Les quatre guerres de Poutine

Recueil de chroniques sur la Russie entre 2015 et 2018 de Serguei Medvedev.

Sic. Saignement oculaire.

Les dernières initiatives des législateurs russes s’inscrivent dans la droite ligne idéologique de la tradition politique nationale où l’histoire est servante du pouvoir, une ressource de plus à la disposition de l’État, au côté du blé, des fourrures, du pétrole et d’une population résignée. Comme on dit, le passé de la Russie est imprévisible. p. 283

Il est difficile de savoir qui lit ou peut lire en Russie les chroniques de S. Medvedev qui sont rassemblées dans ce livre (et peut-être initialement parues dans le média en ligne Radio Svoboda). Par contre on sait que l’auteur n’écrit plus depuis la Russie. Parce que au vu des propos peu amènes, il est fort à parier que S. Medvedev n’y habite plus à l’heure actuelle, vu qu’il est encore libre. Mais il y vivait encore en 2018 quand ce livre est paru pour la première fois et a pu observer son pays après la conquête de la Crimée. Historien spécialiste de l’époque post-soviétique, S. Medevedev est très bien placé tant par son expérience personnelle que par ses connaissances pour décrire la trajectoire de la Russie depuis la fin de l’URSS.

Et cette trajectoire est définie par quatre axes qui forment une partie importante de la politique de V. Poutine depuis au moins quinze ans (le discours fondateur de 2007 à Munich a acquis une autre résonance encore depuis février 2022) : le premier est territorial, le second se situe dans l’ordre du symbolique, le troisième est biopolitique (au sens de M. Foucault) et enfin le dernier se concentre sur le champ mémoriel, celui où même le passé n’est plus sûr.

Avec ce livre, S. Medevedev décrit une Russie toujours malade de l’URSS, un pays qui n’arrive pas à tourner la page des années 1980. Son personnel politique actuel en vient en ligne directe il faut dire. Mais c’est aussi une Russie qui n’a pas accepté la fin des colonies. Ce qui a aidé la France, en comparaison, pour passer le cap au début des années 1960, c’est qu’elle n’était pas une puissance nucléaire forte de milliers de têtes en compétition directe avec les Etats-Unis. Et donc depuis, une bonne partie de la population et de la classe politique russe vit dans le souvenir, une obsession qui pousse même à se comparer défavorablement à l’une d’elles, l’Ukraine, ce qu’aucune ancienne grande puissance colonisatrice n’avait jamais fait (p. 338). La politique territoriale est étroitement lié au champ symbolique, puisqu’il faut ajouter des terres à l’empire tout en montrant son exceptionnalisme au monde. Sur ce point, le culte de la Victoire contre le nazisme (excellente description p. 129) joue un rôle de premier plan, notamment dans la qualification de l’ennemi. En vérité, qui n’est pas aligné sur la Russie est forcément héritier du nazisme. Une réécriture de l’histoire est forcément nécessaire dans cette optique, couplée à une recherche obsessionnelle de l’exemple étatsunien sur lequel se baser : pourquoi les Américains et pas nous (p. 75, p. 79 sur la conduite de la guerre technocentrée en Syrie) ?

La biopolitique quant à elle se retrouve sous plusieurs aspects dans les chroniques de S. Medevedev. Le premier est la tentative de redressement démographique de la Russie, avec son corollaire de discrimination à l’encontre des homosexuels. Mais font aussi partie du panel l’utilisation des athlètes (le dopage d’État et sa découverte) et la représentation corporelle du président Poutine. L’auteur y voit un signe de l’état de la Russie : il faut démontrer sa vigueur et l’inquiétude se fait jour en cas d’absence du président (ou d’absence de communication). Comme au Moyen-Age, le corps est nécessaire au fonctionnement de l’État mais c’est aussi une ressource, comme le montre très clairement la guerre en Ukraine et la mobilisation partielle. Avec le passé comme horizon, la politique mémorielle est centrale. Le révisionnisme règne en maître, mais l’inertie aussi (p. 294, avec le botox du président). Ainsi, le goulag n’existe presque plus, la Grande Purge se réduit à des blagues … La fin du libre, d’une grande qualité littéraire comme beaucoup des chroniques, est emblématique : un officier révolutionnaire décembriste de 1825 revient en décembre 2015 à Moscou pour être arrêté par la police anti-émeute et être renvoyé en Sibérie …

Très plaisant à lire, le livre souffre cependant d’une traduction pas toujours parfaite même si les notes de l’éditrice sont d’un grand secours pour expliquer les allusions à la politique intérieure russe où à l’histoire que distille l’auteur. Le style est très mordant et c’en est jouissif et pas au détriment d’informations étayées, même si l’auteur ne peut pas être non plus dans la parfaite objectivité. En creux et de manière involontaire, il montre aussi certains éléments culturels russes qui peuvent exercer un appel sur le public français, comme par exemple la question linguistique (p. 175-179).

Y a-t-il quelque chose à retrancher en 2023 de ce que S. Medvedev a observé entre 2015 et 2018 ?

(en 2015, la charia orthodoxe à Donetsk p. 51 dans une comparaison juste et folle … 8,5)

La Grande Illusion

Comment la France a perdu la paix 1914-1920
Essai d’histoire diplomatique de Georges-Henri Soutou.

Presque aucun gagnant.

La crise européenne de juillet 1914 ne prend pas fin comme ses devancières du Coup d’Agadir (en 1911) ou des guerres balkaniques des années 1912-1913. Les conseils de prudence ou de modération dans les deux grandes alliances du continent (Triplice et Triple Entente) au cours de ces crises se sont transformés en soutiens, par peur que la retenue mène à la dissolution de l’alliance et à un isolement dangereux. Et dans la situation où le premier pays qui arrive à générer des forces par la mobilisation et à les acheminer le plus rapidement à ses frontières acquiert un avantage tactique déterminant, l’atermoiement est un danger bien trop grand.

En juillet 1914, la Serbie repousse l’ultimatum austro-hongrois (plus précisément le seul point attentatoire sa souveraineté) et la Russie fait monter la pression en faveur des Serbes. La France ayant besoin de la Russie pour occuper l’Allemagne à l’Est, elle s’oppose au mieux mollement aux initiatives russes. Schéma identique en Allemagne en soutien de la double monarchie. Les troisièmes membres (Royaume-Uni et Italie) des deux alliances sont plus réservés. Les Britanniques ne prennent définitivement position qu’avec l’invasion de la Belgique neutre par l’Allemagne et l’Italie négocie son changement de camp en 1915.

Le Concert des Nations du Congrès de Vienne n’existe plus et la logique d’alliance née de la guerre industrielle prend le pas, mais ce ralliement de l’Italie à la Triple Entente, comme l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1917, démontre que la diplomatie reste un levier même après le début des combats.

Se plaçant du côté français, le livre analyse les aspects diplomatiques de la Première Guerre Mondiale jusqu’en 1920 en débutant avec l’état des lieux des années 1910, entre des objectifs d’encerclement de l’Allemagne (l’opinion majoritaire dans les cercles gouvernementaux français) et des tentatives de rapprochement avec l’ancien ennemi. La question de la Belgique, cruciale en cas de guerre, est aussi débattue. L’été 1914 est un chapitre en soit entre chèque en blanc français aux Russes (p. 56), la mobilisation secrète en Russie et les regrets ensuite. Le chapitre suivant décrit les relations aux pays neutres qui prennent en importance une fois acté que la guerre prendra plus que quelques mois, mais aussi à la coordination nécessaire entre Alliés, notamment en ce qui concerne les buts de guerre (progressivement élaborés jusqu’en février 1917, et ce n’est pas toujours le ministre qui décide p. 126). Ces mêmes buts de guerre sont ensuite détaillés : la question de l’unité allemande, les nationalités à libérer (mais sans Anschluss p. 324!), un nouveau système international et les buts de guerre économiques. En 1917 prennent aussi place des négociations secrètes dans un contexte de guerre sous-marine et de révolution en Russie, passant souvent par la Suisse, mais qui n’aboutissent pas (sixième chapitre).

