiles. Les Britanniques optent pour l’autre extrémité du spectre. Leurs troupes vont à pied, sans gilet pare-balle et font de l’îlotage. Ils vont jusqu’á dormir dans des appartements serbes pour protéger leurs habitants. L’armée allemande veut certes défendre les droits de l’Homme au Kosovo, mais sa propre sécurité est au premier rang de ses préoccupations, au détriment des minorités. Son impréparation devant des foules hostiles est telle que des unités se laissent enfermer dans leur base par des émeutiers en 2004. Très critique d’un commandement allemand craignant pour sa carrière, C. Friesendorf note toutefois les capacités d’adaptation de l’armée allemande, tant en entraînement qu’en matériel après 2004. Les Carabiniers sont au Kosovo en pointe contre le crime et investis dans la formation de la police locale, mais pour l’auteur, cela a aussi eu des conséquences négative sur la protection des minorités : des Serbes à qui on a pris leurs armes illégales se retrouvaient en état de danger face à une police kosovare majoritairement composée d’anciens combattants de l’UCK.

L’Afghanistan est le cadre de la troisième opération multinationale considérée par l’auteur. Pour les Etats-Unis, passé la première phase de destruction des Talibans et des combattants d’Al Qaida, il faut aussi prendre en considération la population locale pour améliorer sa sécurité. De ce point de vue, la publication de la doctrine étatsunienne de contre-insurrection en 2006 marque un changement, mais qui n’est cependant pas total. A tel point que la définition de ce qu’est un chef taliban à éliminer devint très large (les officiers ont des objectifs chiffrés) et malgré un accent mis sur la protection de la population, les pertes civiles ont augmenté après 2006. Les troupes britanniques ne font pas mieux en termes de pertes civiles et si les Allemands s’en sortent un peu mieux, c’est surtout du fait de leur réticence à combattre (qui viennent en premier lieu de Berlin). Enfin, les Carabiniers sont chargés de la formation de la police afghane, au profil tellement militarisé qu’elle pense pouvoir se doter d’artillerie. Dans un pays où 75 policiers sont assassinés chaque semaine, les bases du combat enseignées par les Carabiniers semblent adaptées à la situation pour l’auteur.

La conclusion propose une analyse générale de la part des routines dans les comportements des soldats et met en avant quelques voies de recherche dans l’analyse du comportement des forces armées en se basant sur plus de microanalyse et un accent mis sur la multicausalité. Pour peut-être idéalistiquement aller vers une meilleure protection des populations par une répartition plus égalitaire des risques encourus par les troupes étrangères et la population dans les interventions militaires ?

Avec cet ouvrage au titre légèrement trompeur, C. Friesendorf met en perspective les entretiens qu’il a pu conduire entre 2005 et 2013 et décrit avec précision les différentes approches des armées prenant part à une opération militaire multinationale. Allant au-delà de l’étude des différentes doctrines et de leurs évolutions dans le temps, il analyse les interactions entre celles-ci et le terrain en se demandant in fine si le résultat a été positif pour les populations locales. Même si l’on peut discuter de définitions présentées, comme celles de la non-conventionnalité ou de l’asymétrie, ce livre est assis sur de très solides fondations théoriques permettant une analyse de grande clarté des données de terrain, recueillies à tous les niveaux et pendant une longue période.

Au moment où l’intervention otanienne prend fin en Afghanistan et que de moins en moins de militaires en activité ont connu les opérations dans les Balkans, C. Friesendorf transforme avec une grande précision la mémoire de ces opérations en processus historique, à charge pour le lecteur de placer d’autres armées ayant agi sur ces théâtres sur le spectre ainsi élaboré ou d’interroger ses propres routines et leurs origines.

(un Apache pour faire fuir des pillards, il y a une certaine ironie … 8)

Fascism

The Career of a Concept
Essai de philosophie politique de Paul Gottfried.

Il y a plusieurs sortes d’aigles.

Les accusations de fascisme sont d’une grande banalité, en provenance de toutes les cases de l’échiquier politique et en direction de toutes les autres, dans de nombreux pays occidentaux. Reposent-elles sur un fondement analytique, sur une analogie historique et politique éprouvée ? Pour l’auteur, mais aussi pour un grand nombre d’observateurs, ce n’est pas le cas de la très écrasante majorité des occurrences. Mais comme cela reste efficace (ou que cela rempli un but autocentré), principalement à cause du fait que cela ne renvoie même plus à un mouvement politique italien mais aux Nazis, cela continue 75 ans après la fin de la Deuxième Guerre Mondiale.

