The Assassins

A Radical Sect in Islam
Essai d’histoire de l’Islam par Bernard Lewis. Publié en français sous le titre Les Assassins, terrorisme et politique dans l’Islam médiéval.

Non non, c’est pour mon saucisson.

Après la lecture du roman Alamut, il nous est apparu qu’il nous plairait de déterminer ce qui relevait de la littérature de ce qui relevait de sources historiques dans ce roman. Et avec le livre de B. Lewis c’est une bonne tranche d’ismaélisme nizârite qui est proposée au lecteur, par un spécialiste, islamologue et orientaliste, qui a eu une activité politique plus disputée à partir de la fin des années 1990 (sans parler de positionnements scientifiques, disons particuliers, sur le génocide arménien ou l’antisémitisme importé en terre d’Islam). En 1957, c’est lui qui a inventé le terme « choc des civilisations ». Mais en 1967, il est encore loin des ors de la Maison Blanche (et de la justification d’une politique aux conséquences encore bien visibles et désastreuses) et se spécialise dans les relations entre l’Islam et l’Occident.

De manière très intéressante, le livre débute sur la manière dont l’Occident a pris connaissance de l’existence de cette secte musulmane, en prenant comme point de départ l’introduction dans le vocabulaire du mot assassin (comme chez Dante par exemple, en Enfer, XIX, 49-50, dans le premier quart du XIVe siècle). Louis IX lui-même échange des cadeaux diplomatiques avec le chef syrien de la secte en 1250. L’existence des Assassins est donc connue, voire reconnue comme un acteur politique, par les Croisés alors qu’ils ne sont pas parmi les cibles prioritaires de leurs assassinats. Les cibles sont en effet les dirigeants politiques sunnites qui visent à la réunification de l’Islam ou pourraient le faire : un calife, un vizir, un sultan seldjoukide, jusqu’à Saladin lui-même (sans succès). Les études scientifiques sont bien sûr plus tardives, mais relativement précoces, puisque dès 1603, une étude lexicographique parle des Assassins. En 1809, l’orientaliste Silvestre de Sacy lit un mémoire entièrement consacrée à ce sujet à l’Institut de France.

Le second chapitre quitte l’historiographie pour plonger dans la théologie musulmane et décrire ce qu’est l’ismaélisme, la matrice de la secte des Assassins. Logiquement, tout commence avec la mort de Mahomet et le choix qui doit être fait entre la succession familiale ou la succession par les compagnons. Les Chiites, partisans d’Ali le gendre de Mahomet, se transforment avec les années en confession autonome. Mais le massacre d’Ali et d’une grande partie de sa famille en 680 lance un processus axant le chiisme sur le dolorisme et la succession des imams, dont certains peuvent disparaître (et doivent revenir sous la forme du Messie pour la fin des temps). Mais tous doivent être issus d’Ali, par son seul fils survivant. Le chiisme se construit donc autour de la succession des imams, mais est aussi traversé par des courants révolutionnaires pouvant contester une succession. Celle du sixième imam en 765 est compliquée et aboutit à une séparation en deux courant, celui des Chiites duodécimains (reconnaissant douze imams, comme c’est le cas en Iran) et celui des Ismaélites. Ces derniers trouvent un public chez les perdants économiques des IXe et Xe siècle dans tous les territoires contrôlés par l’Islam. En 909, des Ismaéliens du Yémen sortent de la clandestinité et établissent un Etat et même une dynastie en Egypte en 969 : les Fatimides. Ces derniers ne prennent pas le contrôle de l’Oumma ni ne renversent tous les pouvoirs sunnites, principalement à cause de l’arrivée sur le devant de la scène des Seldjoukides. Le pouvoir fatimide se délite, et l’Ismaélisme subit une nouvelle sécession par la non reconnaissance par tous du calife cairote à la fin du XIe siècle. Si le prince rebelle Nizâr est tué, ses soutiens survivent et quittent l’Egypte.

