Service B

Enquête historique sur le service de renseignement communiste pendant la Seconde Guerre Mondiale par Roger Faligot et Rémi Kauffer.

La face B du PCF.

Dans le fourmillement des mouvements dits de la Résistance qui naissent après la défaite de mai-juin 1940, il en est un qui possède déjà une très solide expérience de la clandestinité et de ce que signifie et le combat et le renseignement. Les Francs-Tireurs et Partisans (l’appellation date de mars 1942), émanation directe du Parti Communiste, bénéficie de plusieurs apports constitués dans les années 1920 et 1930. Premièrement, c’est le lieu de rencontre naturel des anciens combattants des Brigades Internationales (actives principalement entre 1936 et 1939 en Espagne). Deuxièmement, le PC reçoit ses ordres du Komintern, c’est-à-dire directement de Moscou. De ce fait, il aide l’URSS dans ses besoins en renseignements de tous ordres, avec ce que cela suppose de clandestinité et de moyens de télécommunication secrets (la France est une terre accueillante pour les agents soviétiques, y compris ses tueurs avant-guerre comme le montre les Archives Mitrokhine). Il a pour se faire recours à l’Organisation Spéciale, un organe renforcé avec l’interdiction du Parti le 26 septembre 1939. Enfin, sa Section des Cadres fonctionne comme une police politique, qui n’hésite pas non plus à liquider ceux qu’elle désigne comme traîtres. On le voit, le fossé est grand avec les autres mouvements de la Résistance.

Mais quand s’achève le Pacte germano-soviétique avec l’invasion de l’URSS, le PCF reçoit enfin l’ordre de soutenir la Résistance. Sont créés les FTP, et avec eux un service de renseignement ayant pour but de renseigner l’Etat-Major FTP, ainsi que les Alliés, avec au premier rang d’entre eux l’URSS. Mais le Service B (le terme de 2e Bureau faisait trop romantico-militaire, p. 33) a aussi eu des contacts avec divers services anglais, étatsuniens mais aussi avec le BCRA (au sein d’une interface appelée FANA). Mais si après la guerre, les réseaux de résistants affiliés à des services étrangers se dissolvent en très grande majorité, le Service B eut peut-être encore un rôle à jouer …

Le livre démarre sur le parcours de trois des futurs dirigeants du Service B, qui se sont rencontrés en 1927 à l’Ecole de Physique et Chimie industrielle de la Ville de Paris : Georges Beyer, René Jugeau et Roger Houët. Tous sont membres du Parti Communiste, d’abord à titre secret puis officiellement. Ce premier chapitre évoque aussi, après une description des mesures prises par les communistes après 1940 et jusqu’au début de l’opération Barbarossa, les tout débuts du Service avec un dénommé Martinez à sa tête, mais qui disparaît sans laisser de traces en mars 1942. Le second chapitre évoque quant à lui la première livraison d’arme des gaullistes aux communistes, par l’intermédiaire des Anglais en Bretagne. C’est le premier contact entre le Service B et les BCRA de Londres. Le chapitre suivant se concentre sur Marcel Hamon, un militant breton (qui a traduit l’internationale en langue bretonne p. 46) et professeur de philosophie. C’est lui qui devient en janvier 1943 le nouveau chef du Service B, aidé de G. Beyer et Victor Gragnon. Le quatrième chapitre décrit brièvement les réseaux et les agents qui renseignent le Service B sur les unités de l’Armée Vlassov, dont beaucoup sont stationnées en France. Mais ce chapitre s’intéresse aussi à la transmission aux Soviétiques d’information sur l’installation d’un poste radio en Finlande qui doit aider les troupes allemandes.

Le cinquième chapitre porte l’éclairage sur les liens entre le Service B et le réseau appelé « Orchestre Rouge » et des radios, avant de passer dans le chapitre suivant aux femmes qui furent les agents de liaison entre les différentes cellules compartimentées. Le septième chapitre s’attache lui plus à décrire comment le BCRA de Londres voyait le Service B. C’est aussi l’histoire de rendez-vous manqués, de transferts de fonds et de personnes qui se rejettent la responsabilité d’échecs. Le chapitre suivant détaille une journée type dans la vie de V. Gragnon, entre les rendez-vous, les relevages de boîtes aux lettres, la reproduction des messages et des plans, des exemples de renseignements (provenant de Vichy par exemple).

Le neuvième chapitre porte son regard sur la Zone Sud, celle qui n’était pas occupée jusqu’en novembre 1942. Là-bas y commandent d’autres communistes, des anciens d’Espagne, dont Boris Guimpel. Son parcours en Espagne est retracé, comme la manière dont il devient le chef du Service B pour le Sud de la France et quels sont ses rapports avec la Main d’Œuvre Immigrée (MOI), dont quelques communistes allemands réfugiés en France. Le chapitre suivant continue de raconter les opérations menées par le Service Sud  (le contact avec la famille du général Giraud p. 182-183) et donne quelques exemples de renseignements collectés.