Vient ensuite 1918 et les avancées alliées vont réactualiser la question des nationalités (pas toujours en suivant les principes wilsoniens). Les armistices ne sont pas de simples pauses dans les combats mais engagent déjà l’avenir. Hélas les traités de paix de 1919 et 1920 ne concrétiseront de loin pas tous les objectifs français. La rive gauche du Rhin n’est pas sous domination française, pas plus que la Belgique et ni la Sarre ni le Luxembourg ne sont rattachés à la République. En Europe centrale, Paris réussit néanmoins à enserrer l’Allemagne dans un réseau d’alliés aptes en théorie à se défendre (Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Roumanie et Pologne, mais qui ont aussi leurs frontières historiques p. 360 comme sources de tensions). Mais surtout, devant les réticences des Alliés à aider économiquement à la reconstruction de la France et à garantir sa sécurité (les Etats-Unis ne ratifient pas le Traité de Versailles, p. 337-338), il faut penser à devoir revoir l’Allemagne comme un partenaire économique, pas forcément majeur mais néanmoins utile (sans parler du danger communiste). En fin de compte, le Concert des Nations de 1815 est revenu mais dans une forme beaucoup plus faible (pas de négociations avec les vaincus, wilsonisme déstabilisant mais un Traité de Versailles très dynamique dans ses effets). Les millions de morts de la guerre vont grandement peser sur les deux décennies qui suivent. La démocratie libérale qui était sensé avoir gagné en 1918 allait prendre de plein fouet la crise de 1929.

L’auteur ne se cache pas longtemps : il prend le contre-pied de ce que J. Keegan a pu faire. On ne sera pas ici au ras des tranchées ou dans ce que renifle le fantassin mais au niveau où les choses se décident. Le taxi de V. Zelensky a son importance, surtout qu’il ne l’a pas pris. Les chapitres sont assez autonomes, avec quelques rappels, dont certains sont même des reproductions à l’identique de paragraphes entiers. Sont-ce là les traces d’un cours qui a existé avant le livre et qui pourrait aussi expliquer certaines interventions plus personnelles de l’auteur (p. 67 ou p. 156 par exemple) ? Il y a à l’opposé peu de notes infrapaginales et quelques cartes, les sources et la bibliographie étant à l’évidence très indicatives : là encore, une question de format voulu par l’éditeur.

Le tout se lit avec une grande aisance, malgré les évolutions historiques parfois très ramassées et compliquées. On y retrouve tout ce qui fait le style de l’auteur, avec un discours acéré, une vive volonté de précision et une idée pédagogique de la formule choc. Surtout il combat avec succès l’idée que l’on peut se faire (et que nous nous sommes aussi faite) en ne suivant que les opérations militaires, passant de la Marne à la Somme et aux Dardanelles sans avoir aussi conscience de la stratégie de la France et des Alliés et dans ce cas, de l’action diplomatique. Il y a Union Sacrée, mais J. Caillaux, député et ancien président du Conseil, est emprisonné en janvier 1918 parce qu’il souhaitait une paix négociée. Les combats ne cessent pas, mais il y a des timides tractations (avec très peu de chances de succès dès le départ) dans le but d’arrêter le massacre. Le gouvernement annule l’offensive Nivelle en 1917 avant que Poincaré, président de la République, ne cherche à la rétablir (p. 215). Tout cela a été écrasé par le mythe tout entier tendu vers la Victoire (et elle seule) après la Guerre mais G.-H. Soutou rappelle que la politique n’a pas disparu pendant la Première Guerre Mondiale.

(en 1916 avec la conscription britannique et les difficultés russes, la guerre passe d’une affaire essentiellement franco-russe à une affaire franco-britannique p. 77 … 8,5)

Le temps des guépards

La guerre mondiale de la France de 1961 à nos jour
Essai d’histoire des opérations extérieures françaises par Michel Goya.

Hauteur de vue.

Il y a toujours cette croyance que le ministère français des Anciens Combattants ne s’occupe que de ceux ayant combattu lors de la Seconde Guerre Mondiale, ou au pire pendant la Guerre d’Algérie. Un ancien combattant, c’est un vieillard. Rien n’est plus faux. Depuis la fin de la Guerre d’Algérie, la fabrique à anciens combattants ne s’est pas arrêtée. Certes il n’y a plus de guerres, déclarées en bonne et due forme. Cela n’est plus arrivée depuis 1945. Mais l’auteur recense en fin de volume 51 opérations armées principales depuis 1961, de types très différents, allant du combat divisionnaire de l’opération Daguet au « maintien de la paix » sous casque bleu. Cela représente des centaines de milliers de soldats.

M. Goya dresse un panorama de ces opérations, leurs contextes politiques tant international qu’intérieur, accompagné des résultats, immédiats comme sur le long terme. Les chapitres sont organisés selon une logique chronogéographique mais le cloisonnement n’est pas étanche. L’introduction donne accès à la première partie consacrée aux opérations ayant eu lieu durant la guerre froide, en commençant par l’opération de Bizerte en 1961 (et dans un tout autre contexte qu’en 1956, tant extérieur qu’intérieur p. 24). Suivent de nombreuses opérations ailleurs en Afrique, dont quatre rien qu’au Tchad avant 1990, pour divers motifs mais toujours de manière légère et employant des troupes uniquement professionnelles. Les années 1980 voient aussi l’engagement sous casque bleu dont le plus emblématique est au Liban, opération toujours en cours. C’est au Liban qu’a lieu une guerre dite sous le seuil avec la Syrie et l’Iran, remportée par ces derniers (le Drakkar …).

La fin de l’URSS surprend tout le monde (deuxième partie). D’un seul coup, les coudées sont plus franches avec une Russie aux abonnés absents. La France participe à la guerre contre l’Iraq (qui avait envahi le Koweit) en raclant les fonds de tiroir pour équiper une division mais garde les programmes d’armement lancés à la fin des années 1980 dans une contexte radicalement changé, tant géostratégique que financier. Elle n’est toujours pas sortie de cette crise (p. 113) … D’autre part, les interventions humanitaires armées continuent (en Somalie ou au Cambodge par exemple). Les échecs sont plus visibles en Yougoslavie et au Rouanda (où la France intervient seule et où elle sauve des milliers de personnes lors du génocide). L’élection de J. Chirac en 1995 marque néanmoins un tournant : il n’est plus question de laisser les soldats sous casque bleu de servir de cible ou d’otages sans réagir. Le continent africain reste important (Côte d’Ivoire) mais c’est l’Afghanistan qui est le théâtre le plus visible au début des années 2000, de manière cependant peu importante jusqu’en 2008.