Le chapitre suivant arrive enfin à Hassan-i Sabbah, le fondateur des Assassins et comment il passe du chiisme duodécimain à l’Ismaélisme grâce à un exilé d’Egypte puis s’engage dans la prédication. Il est notamment présent au nord de l’Iran, zone déjà travaillée par l’Ismaélisme et aux volontés d’indépendance vis à vis de Bagdad. Au bout d’un temps, le vizir de Bagdad veut justement mettre un terme aux entreprises ismaéliennes. Problème, Hassan a pris le contrôle du château d’Alamut et d’une série d’autres places fortes qui lui permettent de résister à une action de vive force du pouvoir de Bagdad (mais aussi aux Seldjoukides), qui justement échoue. Pour que cela ne recommence pas, Hassan-i Sabah commande son premier assassinat, celui du vizir Nizam Al Mulk.

L’arme de l’assassinat continue d’être utilisée par Alamut et ses dirigeants dans les années qui suivent dans les combats qui les opposent aux autres pouvoirs musulmans locaux. En interne, certains changements doctrinaux (une abolition de la Loi en 1164?, p. 72) conduisent à des dissensions. Mais c’est l’avancée mongole qui va se révéler un problème insurmontable pour les Assassins de Perse. Entre 1258 et 1270, ils sont dépossédés de leurs places fortes (y compris Alamut) et finalement le dernier imam et sa famille sont exécutés au retour d’un voyage à Karakorum où il n’est pas reçu par le Khan (p. 95).

Un autre pôle nizârite existait cependant (cinquième chapitre). Dès le temps de Hassan-i Sabbah, les efforts de prédication en Syrie permettent l’établissement de fortes bases des Assassins venus de Perse, principalement dans les villes. En 1103 a lieu à Homs le premier meurtre qui peut leur être attribué. En 1106, ils ont pris possession de la citadelle d’Afamyia, mais Tancrède d’Antioche leur reprend dans la foulée. En 1126, ils ont la main sur la forteresse de Banyas, accordée par le Turc Dodequin qui règne sur Damas et peuvent acquérir d’autres places dans les années qui suivent. En 1175-1176, les Assassins essaient d’éliminer Saladin par deux fois et l’assassinat en 1192 de Conrad de Montferrat, roi de Jérusalem (alors que la ville n’est plus sous contrôle franc), serait selon l’auteur aussi à attribuer aux Assassins, dans une de leurs rares actions contre des Chrétiens.

La secte existe toujours comme pouvoir politique en Syrie jusque dans les années 1260. La menace mongole est combattue, mais c’est le sultan mamelouk d’Egypte qui les oblige à payer tribut. En 1271, ils lui sont soumis alors que Alamut n’est déjà plus.

Le dernier chapitre discute des buts et des fins des Assassins de manière générale. L’assassinat politique n’est bien sûr pas leur invention et le régicide est une constante en Islam depuis la mort de Mahomet, où les martyrs demandent vengeance et où la justification religieuse du meurtre de dirigeants illégitimes est constante. D’autres sectes chiites pratiquent le meurtre ritualisé (par étranglement, p. 128). L’innovation se situe dans l’usage planifié et continu du meurtre politique, très efficace dans des sociétés où la continuité politique est dynastique au mieux. Les ordres de moines combattants, qui reçoivent un temps tribut des Assassins, les craignent sans doute moins, du fait de leurs mécanismes de succession de type électif (p. 130).

La lecture du livre n’est pas toujours simple, non parce que l’auteur est adepte de circonvolutions inutiles, mais parce que du fait des alliances changeantes, mais aussi de faits qui courent sur plusieurs siècles, les interactions sont très mouvantes. Heureusement il y a des cartes. Les photos en cahier central sont assez inutiles, parce que majoritairement de mauvaise qualité ou pas assez explicitées.

Il peut aussi par moments manquer un peu de contexte. Le passage sur l’abolition de la Loi à Alamut est peu clair et B. Lewis n’arrive pas à expliquer comment un tel changement de doctrine, suivi d’un retour à la situation ante, peut avoir été possible (puisqu’il pense cet épisode véridique), surtout dans une ambiance sectaire tout de même peu propice à ce genre de virages brusques. L’auteur, nous semble-t-il, fait l’économie de nous mentionner des hypothèses qu’il ne retient pas mais qui ne sont pas plus improbables. C’est le cas par exemple avec la mort de C. de Montferrat. Certes la série vidéoludique Assassin’s Creed met l’assassinat sur le compte des Ismaélites, mais le roi de Jérusalem avait d’autres ennemis, et comme le dit justement l’auteur dans son dernier chapitre, ces derniers n’avait de loin pas de monopole (sans parler des sources peu loquaces). N’excluons cependant pas l’influence que le format du livre peut avoir sur la suppression de développements qu’un éditeur pourrait voir comme superflus. Les notes en fin d’ouvrage sont assez peu nombreuses mais apportent un grand plus sur les questions de sources. Par contre les translittérations nous ont parues étranges, surtout pour un arabisant du calibre de l’auteur, mais c’est peut-être là une pratique anglophone (éventuellement datée) qui ne nous est pas connue.