L’essai est composé de différents chapitres que l’auteur a souhaités autonomes et qui se concentrent chacun sur un angle d’attaque (qu’il ne prétend nullement  avoir été le premier à aborder). La question de la définition du fascisme (et donc si son utilisation lors de débats aurait un fond) est bien évidemment le premier angle abordé, suivi de savoir si le fascisme est un totalitarisme. Suivent des chapitres sur la relation du fascisme au passé, sur le fascisme vu comme un mouvement de Gauche, sur l’échec du versant internationaliste du fascisme, sur l’existence ou non d’une utopie fasciste et enfin sur la disparition d’une Droite révolutionnaire qui serait liée au fascisme.

L’auteur ne prétend pas à l’objectivité et ses opinions conservatrices au sens étatsunien sont connues et pas cachées du tout (contre le néoconservatisme et la « modernité exportatrice » p. 57, fascisme et Etat-Providence p. 88). A. Merkel n’a pas l’heur de plaire à P. Gottfried et il ne s’en cache pas (p. 6). J. Habermas est dans le même panier. Si plusieurs exemples du livre sont européens, la grande majorité de ces derniers sont étatsuniens, ce qui peut éventuellement rendre la lecture plus compliquée. D’un autre côté, l’auteur n’a pas forcément les prévenances que l’on peut avoir en Europe : Senghor est directement qualifié de dictateur, chose rare surtout en France (p. 22).

L’auteur arrive bien à cerner ce qui différentie mais aussi ce qui rapproche le fascisme (toujours distinct du nazisme, mais aussi le plus souvent d’autres mouvements espagnol, français ou roumain) du communisme. Il y a une aile marxiste dans le fascisme italien qui veut aller plus loin dans la collectivisation et le corporatisme (p. 28). La question du positionnement du fascisme sur le spectre politique, comment il est perçu, est très bien analysée, tout comme le fait que le fascisme soit un totalitarisme inachevé pour le moins (imagine-t-on Staline renvoyé ?). En 1920, l’origine à gauche du spectre politique ne fait pas de doute pour les observateurs mais cela change au cours des années 1920 et 1930 à cause du combat contre le bolchévisme (p. 37-38). Certaines assertions peuvent être décapantes (le fascisme comme conséquence de la démocratisation et de l’égalitarisme qui le sous-tend p. 135), d’autres faire comprendre certaines oppositions encore actuelles (assimilation à la française vue comme un étatisme p. 102), d’autres encore rappeler un contexte social qui pousse à la recherche de solutions nouvelles (Crise de 1929). Passage à noter : celui sur le théoricien du fascisme G. Gentile qui compare le fascisme à la Révolution française, le premier insistant sur les devoirs, la seconde sur les droits (p. 136-137).

Loin d’être ignorant des réalités européennes, l’auteur commet néanmoins des erreurs assez étonnantes, comme situer Bielefeld dans le Land de Hesse (p. 73) ou un président ouest-allemand prononçant un discours le 8 mai 1945 (p. 85). Dans la même veine, le Front National est-il un parti que l’on peut à un moment de son histoire qualifier de bourgeois-chrétien (p. 77) ?

Le voyage que propose l’auteur passe par de nombreuses contrées de l’histoire des idées aux Etats-Unis (souvent en profondeur). Le fascisme vu comme phénomène latin par l’auteur ne manque pas d’Intérêt mais la faiblesse se situe clairement du côté du cas de la France où l’auteur essaie de se raccrocher aux branches : le philosophe G. Sorel n’a jamais été même proche du pouvoir. Le comparer à A. Primo de Rivera, G. Gentile ou C. Codreanu qui selon P. Gottfried théorisèrent le fascisme respectivement en Espagne, Italie et Roumanie, c’est aller très loin. D’un autre côté, l’auteur fait aussi un sort à Z. Sternhell (p. 155-156) et à sa conception très extensive du fascisme …

Du bon grain mais aussi de l’ivraie.

(Etat-Providence qui survit aux Nazis après 1945 …moué … 6,5)

La logique de l’honneur

Gestion des entreprises et traditions nationales
Essai de sociologie et d’anthropologie culturelle en entreprise de Philippe d’Iribarne.

Il est des choses qui ne se font pas.

Les entreprises ne peuvent être coupées de la société dans laquelle elles sont implantées, même si elles n’y ont pas de clients. Elles ne font pas qu’y baigner, elles sont aussi traversées par elle et les traits culturels qui l’anime, au travers des relations avec l’Etat (même si celui-ci est minimal) et de ses employés. Ces derniers ont des habitudes et des attentes qui peuvent être difficilement cernables par une hiérarchie qui n’arriverait pas s’adapter car, comme dans les exemples du présent livre, venue du pays où la multinationale a son siège. L’homo economicus est universel, mais ce n’est pas le même partout. S’il n’y a pas de dialogue selon les mêmes règles au sein de l’entité, cette dernière ne peut qu’aller mal même si la direction est fermement convaincue que la méthode est la bonne, parce qu’elle est la plus moderne et que d’autres disent l’avoir appliquée avec succès (mais ailleurs).