Puis en 2008, sans doute pour préparer le retour dans presque tous les commandements de l’OTAN, N. Sarkozy décide d’augmenter le contingent français en Afghanistan en prenant en charge deux régions du pays, sur une posture de combat. La Libye s’ajoute aux opérations extérieures en 2011, tandis que le Syrie préoccupe aussi les forces françaises avec les développements locaux desdits Printemps arabes. Si la Centrafrique n’est aujourd’hui plus trop dans les esprits, le Mali est une opération modèle mais où les volontés politiques locales accompagnent pas le mouvement. L’opération, redéfinie, s’étend à tout le Sahel pour combattre les mouvements salafo-jihadistes locaux en conjonction avec des armées locales. Le même type d’ennemi est aussi combattu en Iraq et en Syrie (Daesh), lui qui avait porté le fer en France et déclenché en retour l’opération Sentinelle (après Vigipirate, pas amie avec l’auteur visiblement p. 177), mobilisant des milliers de soldats sur le territoire national.

Le volume est doté d’une conclusion bien solide qui précise certaines vues de l’auteur, dans le cas où on ne les auraient pas comprises, et qui ne sont pas une surprises pour ceux qui l’ont déjà lu ou écouté. Arrivent ensuite notes, chronologie, bibliographie indicative et index.

Comme toujours, un très solide travail de M. Goya qui réussit à rendre vivant ce qui aurait pu être une longue liste d’énonciations. Pour chaque opération majeure, il y a une carte, la description du déroulement et une analyse, avec le franc-parlé sourcé qui caractérise l’auteur. Il est par exemple sec et définitif sur la Somalie et les opérations de l’ONU en général (p. 122), mais est-il pour autant injuste ? Et comme il a vécu certaines de ces opérations à divers niveaux de la hiérarchie, à ses conclusions d’historien peut s’adjoindre son vécu sur le terrain (la dédicace du livre faisant foi). Le livre est parsemé de réflexions stimulantes, comme sur le Liban en 1983, où la Marine tire mais où les forces terrestres n’ont que le droit de se défendre (p. 74), où sur le coût humain de l’interposition en Bosnie, égal à celui des combats de l’Afghanistan. De toutes manières, tout cette opération est à la fois ahurissante et scandaleuse. On pourra juste regretter les erreurs typographiques et autres des chapitres 5 et 6, l’utilisation de l’anglais Falklands au lieu de Malouines (p. 70) et éventuellement sur le choix de privilégier l’hypothèse très minoritaire d’un assassinat d’Idriss Déby, le président tchadien, au lieu d’une mort au combat (p. 279).

Se lit d’une traite.

(Vigipirate c’était déjà pas bien, alors que dire de Sentinelle p. 292-293 … 8,5)

The Secret War with Iran

The 30-Year Covert Struggle for Control of a « Rogue » State
Essai d’histoire du Proche-Orient par Ronen Bergman.

Tout n’a pas encore explosé.

En 1978, ils sont d’indéfectibles alliés. Un an plus tard, de mortels ennemis. Ils avaient tout pour s’entendre, surtout contre les Etats arabes de leur voisinage et avec l’appui étatsunien. Puis vînt la Révolution et la fin d’un empire qui semblait si riche, si solide et moderne. Puis ensuite (seulement ensuite), vînt R. Khomeiny. Et ce que beaucoup prenaient pour des exagérations grossières de la propagande du Shah devint réalité. Pendant que l’Iran affaibli devenait une proie pour son voisin iraquien, le pays redéfinissait ses relations avec les Etats-Unis et Israël, avec en premier lieu la fin des coopérations militaires, en plus d’exporter sa révolution (comme toujours …), en particulier dans un Liban déjà très désuni par la guerre civile (1975-1990). Et comme l’Iran khomeiniste se veut sensible aux malheurs palestiniens (un retour d’ascenseur après l’aide fournie par le Fatah dans les années 60 et 70 aux disciples de Khomeiny), Israël ne peut pas considérer l’intérêt iranien pour sa frontière nord comme sans conséquence, surtout au vu de comment il est dénommé à Téhéran.

Mais le livre commence avec les derniers feux de l’Empire en Perse et comment certains membres des services secrets israéliens ont déjà quelques doutes sur la solidité de l’édifice (mais leur rapport est rejeté). La situation en Iran semble pour presque tous les observateurs très stable et profitable aux affaires, y compris à des accords sur la production d’armement, principalement entre les Etats-Unis et l’Iran, mais aussi entre Iran et Israël. Tout ceci, ainsi que les développements en Iran même, sont l’objet de la première partie du livre.

La seconde partie rejoint la côte méditerranéenne et le Liban pour décrire la naissance du Hezbollah dans un chiisme déjà politisé par le mouvement Amal et qui se déploie dans le sud du pays. De manière inattendue pour un mouvement chiite (qui normalement réprouve le suicide mais où l’utilisation de jeunes fanatisés pour courir dans des champs de mines avait pavé la voie), le Hezbollah téléguidé par l’Iran use d’attentats suicides. La première victime de ce mode opératif, Israël (qui avait envahi une partie du Liban en 1982), refuse tout d’abord de le croire mais les exemples se multiplient et les effets politiques peuvent être décisifs : les puissances qui tentaient une interposition au Liban en 1983, rien de moins que la France, les Etats-Unis et l’Italie, plient bagages après le double attentat du 23 octobre qui fait 305 morts. Du côté israélien, en plus des difficultés sur le terrain, la guerre des polices fait rage entre renseignement intérieur, différentes unités du renseignement militaire et renseignement extérieur. Ce qui n’aide pas pour prévenir les attentats et pas plus pour lutter contre l’industrie de l’enlèvement que met en place le Hezbollah. De nombreux ressortissants occidentaux en sont victimes (certains décèdent durant leur captivité) dans le but d’en faire des monnaies d’échange. Le sort de l’aviateur israélien Ron Arad, capturé suite à la destruction de son avion en 1986 près de Sidon, mobilisera les services de renseignement israéliens pendant une quinzaine d’années pour le rapatrier (sans succès, son sort après sa capture restant encore aujourd’hui inconnu). Mais les relations entre l’Iran et Israël ne se limitent pas à l’intermédiation du Hezbollah. Ils sont bien plus directs dans l’affaire dite Iran-Contra qui voit du matériel étatsunien, pris dans les stocks israéliens, être vendu à l’Iran par la CIA pour financer ses opérations en Amérique latine.

La troisième partie traite de l’extension géographique de la lutte entre Israël et l’Iran. Tous les continents deviennent le théâtre du conflit, avec notamment l’attentat à la bombe contre le centre culturel juif de Buenos Aires en 1994 (une conséquence de l’élimination du chef du Hezbollah, Abbas Moussaoui ?), qui fait suite à celui contre l’ambassade israélienne dans la même ville en 1992. R. Bergman complète cette partie avec les liens très particuliers entre l’Iran et Al-Qaida. Preuve que la fitna a aussi ses limites …

Comme ce livre est paru en 2008, son auteur a encore à l’esprit l’évacuation par les forces israéliennes du Sud-Liban (soit 10 % du Liban), l’effondrement de la force supplétive (Armée du Sud-Liban) et la prise de contrôle presque totale par le Hezbollah dudit territoire à la frontière nord de l’État hébreu en 2000. Ces évènements forment le centre de la quatrième partie. L’échec de la mise à distance du Hezbollah sans occupation conduit directement à la guerre de 2006 qui voit l’utilisation en masse des missiles livrés par l’Iran au Hezbollah, l’échec de la campagne uniquement aérienne et les grandes difficultés au sol qui font que les observateurs voient ce conflit comme non gagné par Israël et donc une victoire tactique et communicationnelle pour le Hezbollah.