Après cette lecture, nous pouvons juger le roman de V. Bartol comme très solidement et profondément ancré dans les faits historiques, avec une bonne utilisation de personnages historiques reliés entre eux par le romancier mais aussi certaines compressions chronologiques (dont justement le moment nihiliste).

(synonyme de zèle, foi et sacrifice avant d’être celui de meurtre …7)

Padre Pio

Miracoli e politica nell’Italia del Novecento.
Essai historique sur Padre Pio et son temps par Sergio Luzzatto. Traduit en français sous le titre Padre Pio. Miracles et politique à l’âge laïc.

Saint et martyre ?

Son image est partout en Italie, dans des cafés, sur des camions, mais aussi partout dans le monde où se trouvent des Italiens. Il est l’équivalent du t-shirt du Che. Padre Pio est cette figure barbue portant des mitaines faisant partie du paysage normal pour les Italiens, adeptes ou non, croyants ou non. En premier lieu, c’est un moine capuçin canonisé (en 2004) que des gens encore vivants aujourd’hui ont pu voir et à qui ils ont pu parler, puisqu’il est mort en 1968. Dans tout le répertoire des saints, c’est une particularité. Son autre particularité, c’est de porter des stigmates, comme François d’Assise au XIIe siècle mais, cas unique, en étant prêtre. A ce titre, il devient un Autre Christ. Pour la Sainte Eglise Romaine, ce devrait être le ravissement. Eh bien, non …

Padre Pio, dans son couvent du Gargano, est supposé avoir reçu les stigmates le 20 septembre 1918. Par un effet convergent de la Contre-Réforme tridentine, de scientisme post Première Guerre Mondiale et de conservatisme antidémocratique, le Vatican de manière générale ne voit pas d’un bon œil l’émergence d’un saint vivant, à la réputation de producteur de miracles et stigmatisé et qui draine lettres (700 par jour en 1919 p. 57), foules et offrandes (même si la hiérarchie ecclésiale n’est pas univoque).

Pour ne pas prêter le flanc aux sceptiques de tous ordres, l’Église catholique est en effet devenue méfiante devant le miracle depuis le XVIe siècle (pour ne pas se retrouver à nouveau avec des saints lévriers ou devoir gérer une imposture dévoilée). De plus, dans un environnement saturé en gueules cassées (stigmatisés du modernisme p. 7) mais aussi devant l’automutilation de combattants, l’apparition d’un stigmatisé répond peut-être à un besoin de sacralité identificatoire mais rend aussi certains médecins mandatés très suspicieux. Chez ces derniers ont soupçonne l’usage de moyens chimique, et cela va chez le Père Gemelli (futur premier recteur de l’université catholique de Milan tout de même et qui donnera son nom à l’hôpital universitaire catholique de Rome où sont soignés les papes) jusqu’à détecter des maladies mentales chez Padre Pio. Enfin, dans une Eglise italienne qui pleure encore la prise de Rome en 1870 et qui ne voit pas forcément un problème dans la montée en puissance squadriste contre le bolchevisme, la piété incontrôlable qui touche toutes les classes sociales dans ce Mezzogiorno reculé et arriéré qui se transforme en culte d’un moine à peine formé théologiquement n’est pas la bienvenue. L’Église va retrouver son magistère moral et son influence sur les classes dirigeantes en Italie et ce qui peut être un terrible imposteur peut tout mettre par terre. Les stigmates sont des signes de Dieu au XIIe siècle, des preuves au XXe, avec des réactions forcément différentes (p. 11), même si, à partir de 1926 en Italie, l’Autre Christ c’est Mussolini (p. 192).