P. d’Iribarne a pu, au sein d’un même groupe industriel français, comparer trois usines fabriquant la même chose à l’aide des mêmes techniques : l’une en France, l’autre aux Etats-Unis et la dernière aux Pays-Bas. Pour chaque usine, l’auteur présente ses observations et le fruit de ses entretiens avec le personnel, de l’ouvrier au directeur, dans les secteurs de la fabrication et de l’entretien (le commercial et l’administratif sont exclus de l’étude). Puis, pour chaque pays, une fois arrivé à de premières conclusions au niveau de l’usine, l’auteur cherche à dégager ce qui dans l’histoire de chacun des pays, et donc dans sa propre culture, a pu conduire à des visions nationales différenciées en matière de gestion des relations humaines dans l’entreprise et dans la société. Enfin, pour chaque pays, l’auteur détaille les avantages et les inconvénients de chaque système tout en proposant des solutions pour « faire avec » aux personnes en responsabilité.

Le « faire avec » c’est accepter qu’en France, au centre des relations entre personnes se trouve l’honneur, que chacun défend son pré carré (et celui de son ordre, avec des références à Tocqueville p. 74 et Montesquieu p. 77) de toute ingérence en attendant de soi-même une attitude la noblesse (mais des autres aussi, selon leurs statut). La peur c’est de déchoir (devenir ignoble, comme par exemple devenir esclave du gain p. 34-35), de devenir serviteur au lieu de librement rendre service (p. 107). Ni les hérésies ni la Révolution n’ont réussi à faire passer la France d’une Liberté issue des coutumes à une Liberté procédant de la Loi (p. 86-87) …

Aux Etats-Unis, le contrat est central. On travaille librement pour quelqu’un, à l’image des Pères Pèlerins qui établirent leur organisation par contrat. Mais d’un autre côté, l’ancienneté dans l’entreprise joue un rôle premier pour tout un tas de choses (postes en cas de réorganisation, primes) et les rôles sont définis très précisément (rendant l’initiative et la responsabilisation plus compliquée). Direction et syndicat appliquent le contrat triennal. Aux Pays-Bas, c’est la concertation qui est le moteur des relations. Un contremaître y doit consulter toutes les parties, subordonnés comme supérieurs, et recueillir leur assentiment avant d’introduire des changements (ce qui peut être problématique en cas de changement rapide nécessaire). S’il n’y a pas de grève, que l’on élève très rarement la voix, l’opposition se manifeste par l’absentéisme.

Le livre a été écrit en 1989 et cela se sent un peu. Certains termes font un peu vieillis (contremaître déjà, « Silicon Valley » employé sans article défini p. 181) et on est revenu depuis un bon bout de temps de la nippomanie de la fin des années 1980 et du début des années 1990 (et parallèle du début de la déflation dans le pays, duquel il n’est toujours pas sorti). On y parle encore de computer … D’autres éléments n’ont pas perdu de leur force avec les années. La « Me Generation » des années 1970 n’a pas été qu’un bref épisode (p. 197) et la critique du court-termisme par l’auteur n’a pas besoin d’être actualisée pour faire effet en 2021 (p. 183). Il en est de même des gourous entrepreneuriaux (p. 194). On sent bien la présence de l’auteur dans le texte (rien d’anormal pour de l’ethnologie), avec par contre quelques petites redites qui pourraient être prises par moment pour un peu de délayage. Les traductions de l’anglais sont de plus souvent bancales (par exemple p. 193).

Un ouvrage terriblement éclairant sur la société française, la vie en entreprise et ses propres réactions.

(en France, la prédestination du talent couronnée par le concours a remplacé celle du sang, mais c’est toujours de la prédestination p. xxix … 8,5)

Pourquoi perd-on la guerre ?

Un nouvel art occidental
Essai de géopolitique de Gérard Chaliand.

Encore des pièces de jeu d’échecs …

L’objet de ce livre est de trouver des explications au fait que les Etats occidentaux perdent les guerres qu’ils déclenchent depuis 1945. Mais pour comprendre pourquoi l’Irak et l’Afghanistan sont des échecs (le livre sort en 2016), l’auteur revient sur la période de la seconde d’expansion coloniale à partir du XVe siècle et la conquête britannique de l’Inde. Ces guerres coloniales sont des conflits asymétriques, où des Occidentaux bien mieux armés mais très peu nombreux rencontrent des armées bien plus nombreuses. Et malgré quelques défaites, la victoire finale est toujours revenue aux Occidentaux, comme en atteste la carte du monde en 1939. Et une fois la conquête achevée (or cas très rares), cette minorité reste très grande : 70 000 Britanniques gèrent tout le Raj indien à la fin du XIXe siècle (p. 37).