La dernière partie s’intéresse enfin au problème des armes non-conventionnelles. Il y a tout d’abord le cas d’un israélien qui a permis aux Iraniens de produire des gaz de combat dans les années 1990, puis la pièce de résistance, la question de la mise au point de la bombe atomique. Si Khomeiny arrête le projet nucléaire amorcé par le Shah, son successeur A. Khamenei relance les recherches et l’acquisition de moyens d’enrichissement de minerai. Plusieurs options sont explorées par le régime iranien (et qui inquiètent les Israéliens une fois qu’ils l’apprennent) : achat en Russie après la fin de l’URSS mais surtout via Abdul Qadir Khan, le concepteur de la bombe atomique pakistanaise, et l’aide nord-corénne. Les Syriens aussi avaient un programme nucléaire (aidés là encore par les Nord-Coréens et le réseau Khan), arrêté par le raid aérien israélien sur les installations de Deir Ez-Zor en 2007.

Si le livre va sur ses quinze ans, il n’a pas mal vieilli. L’écriture est plus journalistique que dans Rise and Kill First et il n’y a pas de notes. Mais on sent un gros travail de documentation et les prémices de la quantité très importantes d’entretiens que l’auteur va conduire dans les années qui suivent. L’ouvrage reste donc généraliste, au point que l’on semble presque perdre par moment ce qui devrait être le sujet du livre. Mais il est sans doute plus compliqué de mettre au jour les articulations précises entre Téhéran et le Hezbollah, ou l’implication des Gardiens de la Révolution dans quelques actions, pour un journaliste israélien que de voir clair dans les luttes d’influence au sein de l’appareil sécuritaire à Jérusalem. Depuis 2008, beaucoup de bâtons ont été mis dans les roues du programme nucléaire iranien. Des personnes ont été assassinées en Iran (ou en Iraq), les centrifugeuses ont eu des coups de mou et d’autres choses encore, sans que l’on puisse attribuer clairement à qui était la main agissante. En 2010 par exemple, le virus Stuxnet est découvert. Il s’attaque tout spécifiquement au moteur utilisé dans les centrifugeuses utilisées par l’Iran pour enrichir son minerai à usage nucléaire.

Ce livre a aussi le grand avantage de mettre en lumière des personnages ou des noms que l’on retrouvera plus en avant dans les années suivantes. On a ainsi un aperçu de Hassan Rohani bien avant qu’il ne deviennent président (p. 125-126), la famille saoudienne des Khachodji est active dans l’affaire Iran-Contra (p. 134). Le juge antiterroriste français J.-L. Bruguière apparaît aussi (p. 141-143) dans un portrait assez croustillant, mais son nom est constamment mal orthographié … La partie sur l’implication iranienne dans la guerre en Bosnie au début des années 1990 (p. 230) est aussi intéressante, parce que assez méconnue.

Malgré ses petits manquements, nous sommes ici en présence d’un livre qui se dévore et qui est une véritable étape contextualisante vers d’autres œuvres d’un auteur dont on attend avec impatience la prochaine sortie !

(l’auteur est aussi un journaliste de terrain, même quand ça canarde p. 290 … 8)

L’avènement de la democratie I : La révolution moderne

Essai de philosophie politique de Marcel Gauchet.

Peu de nuages dans le raisonnement.

La démocratie libérale n’a plus de rival en Occident. Les monarchies à l’ancienne ne sont plus, les totalitarismes ont été vaincus. Il n’y a plus que le même devant nous (p. 23). Et pourtant la démocratie semble en crise. Marcel Gauchet veut dégager les constituants de cette crise, la seconde que rencontre ce mode d’organisation des sociétés humaines et, qui sait, peut-être trouver une voie de sortie. Dans ce premier volume d’une série qui en comprend quatre, l’auteur veut accompagner le lecteur dans un rapide voyage entre 1517 et les années 1860, la naissance de la modernités avec Luther et l’industrialisation.

Premier ébranlement, avec Luther, le roi devient progressivement le pouvoir suprême (p. 79-80). En 1648, avec les Traités de Westphalie, la bascule est faite . Le vide des autorités universelles (empire et papauté) fait place à un système d’Etats, ce que l’auteur détaille longuement. Et tout continue de glisser, avec des paravents de mots pour cacher, acter, ce qui est déjà : la monarchie de droit divin montre justement la séparation des mondes (p. 83), une étapes de plus dans l’autonomie des sociétés européennes et la poursuite de la disparition de l’hétéronomie, deux notions que M. Gauchet avait déjà discuté dans son ouvrage fondamental intitulé Le désenchantement du monde (où comment surgit le temps et la politique du cycle perpétuel primitif). Mais fait intéressant de plus, comme l’analyse déjà Jean Bodin, la monarchie de droit divin, « absolue et limitée », se tourne vers des sujets et plus des groupes (p. 89). Mais c’est justement dans cette séparation, ou à cause d’elle, que se trouvent les germes de la révolution qui appelle à retrouver cette unité. De plus la monarchie absolue, dans le cas français, avait affaibli les corps intermédiaires sans pour autant faire le saut dans une société sans ordres (p. 118-119).

A cela il faut ajouter un tournant métaphysique dans les années 1680-1715. Le monde n’est plus uniquement une vallée de larmes, mais à compléter. De misérable, l’Homme devient un acteur et la déhiérarchisation fait basculer dans le futur (p. 126-127). Tout ceci conduit à la Grande Révolution de 1789, avec sa dépersonnalisation du souverain déjà théorisée par Rousseau (p. 142).

M. Gauchet poursuit ensuite son parcours chronologique tout au long du premier XIXe siècle, avec le conservatisme libéral de la Restauration, suivi du libéralisme conservateur des années 1840, quand on passe de l’Un religieux à l’Un politique (encore une tentative pour retourner à l’hétéronomie stabilisatrice). Le livre s’achève sur une analyse des trois fétiches (p. 249) que l’auteur veut voir dans l’ère libérale du milieu du siècle : le progrès, le peuple (avec sa mystique) et le science (une nouvelle religion voulant remplacer l’ancienne p. 255, toujours l’Un). Le volume prend fin sans conclusion, mais l’auteur a donné un avant-goût de la suite en évoquant l’artifice suprême qu’une société peut se permettre (et qui sera sans doute l’objet de développements dans les tomes suivant) : l’oubli des liens qui existent entre ses membres (p. 235). Un état pleinement visible dès les années 1970.

Il y a comme toujours chez M. Gauchet un sens de la formule et une économie de mots dans ce livre qui prend la forme d’un résumé, d’abrégé, de thèses sans doute plus développées ailleurs. L’auteur réussit dans la forme avec un texte très clair et, il faut le dire, très convaincant. L’auteur ne prétend pas non plus que tout est le fruit de son travail, ce qui de toutes façons est impossible à prétendre. Il y a par contre très peu de notes et de références, mais c’est à l’évidence un choix éditorial : on vise le grand public éduqué et ceux qui seront plus intéressés iront se renseigner ailleurs. Et le grand public a tout de même intérêt à avoir de solides notions de philosophie politique pour suivre, par exemple p. 117, la comparaison entre Locke et Rousseau. La lecture est plaisante, rapide et follement instructive non seulement sur la marche de la démocratie en Occident (et plus particulièrement en France) mais surtout sur l’état du politique dans le premier quart du XXIe siècle.

Nous gageons que les tomes suivants sont de la même veine !

(« la Révolution du droit de 1789 s’achève, ainsi, sur le procès du droit » … 8)

Chef de guerre

Témoignage autobiographique sur la vie de commando marine par Louis Saillans.

Mais quand dorment-ils ?