Le onzième chapitre met l’accent sur la ville de Lyon, « capitale de la trahison ». Il y est d’abord question du renseignement que recueille le Service B auprès de la SNCF, y compris ses plus hautes instances. Il y est aussi question du chef de la Zone Sud, B. Guimpel, qui échappe à une arrestation et aux actions de Klaus Barbie qui mettent à mal tout le réseau. Le chapitre suivant raconte au lecteur les ramifications du Service B dans les milieux culturels et le treizième chapitre est celui qui met en valeur le réseau breton du Service B, celui où la fille du peintre Henri Matisse faisait office de liaison et qui tombait presque entièrement à cause de manque de cloisonnement. Le quatorzième chapitre raconte la Libération et les trajectoires des membres du Service avec la fin de la clandestinité. Enfin, le dernier chapitre est entièrement consacré à Lucien Iltis, celui qui serait à l’origine de la chute de la tête du réseau Sud mais qui fut aussi utilisé dans des combats d’appareil au sein du Parti Communiste après 1945. Le volume est complété par des photographies, des reproductions de documents, un appendice sur le premier chef du Service B (Martinez), des notices biographiques et un index.

Voici un livre assez étrange … Passons sur l’habillage mercatique, c’est tout de même normal, et encore plus pour un livre qui a pour sujet un service de renseignement, paru à une époque (1985) où encore beaucoup des protagonistes sont encore vivants. Mais ce qui gêne plus, c’est que c’est assez mal écrit. Ce n’est pas écrit de manière scientifique, mais cela peut encore passer, les deux auteurs étant journalistes et tout de même plus proches de leurs entretiens que de la littérature sérieuse sur le sujet. Mais tout de même … C’est très oral, parsemé de remarques étranges, voir à la limite de préjugés xénophobes (patriotisme et famille suisse protestante p. 215 ou les Italiens voleurs, p. 217). Ce livre est aussi entaché d’une relecture déficiente (en deux pages, on passe d’un avion Heinkel III à un Heinkel 111 p. 178-179), laissant passer des fautes de grammaires assez douloureuses (p. 283), avec des redites qui sont sans doute le fait de l’écriture à deux mains. Historiquement, c’est aussi assez bancal, et la priorité est donnée au sensationnel : il est question de la bombe atomique allemande et des installations qui auraient dû permettre de la lancer vers la Etats-Unis (p. 151), alors que les savants atomistes allemands n’ont même pas réussi à fabriquer une pile atomique … Quant au fait que cette bombe atomique eu pu être délivrée par un canon V3 (p. 150), comment dire … De même, parler de l’Okhrana, la police politique tsariste, comme très efficace (p. 155), alors même que l’on parle dans ce livre de la Gestapo et du NKVD, c’est presque comique. Pour autant le dernier chapitre, celui sur la fin de la guerre et sur les années qui suivent est plein d’enseignement et aurait mérité plus de développements.

Ce livre pâtit donc d’une structuration très faible, où tout n’est non pas imbriqué mais mélangé. Néanmoins, il rend il nous semble assez bien l’ambiance de la clandestinité, le danger permanent, le climat particulier induit par fait d’être conduit par la tête du Parti Communiste clandestin, les objectifs immédiats et à moyen-terme , les parcours des agents et les stratagèmes déployés pour parvenir à rassembler des renseignements avant de le faire parvenir hors de France où il pourra être analysé (pour le renseignement d’ordre stratégique) ou le faire parvenir à des résistants qui pourront l’exploiter. Un livre unique, parce que le seul à notre connaissance traitant de ce sujet, mais dont la forme est très loin d’être parfaite.

(C’était encore l’époque où les gens ne revenaient pas de Moscou et où on ne se posait pas de question …6)

 

When the Facts Change

Recueil d’articles de Tony Judt, édité par Jennifer Homans.

Du direct, du tranché, de l’engagé mais pas de l’enragé.

Tony Judt, que ceux qui parcourent ces lignes doivent commencer à bien connaître, n’a pas écrit que des livres ou des articles scientifiques mais a été un contributeur régulier dans des journaux ou des revues comme le Financial Times, le New York Times ou la New York Review of Books. Certains articles ne furent même jamais publiés. Ce livre rassemble 28 de ses articles, qu’ils soient des articles d’opinions, des recensions de livres, des esquisses de livres ou des nécrologies.