Quelles sont alors les raisons du succès (second chapitre) ? Pour l’auteur, il y a d’abord la méconnaissance des conquis, même ceux qui étaient en contact avec eux avant la Révolution Industrielle. En plus de cela, les divisions des colonisés sont nombreuses face à des troupes ramassées. En cas de résistance asymétriques, les guérillas n’ont ni aide extérieure ni sanctuaire où elles pourraient se regénérer, ce qui les mène au désastre. Les armés d’invasion ont le temps pour eux et les opinions publiques sont très loin et très peu informées, le tout combiné à une démographie vigoureuse (qui est donc moins sensible aux pertes). Les pertes ennemies et les dommages collatéraux ne sont pas un problème (la terre brûlée p. 48).

Mais en trois générations, les vaincus ont appris de leurs vainqueurs, ont compris qui ils étaient, se sont mis à leur école. C’est d’une certaine manière le cas en Turquie et en Indochine, la Première Guerre Mondiale étant un tournant, les années 1930 en étant un autre (contestation du fait colonial en Europe). La remise en cause de l’ordre établi par le Japon en Asie achève de convaincre les peuples colonisés qu’il est possible de renverser la table. Une idéologie mobilisatrice va fournir le carburant des guérillas puis des guerres révolutionnaires : le communisme. La Malaisie est le seul exemple de contre-insurrection victorieuse, mais les Britanniques avaient promis l’indépendance s’ils étaient victorieux (p.93). Pour l’auteur, avec la guerre du Viêt-Nam, l’affaire est entendue : les Occidentaux ne peuvent plus gagner, parce qu’ils ne le veulent plus. Ils sont sans volonté impérialiste, « l’asymétrie majeure est idéologique » (p. 99).

Suivent deux études de cas : L’Afghanistan et l’Irak. Pour l’Afghanistan, G. Chaliand rappelle l’influence saoudienne, la révolution iranienne, l’échec soviétique, l’arrivée au pouvoir des Talibans et les facilités qu’ils procurent à Al-Qaida, pour finalement traiter très rapidement les évènements postérieurs à septembre 2001. L’Irak procure un intermède, avec les erreurs commises par les faucons du gouvernement étatsunien (abolition de l’administration, utilisation des exilés, les sociétés militaires privées en roue libre). La guerre en Irak empêche de mener à bien les opérations en Afghanistan où la situation se bloque, entre retour des Talibans et jeu trouble du Pakistan. L’échec irakien va nourrir la guerre civile syrienne qui commence en 2011. Toutes les puissances y mettent leur grain de sel (et la Russie ne fut pas la dernière) et les médias occidentaux se font les auxiliaires de l’Etat Islamique en diffusant en continu sa propagande (p. 156).

La conclusion résume le propos du livre avant de passer à quelques perspectives d’évolution, qui se révèlent plutôt justes en 2021 (moins la présidente étatsunienne à partir de 2017 …). Contrairement aux prévisions (p. 164), les Kurdes sont bien allés jusqu’à Mossoul. S’ils ont été payés de retour est une autre question …

L’intérêt du présent ouvrage vient principalement des expériences personnelles que l’auteur y fait passer. G. Chaliand n’a jamais arrêté d’être un baroudeur (depuis 1954) et les deux cas étudiés en détail à la fin sont nourris par ses voyages sur place, où il peut jeter un regard expert sur les forces en présence (p. 137). Quand on a connu Amilcar Cabral, le Viêt Minh, la Colombie, le Haut Karabagh et le Kurdistan iranien, on peut avoir un avis sur les guérillas contemporaines. La forme est plus problématique, entre italiques agressifs et certaines phrases mal relues (la ponctuation incompréhensible p. 82). Le texte est très oral, on entend littéralement l’auteur parler et cela conduit parfois à des phrases bancales.  Cela participe néanmoins à l’objectif vulgarisateur du livre. L’adjectif « humilié » est un peu trop souvent accolé à la Chine par ailleurs. Sans appareil scientifique, l’ouvrage est globalement plaisant à lire et offre un très bon condensé sur le pourquoi de la relative inefficacité occidentale, sur l’état actuel de l’Afghanistan et sur la zone géographique qui va de la Méditerranée à l’Iran. Grand changement depuis 2016 et la parution du livre, le gouvernement de Damas a maintenant les choses bien en main en Syrie.

(J.F.C. Fuller comme auteur récent p. 49, c’est relatif … 6,5)