Des films documentaires sur les commandos marine sont légion (mais principalement axés sur la sélection), les livres de témoignage le sont un peu moins. Ces derniers ont pour avantage de pouvoir faire plus facilement le choix entre ce qui est dicible ou pas dans les événements qui sont rapportés (du point de vue du secret militaire en premier lieu) et de permettre au spectateur/lecteur d’avoir accès à une certaine intériorité. Ce livre rassemble les souvenirs et les réflexions qu’ont pu faire naître dix années intenses (et l’adjectif est faible) sous les armes.

L. Saillans (forcément un pseudonyme) a un parcours particulier : il a d’abord été élève-pilote dans l’Armée de l’Air puis a bifurqué vers les commandos Marine par goût de l’aventure. Il aurait été intéressant de savoir si cette formation aéronautique lui a été d’une quelconque aide dans sa carrière, mais le livre n’en dit rien. Passé la terrible sélection, il est affecté en unité avant de devenir chef de groupe cinq ans plus tard. De ses missions, l’ouvrage ne mentionne que celles en milieux arides (seulement le Mali ?) mais on peut se douter que ce ne fut pas toujours le cas.

Les quinze chapitres du livres sont agencés chronologiquement, avec les premières années sous l’uniforme, le changement de voie, le stage commando, les premières missions (assez court) puis on passe aux missions en tant que chef de groupe (la majeure partie du livre) entre capture de chef terroriste, appuis aux forces locales, saisie de caches d’armes (de vive force), recherche d’un soldat allié porté disparu et neutralisation de groupes djihadistes. Les problèmes moraux qui peuvent se faire jour ne sont pas absents, tant dans le groupe que dans le cadre de la coopérations avec d’autres forces, étatsuniennes par exemple (p. 108). On a aussi l’opportunité d’apercevoir quelques bribes de la vie de camp ou comment les changements dans la vie privée peuvent avoir un effet sur l’état d’esprit de l’auteur (devenir père). Le dernier chapitre est articulé autour de trois citations (Dostoievski, Platon et Héraclite) et touche aux thèmes de la discipline, de ce que signifie être chef (la responsabilité) et de ce qui est transposable dans la vie civile. L’épilogue rappelle les propos de l’introduction : il faut maintenant pour l’auteur continuer hors du champs de bataille le combat pour les valeurs qui l’y animaient déjà.

Sans savoir grand chose du processus d’écriture de ce livre, il faut saluer sa très grande lisibilité (mais qui est cohérente avec le niveau montré à l’oral dans les entretiens qui ont accompagné le lancement du livre). Pas de grande littérature, du direct, du factuel, quelques termes qui auraient pu être mieux choisis (les « complices » de J. Moulin, p. 188) mais avec de belles tournures. Au delà de la description au ras du sable (qui garde tout son intérêt), ce qui est plus intéressant encore ce sont les moments autour de l’action, la préparation de la mission (mais aussi le brouillard de la guerre) et ce qui se passe après le retour à la base. Les raisons de l’engagement djihadiste (p. 110) sont un peu simplistes, trop monofactoriels, et les citations du chapitre 15 font un peu statuts de réseaux sociaux (mais sont argumentées). Par contre, Clausewitz est assez mal cité p. 190 … Le mélange en cahier central entre les photographies professionnelles (produites vraisemblablement pour les forces armées) et la collection personnelle de l’auteur est très sympathique (sans pour autant éviter la discussion) et apporte un grand plus au livre. Un bon ouvrage dans ce type particulier, qui a bien su manœuvrer entre récit qui avance et gestion du nécessaire secret.

(même pour le meilleurs il y a toujours danger … 7,5)

Français, on ne vous a rien caché

La Résistance, Vichy, notre mémoire
Essai histoire de la mémoire de la Résistance par François Azouvi.

Tout n’était donc pas si faux et sombre. Juste logique.

Nous avons combattu pour vivre. Non pour continuer de tuer.
Citant le père Bruckberger, p. 193

Après 1945, un seul homme ou presque, certes auréolé de prestige, a réussi à faire croire à des millions de personnes qu’elles avaient été résistantes. Ces mêmes millions de personnes venaient pourtant de vivre, il y a quelques mois ou au pire des années, des évènements qui infirmaient cela. Mais ils ont quand même cru cet illusionniste (plus fort que l’URSS p. 25 !) pour trouver du réconfort en adhérant ainsi pleinement au mythe résistantialiste. Ce mystificateur pu du coup même revenir au pouvoir en 1958 dans ce pays qui avait tout oublié. Heureusement, au début des années 1970, une nouvelle génération qui n’avait pas connu les tragiques évènements d’alors est venue réveiller tout le monde et mettre la population devant la Vérité enfin retrouvée.

Ou alors a juste rappelé ce que tout le monde savait déjà depuis plus de 25 ans et a réussi à convaincre la génération précédente qu’elle avait cru à un mythe et se poser avantageusement en démystificatrice ? C’est l’argument de F. Azouvi et dans ce livre, il vient avec une palanquée d’arguments.

L’auteur commence dans la première partie (1944-1954) par décrire « la vulgate contemporaine », avant de passer à la Résistance en tant qu’expérience mystique et évènement métahistorique (p. 45), dépassant ses acteurs. Mais la Résistance est aussi à part dans l’histoire nationale parce qu’elle est le dernier grand récit en date, un nouveau commencement, la révolution enfin vraiment faite (le troisième chapitre explique admirablement pourquoi il n’y a pas de continuité de la IIIe République après 1944). Puis F. Azouvi analyse les différentes strates du récit de la Résistance. Il commence par la version officielle (ou du moins qui se veut telle), minimisant beaucoup la collaboration (« une poignée ») et glorifiant la Résistance. Cette « version officielle » a deux pans, l’un gaulliste et l’autre communiste, qui se révèlent antagonistes (ce qui montre de suite leur succès et les limites très vites atteintes de cette version officielle p. 53-54 …). Les communistes ont même le besoin d’avoir un Vichy bien présent pour montrer qu’il reste des choses à faire disparaître après 1945 (et ils s’y connaissent pour imposer une vérité officielle dans le Parti, p. 92).  A cette « strate résistancialiste » s’ajoute une strate mystique (importance majeure de la poésie pour la Résistance p. 96-101) mais surtout un niveau médian où, selon la qualité des œuvres considérées (livres ou films), la complexité du réel est plus ou moins bien rendue (y compris dans les œuvres jeunesse p. 68). Ici que de l’héroïsme et des torrents bravaches, là des doutes, des failles et des trahisons, la collaboration … que les lecteurs plébiscitent (ou que des prix couronnent, beaucoup) et donc ne peuvent ignorer pour se réfugier dans un cocon réconfortant. La mémoire résistante quant à elle est morcelée comme elle l’est durant le conflit (les procès Koestler, Kravchenko et Rousset en 1949). La question de l’amnistie la fractionne plus encore, comme l’épuration l’avait déjà beaucoup disloquée (le procès Hardy en 1947 p. 210).

La seconde partie traite des années 1954 à 1971. Après un petit rappel sur la CED, l’auteur analyse le retour que la Résistance effectue au travers de la Guerre d’Algérie, où chaque partie l’invoque. Puis vint 1958 … Pour F. Azouvi, malgré le Général, la mémoire de la Résistance s’use et en 1968 (p. 372, la mystique est devenue politique au sens de Péguy p. 208), la mémoire de l’Holocauste a pris le pas sur cette dernière avec une accélération avec la pièce de théâtre Le Vicaire de H. Hochuth au succès européen en 1965.