S. Luzzatto présente dans ce livre l’irruption de la sainteté publique et éclatante dans une Italie qui vient de passer au travers d’une Première Guerre Mondiale dévastatrice et au résultat qui ne pouvait être que décevant. Il montre certes les effets sur la piété populaire de Padre Pio mais surtout les conséquences politiques, dans l’Église et en dehors. Il est ainsi entouré de notables locaux, fascistes de la première heure pour certains, d’affairistes (dont un qui régnera en grande partie sur le marché noir de la France occupée), de fils et filles spirituels qui agiront dans le but de son acceptation par le Saint Siège et pour accroître sa renommée. Si la période allant de 1919 à la veille de la guerre est surtout marquée par la répression, Pie XII est plus conciliant. L’après 1945 voit tout de même la captation de fonds américains pour la construction d’un hôpital proche de son couvent … Mais les papes suivants restent méfiants (résumé p. 385), sans pour autant retourner à la répression (quasi interdiction des activités pastorales) et aux volontés d’exiler Padre Pio loin de sa base (le gouvernement italien s’y oppose toujours pour des raisons d’ordre public avant 1945).

S. Luzzatto n’est visiblement pas un adepte de Padre Pio (mais il est aussi peu probable qu’il soit catholique …), et ce livre est très loin de l’hagiographie. La lecture commence presque avec le plagiat par le Padre du témoignage d’une autre stigmatisée pisane (p. 30-31) ! L’auteur est aussi plus que sceptique en ce qui concerne la réalité des stigmates, preuve à l’appui, sans cependant pouvoir être 100 % sûr. Les miracles sont à peine évoqués, assez souvent le texte est à deux doigts de la raillerie ou ils servent d’introduction à un bon mot (p. 292). Mais l’auteur est équanime, parce qu’il n’est pas avare ni dans la description des profiteurs de Padre Pio ni de tout ce que tentent ses ennemis (le père Gemelli ne s’avouera jamais vaincu, même dans les années 60). Il est tout de même question de la damnatio memoriae d’un vivant (p. 174) !

Le texte en italien est exigeant. D’une très haute qualité littéraire et avec ses petites touches caustiques, il demande un petit temps d’adaptation. S. Luzzatto a toutes les armes pour guider le lecteur dans les temps troublés italiens qui font suite au premier conflit mondial et aux luttes qui y prennent place, y compris dans ce petit village des Pouilles qu’est San Giovanni Rotondo avec sa société principalement analphabète, son histoire propre et les échos encore en 1920 des violences du Plébiscite de 1860 (p. 105). Mais il faut aussi avoir quelques bases en réducisme, en biennio rosso et en post-fascisme des années 60 (un milieu qui voit beaucoup d’hagiographes de Padre Pio, p. 382-383) où la nostalgie pour Mussolini rencontre la passion pour Padre Pio, doublé par un grand besoin de miracles dans ce tourbillon de changements en Italie … Le problème viendrait plus des reproductions de photographies dans le texte qui ne sont pas légendées. Certes elles sont étroitement en relation avec le propos mais ce n’est pas toujours évident. Il n’y a pas plus de bibliographie générale dans ce volume qu’il n’y a de table des illustrations.

Un livre capital pour comprendre l’Italie contemporaine à l’ère du média de masse et après.

(Padre Pio serait apparu à des aviateurs de la RAF, p. 292, pour les dissuader de bombarder le Gargano …8,5)

A la recherche d’une mythologie indo-européenne

Recueil d’articles sur la mythologie indo-européenne et son versant romain par Dominique Briquel.

Bien plus excitant que la couverture !

Comme D. Briquel le rappelle souvent, il n’y a pas de mythologie romaine comme il y a, par exemple, une mythologie grecque. Chez ces habitants du Nord-Latium (et peut-être même chez tous les Latins), la mythologie, d’où d’ordinaire les simples mortels sont exclus, s’est légendarisée et a pris divers traits dans l’histoire ancienne de l’Urbs. Les schémas mythologiques indo-européens se retrouvent, pour ainsi dire, non chez Hésiode mais chez Thucydide. Ne s’étant pas arrêté à la figure de Romulus et ses actions, l’auteur s’interroge depuis six décennies sur ce que les Romains ont conservé du fond commun mythologique indo-européen et ce livre en présente un aspect en reproduisant 21 articles (dont certains inédits) écrits entre 1976 et 2021. Reprenant la méthode dumézilienne, il n’hésite pas pour autant à amender le grand comparatiste qu’il a personnellement connu.