Mais avant ces articles, Jennifer Homans, la veuve de T. Judt (et dédicataire de Postwar) s’est chargée de l’introduction, mélangeant le personnel avec les idées et les obsessions de son défunt mari  (p. 4). J. Homans détaille aussi les méthodes de travail de T. Judt, les aspects pratiques de sa relation compliquée au judaïsme.

Le premier article du recueil est une recension du livre L’Age des extrêmes de Eric Hobsbawm et le ton est donné très vite : avec T. Judt, pas d’eau tiède. La recension est très critique. Le second article a pour sujet l’Europe (paru en 1996), où l’avenir ne lui a pas donné raison. On y trouve une petite erreur sur les capitales de l’Union Européenne (p. 38) mais l’auteur y est assez visionnaire sur le retour de la Nation (p. 40) comme refuge des perdants du capitalisme (les notions de perdants et de gagnants se retrouvent à plusieurs reprises dans le recueil). Le troisième article est cité dans le livre que T. Judt a écrit à la toute fin de sa vie avec Timothy Snyder (Thinking the Twentieth Century) et est une recension d’un livre de Norman Davies (Europe). C’est un démontage en règle, mais en grand style. Il lui reproche, entre autres, son goût de la provocation (p. 55) et sa trop grande proximité avec son sujet d’étude premier, la Pologne, qui lui bouche la vue et l’égare méthodologiquement (p. 61). T. Judt en profite aussi pour éreinter les recenseurs permissifs (et néanmoins collègues, p. 62).

Le chapitre suivant reproduit la recension publiée en 1997 de deux livres sur la Guerre Froide. Les choses y sont plus à son goût que dans l’article précédent, sans pour autant être parfaites. C’est l’occasion pour lui d’enseigner au lecteur les tenants et les aboutissants de la Guerre Froide mais aussi comment fonctionnait le Cominform tout en rappelant qu’il existait chez les soviétologues occidentaux plusieurs écoles de pensées (p. 77) : celle du miroir (les Soviétiques agissent comme les Etatsuniens), la tsariste (l’URSS est la Russie et son communisme est accessoire) et la bolchévique (où les termes employés par le Kremlin sont aussi ceux de sa vision du monde). Le dernier article, enfin, de cette partie est à nouveau une double recension portant sur des ouvrages ayant pour thème l’Europe centrale. Il est très critique sur Inventing Ruritenia de Vesna Goldsworthy (l’auteur ne comprendrait pas l’ironie de ses sources p. 93) mais l’ouvrage de Derek Sayer The Coasts of Bohemia est pour T. Judt bien plus digne d’intérêt et de louanges (mais pas sans contradictions p. 98)

La partie suivante est dominée par le conflit israélo-palestinien. Si le premier article de 2002 est encore optimiste par moments, le second (paru en 2003) est d’une tonalité plus sombre. C’est une critique de la « feuille de route » négociée entre 2003 à Genève dans le premier (The Road to Nowhere) et le second finit sur l’évocation d’un Etat binational, qualifié d’utopique mais de solution encore la moins mauvaise (p. 123). T. Judt y est particulièrement critique de la classe politique israélienne (p. 116-117). Le chapitre VIII qui fait suite à ces deux articles concerne aussi Israël mais est une courte réponse à un article écrit par deux universitaires étatsuniens dans un journal britannique. C’est une charge détaillée contre ceux qui confondent la critique de la politique israélienne et l’antisémitisme.

L’article suivant interroge le rapport en Histoire et Mémoire, le surinvestissement émotionnel, l’usage de la Shoah par Israël comme argument à l’international et l’usage intempestif du mot « mal » (p. 136) comme l’avait prophétisé Hannah Arendt dès 1945 (p. 129). L’auteur écrit aussi sur le thème des implantations israélienne en Cisjordanie dans le dixième chapitre (« l’ivresse » p. 144), sur le rôle néfaste selon lui de la diaspora juive dans le conflit israélo-palestinien à l’appui des écrits de Shlomo Sand (onzième chapitre), répond à six critiques ou défenses après l’arraisonnement de la « Flottille de la Paix » en 2010 (douzième chapitre) et enfin dans le dernier chapitre de la partie, se demande de manière très argumentée ce qu’il faut maintenant faire au Levant, en dialoguant avec les extrémistes pour sauvegarder les modérés, avec pour objectif un Etat multiconfessionnel et multiculturel. Ce dernier article n’avait jamais été publié, est encore dans sa forme de travail et cela explique les petites erreurs qui y figurent (p. 162-163, la contradiction invalidante de l’équivalence Shoah/Naqba et la faute de latin).