La troisième et dernière partie court de 1971 à 1995.Le documentaire sur Clermont-Ferrand durant l’Occupation, Le Chagrin et la Pitié, n’a pas été diffusé à la télévision (et pour cela bénéficie d’une bonne publicité pour sa sortie en salles en 1971) et est un très grand succès sur grand écran. Et si les Français qui ont vécu la période n’apprennent en fait rien de plus, c’est à ce moment-là qu’ils tombent malade du syndrome de Vichy (p. 391), sous l’influence d’une génération qui a grandi pendant la guerre d’Algérie et a fait Mai 68. Suivent de nombreux films où la Résistance est l’objet de moqueries. Mais surtout s’effectue un grand tournant anthropologique : la victime supplante le héros. La plus grande illustration, c’est que Klaus Barbie ne peut plus être poursuivi pour la torture de résistants (et au premier rang rien moins que Jean Moulin) mais pour les enfants qu’il a envoyé en déportation, crime contre l’humanité et donc imprescriptible (p. 435). Et ce conflit de mémoire (que l’auteur voit aussi comme une conséquence de la démocratie p. 470) remonte jusqu’au Président de la République, François Mitterrand, avec l’affaire Touvier. Le devoir de mémoire est pour l’auteur une religion victimaire, substitutive, sans horizon, mais avec ses prêtres (p. 390) !

Le livre s’achève sur le constat d’un apaisement qui a déjà débuté, même si le discours de J. Chirac sur la responsabilité de la Rafle du Vel’ d’Hiv’ continue encore aujourd’hui de faire parler de lui.

Livre dense, gonflé d’exemples commentés, il atteint sans peine le but fixé par son auteur : la dissipation de l’idée commune de l’amnésie consolatrice est déjà bien engagée mais il faut encore expliquer comment la société française y est venue. F. Azouvi étant aussi l’auteur d’un essai sur la mémoire de la déportation, il est bon juge des croisements de ces deux mémoires dans le champ public français dans les décennies qui suivent la Deuxième Guerre Mondiale. Le spectre des sources est très large, entre discours officiels, programmes électoraux, réunions de partis et publications (de tous types), films et bandes dessinées.

Il y a bien quelques menus problèmes arithmétiques pour les dates des p. 447 et 451, mais c’est bien peu de choses devant la masse de travail ici présentée et surtout, malgré tout ce que l’auteur lie ensemble, la clarté du propos. Avec 470 pages de texte, ce n’est pas le genre d’ouvrage qui se lit très vite mais la récompense vaut l’effort, tant pour la compréhension de la Résistance que pour celle du XXIe siècle.

(1971, c’est la destitution de l’idéal héroïque p. 393 …8)

La pensée captive

Essai sur les logocraties populaires
Essai d’histoire des mentalités de Czesław Miłosz.

Elle en a vu des vertes et des pas mûres cette colombe.

Mes paroles sont aussi une protestation. Je conteste à la doctrine le droit de justifier les crimes commis en son nom. Je conteste à l’homme contemporain, qui oublie combien il est misérable en comparaison de ce que l’homme peut être, le droit de juger selon sa propre mesure le passé et l’avenir. p. 20

Le matériel humain paraît avoir un trait particulier : il n’aime pas qu’on le réduise à n’être que du matériel humain. p. 303

Pour celui qui voulait en savoir plus sur l’URSS et la réalité de son empire avant 1956 et le rapport secret du XXe Congrès du PCUS, il y avait tout de même de nombreuses sources. Kravtchenko, déjà en 1947, plus tous ceux qui revenaient après des années de camp de prisonniers. C. Miłosz appartient à ce mouvement éditorial mais avec des différences bien marquées : il n’est pas un dissident parce qu’il n’a jamais été communiste et il ne témoigne pas du système concentrationnaire soviétique mais s’intéresse à la manière dont vivent spirituellement les intellectuels dans les toutes nouvelles démocraties populaires, sous la coupe de Moscou mais pas intégrées à l’URSS.

Après une préface de K. Jaspers et un double avant-propos, l’auteur ouvre son livre par les conditions qui favorisent l’acceptation du totalitarisme : le vide spirituel, l’absurde, la nécessité, le succès, la culpabilité. Pour l’auteur toujours, l’intellectuel est par nature plus sensible que d’autres aux attraits de la pensée totalitaire et l’artiste trouve enfin une place dans la société (p. 30). Le second chapitre est centré sur la vision de l’Ouest qu’ont les intellectuels des démocraties populaires à la fin des années 1940. Et déjà en 1953, tout est changé …

Puis le chapitre suivant décrit le jeu d’acteur auquel est astreint tout intellectuel, à des degrés divers, dans les démocraties populaires. Appelé « Ketman » par l’auteur, c’est une sorte de taqiyya persane (dissimulation, de l’arabe kitman) qu’il a trouvé chez Gobineau (p. 87).

Suivent quatre portraits d’écrivains que l’auteur a connu, aux destins contrastés. Le premier était un auteur proche de l’extrême droite qui peu après 1945 adhère au communisme. C. Miłosz sent que c’est ce qu’il aurait pu devenir, une compromission après l’autre, graduellement. Le second est mu par la haine du monde qui se retrouve structuré par le matérialisme dialectique stalinien. Le troisième est devenu un hiérarque du régime et règne sur les carrières après être revenu dans les fourgons du gouvernement de Lublin. Le dernier portrait est celui d’un écrivain alcoolique chez qui tout est fantaisie. Pas vraiment le genre d’auteur prédisposé au réalisme socialiste, et inversement.

L’avant-dernier chapitre se veut plus général et disserte sur l’absence unanime de considération de l’Etat dans les démocraties populaires en 1950, où les soutiens sincères des autorités officielles sont bien rares, y compris parmi les ouvriers que le régime est censé choyer. Ce dernier doit donc dominer les esprits comme condition de sa survie. Il faut installer une Nouvelle Foi et cette entreprise est rendue plus facile par l’effondrement du christianisme (causé par la technique, p. 267), qui est pourtant le dernier refuge de la résistance.

Le dernier chapitre est consacré aux Baltes, que l’auteur né à Vilnius connaît un peu. Il compare l’invasion des pays baltes par les forces soviétiques à celle des Espagnols au Mexique (p. 285). Se battant contre l’absorption et la digestion par l’URSS, la situation des Baltes fait peur aux habitants des démocraties populaires qui y voient leur destin. C’est sur le constat des obligations de l’état de poète, de voir et de décrire, que s’achève ce livre.

Le constat que propose ce livre, avec beaucoup d’éléments personnels, est d’une clairvoyance très impressionnante pour 1953 (une révolution sans dynamisme révolutionnaire p. 212-214), à la fois sur les conditions historiques mais aussi quant aux choix qui sont laissés aux écrivains (fuite, soumission, adhésion, résistance, évasion) et par extension aux intellectuels et aux artistes dans les démocraties populaires. Si l’on excepte le fait que l’auteur pense que l’URSS était à un doigt de la défaite durant le Seconde Guerre Mondiale (p. 168-169), il ne nous apparait pas d’analyse historique qui soit fondamentalement fausse dans ce livre. Certaines idées sont même frappantes : avec l’arrivée des Soviétiques, le capital a été remplacé par la peur, la peur de manquer a été remplacée par la peur nue (p. 298). Et cette peur ne peut pas disparaître, parce que sans elle pas d’orthodoxie, et s’il y a hétérodoxie, il y aura alors révolte (p. 299).

Comme on peut l’attendre d’un Prix Nobel de littérature, c’est bien écrit, avec des ambiances très différentes selon les chapitres (les derniers sont les plus caustiques) et des passages d’anthologie (p. 214 par exemple). Le sujet est grave mais l’humour n’est pas absent. Un livre qui se dévore.

Des millions de gens dans des espaces dévastés quittaient juste un totalitarisme pour entrer dans un autre …

(« D. n’était jamais sérieux. Être sérieux, comme on sait, constitue l’exigence fondamentale du réalisme soviétique » p. 239 … 8)

Le Prince Rouge

Les vies secrètes d’un archiduc de Habsbourg
Biographie de l’archiduc Guillaume de Habsbourg-Lorraine pat Thimothy Snyder.

Ils ne se marièrent pas.

La mission de sa vie, quand il n’était pas au bordel ou sur la plage, était de soustraire le peuple ukrainien souffrant à la domination des bolchéviks. p. 208

Chez les Habsbourg, il y en a de très connus, comme François-Joseph, Sissi, François-Ferdinand ou Otto, et il y a les autres. Guillaume n’appartient pas à la branche aînée qui a la mainmise sur l’Europe centrale depuis des siècles. Il y a très peu de chances qu’il soit amené à régner sur la monarchie danubienne (il est aussi aux environs de la 800e place pour le trône d’Angleterre). Il mérite néanmoins un peu plus de renommée. Toute l’affaire de sa vie ou presque, ce sera d’édifier un royaume d’Ukraine et d’y devenir roi. Mais pour cela, il faut d’abord qu’il y ait une Ukraine. Même à l’âge des nationalismes et avec des Ukrainiens habitants des terres d’empire, cela n’a rien d’une évidence. Entre des écueils des grandes puissances, les intérêts dynastiques, les intérêts familiaux, la politique locale et ses propres idées politiques, y aura-t-il une voie ? Ou l’incandescence de la guerre et des totalitarismes détruira tout sur son passage ?

Chaque chapitre et période de la vie de Guillaume de Habsbourg est dans ce livre thématisé par une couleur : le rêve impérial du jubilée de François-Joseph est d’or (contexte en Autriche-Hongrie à la naissance de l’archiduc en 1895), bleue est son enfance sur les bords de l’Adriatique, vertes ses années d’apprentissage dans divers lieux de la double monarchie (déménagement en Pologne, lycée en Moravie) et le rouge est la couleur de la Première Guerre Mondiale (il est officier subalterne dans les opérations de refoulement des armées russes à partir de 1915). La fin officielle des hostilités est évidemment le marqueur d’un changement de statut personnel fondamental : son cousin Charles Ier ne règne plus et des pays nouveaux font leur apparition. Mais pas l’Ukraine … C’est une période grise d’incertitudes et de tentatives avortées (parfois avec de l’argent allemand) de création d’un royaume habsbourgeois riverain de la Mer Noire. La guerre civile russe peut-elle être utilisée pour remodeler à nouveau de l’Europe orientale en soutenant le parti blanc ? Guillaume s’engage au côté des nationalistes ukrainiens. Mais l’absorption par la Pologne d’une partie de ce qu’il considérait comme terre ukrainienne sonne le glas des espérances. Ou aller, si Vienne est interdite aux membres de l’ancienne dynastie, si la Pologne est haïe, la Russie une dévastation ?

En Espagne règne un cousin (qui accueille aussi la famille de Charles Ier) mais là aussi la monarchie est renversée. Paris est son havre une bonne dizaine d’année (période lilas), tout comme pour une bonne partie des élites mises à terre de l’ancienne Europe. Une ville d’où l’on peut continuer à faire de la politique en direction de l’Ukraine mais aussi vivre dans l’insouciance ses passions. Mais l’on tente aussi de se servir de lui. Accusé de complicité dans une affaire d’escroquerie, il s’enfuit en Autriche (devenue plus souple) en 1935. Un temps adhérant à l’idée d’un fascisme aristocratique, il se rapproche même du nazisme pour un très court temps (chapitre brun, contre les intérêts et la sécurité de sa famille p. 236-243). Mais il réalise bien vite que ce n’est sûrement pas avec le nazisme que les Ukrainiens vont se doter d’un Etat indépendant : l’idée d’un empire racial lui était totalement étranger. En 1942, il fait partie de la Résistance à Vienne (noir), sans doute en contact avec le SOE britannique. L’Autriche où il vit est après la guerre divisée en quatre zones d’occupation. Mais les forces soviétiques, et en particulier les services secrets, y ont les mains libres dans toutes. A nouveau impliqué dans l’aide aux nationalistes ukrainiens, informateur du SDECE, il est arrêté par le MGB soviétique et interrogé rudement. Privé de médicaments, sa santé décline rapidement et il meurt à Kiev en 1948.

La dernière couleur, l’orange, est utilisée dans l’ultime chapitre. Les soviétiques, ayant créé une république soviétique d’Ukraine au sein de l’URSS (rassemblant des terres à colorations ukrainiennes relevant auparavant d’Etats différents), c’est cette dernière qui accède à l’indépendance en 1991. L’épilogue narre le retour d’une nièce de Guillaume en Pologne en 2002, après 60 ans d’exil et ce que sont devenus les lieux où vécu Guillaume. Suivent des généalogies, des profils biographiques, une chronologie, une bibliographie et un index. Un cahier d’illustrations est inséré au milieu du volume.

La première qualité de ce livre est de montrer comment les Habsbourg, comme famille élargie, entreprennent de prendre en main les changements qui affectent leur empire. Dès la génération précédent Guillaume, celle née vers 1860, la question des nationalités est intégrée. C’est pourquoi le père de Guillaume, Etienne, fait le choix de la Pologne pour lui et sa famille et ainsi se placer comme potentiel roi si Vienne en voit la nécessité. Guillaume a pour première langue le polonais. S’il s’éloigne du choix du père, Guillaume participe quand même au développement des possibles de la monarchie danubienne en se tournant vers les Ukrainiens, qui in fine doit permette une meilleure gestion des minorités au sein du domaine impérial et royal. Il est clair après 1866 et la défaite face à la Prusse que l’avenir de la monarchie est slave (p. 34). Comme le souligne l’auteur p.140, quand à Vienne toutes les nationalités sous le sceptre austro-hongrois sont représentées au Parlement, Wilson ne parle devant aucun Noir au Capitole de Washington …

T. Snyder, dans un but pédagogique, a écrit ce livre dans un style très journalistique, limitant les notes infrapaginales au strict minimum mais ne sacrifiant pas pour autant la complexité. Son explication des débuts du premier conflit mondial est lumineuse et l’auteur rappelle aussi que tout en Europe ne s’achève pas en 1919 à Versailles. Parcourant tout le livre, la thématique de la nationalité est magnifiquement explorée par T. Snyder avec comme support Guillaume et sa famille. Ils ne sont en effet pas nationalement classifiables : Guillaume ne se considère jamais Allemand (p. 317), Autrichien seulement quelques années, a demandé à être français, s’est senti ukrainien toute sa vie (nationalité d’élection p. 316) et une bonne partie de sa famille proche a souffert sous les Nazis et les Soviétiques pour rester polonaise.