La partie suivante s’intéresse aux suites de l’attentat contre les tours jumelles de New-York en 2001. Son premier article fait une relecture de La Peste de A. Camus à l’aune de cette nouvelle donne politique, et il est suivi par la recension du livre de Joseph Nye (le théoricien du soft-power), The Paradox of American Power. Cet article fait ensuite place (dans le seizième chapitre, en prenant le prétexte de la recension de The War over Iraq de Lawrence Kaplan et William Kristol) à un article sur l’europhobie étatsunienne, où T. Judt exprime des positions qui auraient pu aussi créer la polémique en France (antisémitisme musulman, p. 208), avec quelques envolées saisissantes (p. 215 par exemple). Fait suite un article sur l’antiaméricanisme (sur la base de nombreux livres en français), où l’auteur démontre une très grande connaissance du climat intellectuel français du début du XXIe siècle. Les trois articles suivants restent concentrés sur les affaires internationales, avec souvent pour point de départ des livres récemment parus (sur le néo-conservatisme et l’ONU, mais il est néanmoins incomplet sur le Ruanda p. 235). Le troisième de ces articles annonce Thinking the Twentieth Century, en se demandant ce que l’on a retenu du XXe siècle, avec de nouveau l’opposition entre Histoire et Mémoire. T. Judt y rejette la Mémoire qui se construit au détriment de l’Histoire, avec la prolifération des mémoires particulières et la concurrence des souffrances passées.

L’avant-dernière partie quant à elle commence avec deux articles consacrés au rail et à son influence sur la société. Les trains et tout ce qui les entourent étaient la grande passion de T.Judt, pour qui le train était la société (p. 301). Ces deux articles étaient les esquisses d’un livre à venir et qui ne vit pas le jour. Le 23e chapitre de ce recueil va plus en profondeur dans la compréhension de la société actuelle en prenant le prétexte d’une chronique du livre Supercapitalism de Robert Reich (et qui annonce son livre Ill Fares the Land). Comme dans le chapitre suivant, l’auteur y affirme la nécessité de la démocratie sociale, tout en étant très défavorable aux partenariats public-privé (qualifié d’affermage, p. 311) mais en soulignant aussi qu’un Etat-providence a aussi besoin d’un peuple homogène (sans lequel il n’y a pas de solidarité, p. 319-320) et qu’il est de trop nombreuses personnes qui ont oublié les raisons de l’existence de l’Etat-providence inconditionnel (p. 324). Il craint un retour d’un âge des insécurités, après l’âge de stabilité qui était né en 1945 (p. 335), insistant sur le coût que peuvent engendrer les humiliations (p. 334). Cette partie est complétée par un article à deux voix, associant Daniel Judt à son père, dans un dialogue entre deux générations sur la question de l’engagement et dominé par l’évènement de la marée noire dans le Golfe du Mexique en avril 2010. Si le texte du jeune D. Judt, 16 ans, n’a pas été remanié, il est rudement bien écrit !

La dernière partie de ce recueil rassemble trois nécrologies, écrites par T. Judt entre 1997 et 2009. Elles sont consacrées à François Furet (le spécialiste de la Grande Révolution), Amos Elon  (spécialiste du judaïsme allemand) et Leszek Kołakowski (philosophe et historien du marxisme).

Une liste par ordre chronologique de tous les articles publiés de T. Judt ainsi qu’un index complètent ce volume.

De nouveau, un livre très plaisant de T. Judt reprenant des articles divers mais qui d’une certaine façon, sont expliqués par le dernier article de l’avant dernière partie, écrit avec son fils Daniel. Il y a un besoin de s’engager chez T. Judt (voir même une obligation sartrienne de s’engager, ce qui fait de lui le plus français des intellectuels anglo-saxons), ce que montre déjà dans son adolescence son épisode sioniste. Et il s’engage, à la manière d’un intellectuel, en se demandant d’abord quoi faire. Le treizième chapitre ne s’intitule-t-il pas « What is to be done? » ? Mais cet engagement se fait sans mauvaise foi, sans outrance, sans provocation inutile, en cherchant le dialogue sur des bases réfléchies et où la réflexion et l’expérience se sentent. Mais on sent aussi cette volonté d’apprendre des choses au lecteur, d’autant plus qu’à la différence d’un livre, il n’y a pas ici d’élection par le lecteur, qu’il faut donc convaincre. Mais pour parvenir à cette conviction, l’auteur ne met pas pour autant un mouchoir sur ses idées et ses opinions (qui lui sont plus loisibles d’exprimer sous cette forme). C’est un livre pour les fans, mais ceux qui ne connaissent pas encore T. Judt auront ici un premier contact de très grande qualité et acquerront à coup sûr l’envie de poursuivre avec d’autres livres de ce qui fut l’un des plus grands historiens de sa génération et un excellent observateur de l’Europe.

(Camus a toujours été son préféré, comme le montre le quinzième chapitre …8)