Moins convaincants sont les passages comparants l’empire habsbourgeois à l’Union Européenne, où T. Snyder semble très sensibles à certains mythes fondateurs étatsuniens (p. 313 et 315). Mais le gros point noir de ce livre, c’est la traduction. Que de lourdeurs, que d’erreurs que ce soit dans la narration ou le choix des mots (faut-il ici en faire la liste ?). Même les pièges les plus évidents, comme le « décade » de la p. 31, nous n’y échappons pas … Ce livre est-il bien mieux en anglais et le traducteur voulait-il absolument coller au style de l’auteur, visiblement difficilement reproductible en français ? Nous ne savons pas. Cerise sur le gâteau, la quatrième de couverture n’est pas cohérente avec le contenu du livre.

Mais au moins le tableau des complexités de l’Europe centrale et orientale peut être présenté en langue française par l’un de ces meilleurs spécialistes.

(tous les Habsbourg ne sont pas mentalement stables p. 50-51, et l’apport des Wittelsbach n’a pas beaucoup aidé …6)

Rise and Kill First

The Secret History of Israel’s Targeted Assassinations
Essai d’histoire des assassinats ciblés israéliens par Ronen Bergmann.
Publié en français sous le titre Lève toi et tue le premier.

Pas de fumée sans feu.

Un pays, petit et peu peuplé par rapport à des voisins qui souhaitent sa destruction, en vient vite à utiliser tous les moyens à sa disposition pour affaiblir ses adversaires ou empêcher la mise en œuvre de ses plans. Dans le cas d’Israël, c’est dès avant la création de l’Etat qu’il y a recours à des assassinats ciblés en Palestine mandataire, que ce soit contre des dirigeants arabes ou des fonctionnaires anglais. Avec la création de l’Etat en 1948, la décision de telles actions revient exclusivement au Premier Ministre (le monopole étatique prenant la suite de l’anarchie des différents groupes indépendantistes du Yichouv). Mais ses exécutants restent multiples : Armée de défense d’Israël (dans ses trois composantes terre, air et mer), renseignement intérieur et renseignement extérieur, avec des collaborations possibles si l’opération nécessite de gros effectifs.

Les cibles de ces assassinats ciblés répondent aux exigences politiques du moment. Dans les années 50, ce sont les organisateurs (jordaniens et égyptiens) des incursions de fedayins palestiniens qui sont ciblés. Il y a très peu de chasse aux anciens nazis, tout simplement parce qu’ils ne sont plus une menace. Dans les années 60, les opérations aux frontières continuent, avec comme menace principale les efforts égyptiens d’armement employant des scientifiques et techniciens allemands. Après l’échec de l’envoi de courriers piégés pour tuer ou faire fuir, le Mossad parvient à stopper les travaux en recrutant Otto Skorzeny, l’ancien officier SS. Les années 70 sont marquées par la traque des participants à la prise d’otage des Jeux Olympiques de Munich (1972) et par l’élimination de nombreux membres des différents groupes palestiniens (c’est la haute époque du détournement d’avion). Dans les années 80, la lutte contre les mouvements palestiniens se double de l’intervention israélienne au Liban contre le Fatah et de l’occupation du Sud du pays. La lutte contre les groupes palestiniens n’est pas exempte de bavures, comme en 1984 avec la prise d’otage du bus de la ligne 300 où l’exécution sommaire des preneurs d’otages est couverte par le Shin Bet en accusant faussement un général, rien de moins. Au cours des années 90, le Hamas remplace le Fatah comme cible principale des assassinats ciblés. La seconde Intifada (2000-2005) étend la pratique de l’assassinat ciblé (jusqu’à ce moment-là limitée aux cadres dirigeants d’importance du Hamas, du Jihad Islamique et du Hezbollah) aux organisateurs et artificiers des attentats suicides. Leur nombre augmente donc en proportion, triplant en cinq ans le nombre total de victimes d’assassinats ciblés d’avant 2000.

Mais l’élimination en 2004 du cheikh Yassine, le chef du Hamas, démontre aussi que l’élimination de dirigeants n’est pas pour autant abandonnée, comme c’est aussi le cas en 2008 du général Souleimane, le responsable du programme nucléaire syrien. Le nouveau siècle voit le drone faire l’objet d’une utilisation de plus en plus intensive comme moyen de surveillance et de frappe (première utilisation en 1995). Avec l’augmentation très forte des assassinats, la communication officielle change elle aussi, avec des revendications et des justifications de la part du gouvernement israélien. La Cour Suprême israélienne, saisie par des militants du Comité public contre la torture en Israël, déclare légitime sous conditions les opérations d’assassinats ciblés en 2006. Enfin, les années 2010 sont celles des opérations en Iran contre les scientifiques atomiques (par supplétifs locaux interposés). Mais pour toutes les périodes, la logique de la communauté israélienne du renseignement reste la même : il vaut mieux quelques morts, y compris des dommages collatéraux, que beaucoup plus lors d’un conflit conventionnel avec à la clef de nombreuses victimes y compris chez l’ennemi.

C’est évidemment un tour de force d’écrire un tel livre, même dans une démocratie, mais Ronen Bergman avait toutes les cartes en main : avocat, docteur en histoire et disciple de Christopher Andrew (l’historien officiel du MI6, déjà vu plusieurs fois dans ces lignes), il est journaliste spécialisé dans les questions de défense et de renseignement en Israël et aux Etats-Unis. Rassemblant sources écrites et surtout le fruit de plus de mille entretiens à tous les niveaux de la chaîne de commandement (dont certains n’ont jamais laissé de traces écrites), ce livre a certes pour prisme les assassinats ciblés à faible signature mais élargit son propos à d’autres opérations (l’élimination de l’Etat-Major égyptien juste avant Suez en 1956, l’assaut à Entebbe en 1976, l’abordage de la Flotille de la Paix en 2010 par exemple) pour des raisons de contexte et de compréhension des enjeux politiques israéliens, et formant de ce fait une histoire beaucoup plus large. L’auteur ne s’engage clairement pas dans une hagiographie tonitruante et commence même son livre avec la délicate question de la moralité d’une telle politique, sur le fait de conduire des opérations de neutralisation parfois juste parce qu’on le peut (sortant ainsi du champs politique, échangeant parfois une victoire tactique pour une défaite stratégique), en mettant le Premier Ministre sous pression. Ce livre se distingue aussi de nombreux autres sur ce genre de sujet par la qualité de son appareil critique. Sur la question morale non plus, l’auteur ne se départ pas d’une distance scientifique mais invite tout de même le lecteur à considérer ce que serait son choix s’il était le Premier Ministre d’Israël.

Critique mais réaliste, ce livre fourmille de renseignements et force l’admiration du lecteur par la masse travail qu’il a nécessité, la ténacité de l’auteur devant les obstacles et surtout devant la facilité avec laquelle se lit ce livre. L’auteur possède une grande qualité de conteur, et c’est sans doute nécessaire au vu de la dureté de ce qui est raconté. La qualité de l’ouvrage n’est amoindrie que par un système de renvoi aux notes très peu pratique (dans la version anglaise seulement, semble-t-il). Certains évènements auraient pu bénéficier d’encore plus de contextualisation. C’est par exemple le cas de la prise d’otage de Munich et les échecs de la police allemande (outre son refus de l’aide extérieure, notamment israélienne). Mais l’auteur ne précise pas que l’Allemagne ne possède pas encore d’unité spécialisé dans ce type de mission. Le GSG9 allemand est créé juste après la prise d’otage, le GIGN l’étant en 1974. Le lecteur aimerait aussi parfois en savoir encore plus sur certains points ou sur certains types de cibles, mais avec 640 pages de texte, il devient difficile d’en rajouter.

Un ouvrage qui fera date dans ce champ d’études.

(il y a eu vraiment beaucoup de monde en roue libre … 8,5)