Ces articles se répartissent en trois thèmes, à chaque fois précédés d’une présentation. Le premier est celui du combat des dieux, commandant la mise en place du monde et son devenir. Il y est bien entendu question du Ragnarök (comparé au Mahabharata et au mythe de Prométhée) mais aussi de la place qu’occupe le sanctuaire de Saturne en lien avec le sanctuaire de Jupiter sur le Capitole ainsi que les adversaires de Zeus lors de sa montée sur le trône des dieux. On peut aussi lire les premières ébauches de thèmes qui deviendront des livres par la suite : la naissance de la république romaine comme avènement d’un monde parfait, mais aussi la prise de Rome par les Gaulois (390 a.C. selon la tradition) comme retranscription de la bataille finale des dieux.

Le second thème est celui du feu dans l’eau, apanage royal et signe de son pouvoir. D. Briquel y compare comment sont contés la prise de Babylone par Cyrus le Grand et la conquête de Veies (en 396 a.C. selon la tradition), ce qu’il faut comprendre de la punition de l’Hellespont par Xerxès au prisme du feu dans l’eau mais aussi comment il faut voir les Vieux de la Mer et Poséidon dans une optique indo-européenne. Un autre article détaille le lien qui unit le roi de Rome Tarquin l’Ancien à Vulcain (un dieu pas uniquement lié à Romulus donc), avant de commenter le devenir des biens des Tarquins après leur exil avec la création de la république. Pour clore cette partie, l’auteur se penche sur une possible influence indo-européenne dans la Bible avec le combat de Jacob contre Dieu et le passage du fleuve Yabboq (Genèse 32, 23-32).

Le dernier thème s’intéresse à diverses divinités et héros, dans le but de clarifier la personnalité de Quirinus (le troisième membre de la triade précapitoline avec Jupiter et Mars et dieu de la troisième fonction patronant les citoyens) mais aussi de Hermès, dieu paradoxal et pas toujours aimable mais qui n’endosse pas pour autant le destin de Loki, autre figure divine/démoniaque truqueuse. D. Briquel porte aussi la lumière dans la fin de l’ouvrage sur certaines caractéristiques calendaires à Rome et leurs significations avant de passer à l’étude de deux visions du féminin à Rome, celle associant la matrone idéale Lucrèce et Junon faisant face à celle liant la jeune Clélie et Diane. Enfin, le volume s’achève en livrant au lecteur quelques remarques comparatives sur le mythe de Hercule et Cacus, situé sur le site de la future Rome. Avec une bibliographie très robuste s’achève ce recueil de 460 pages de texte qui avait commencé avec une courte préface de John Scheid et une introduction.

Pour nous qui avons une connaissance très limitée des textes de l’Inde védique, il y a toujours à découvrir dans les comparaisons de D. Briquel. Mais dans ce livre, ces découvertes ont aussi concerné la place de Prométhée, dont les actions en tant que participant à une bataille divine au côté de Zeus nous avait échappé. Il y a bien évidemment des redites, mais que nous avons remarqué uniquement parce que nous lisons en un temps resserré plusieurs articles unis par une thématique mais qui ont été écrits à des années ou des décennies d’écart. Les trop nombreuses erreurs typographiques ont par contre un peu moins d’excuses, surtout au vu du prix du livre.

Plusieurs points saillent dans ce contenu dense, plaisant à lire et bien entendu plus que solidement documenté. Le premier est dans la première partie l’importance du passage entre la monarchie dite varunienne et celle mitréenne, entre Cronos et Zeus ou Saturne et Jupiter (p. 75 par exemple), c’est-à-dire le passage de la force brute et aveugle à la souveraineté aidée de la Loi, qui comme les mythes de premier sacrifice (parfois en lien avec un mythe de razzia de bovidés) marquent le début de la civilisation. Le second est l’article sur Xerxès, une explication que nous aurions aimé connaître plus tôt. Ces aspects de maîtrise des eaux comme marque du souverain (et pas uniquement le souverain perse ou en Perse) sont pourtant fondamentaux dans la compréhension de nombreux épisodes de l’histoire grecque (mais aussi romaine ou même germanique comme l’explore le présent livre). Le parallèle entre l’Or du Rhin de la légende germanique et le blé des Tarquins nous a aussi surpris (et marqué). Moins surprenantes, les pages sur la Diane « hors cité », le Rex nemorensis (p. 413-413) mais aussi les trois types de feu (connus pour l’Inde mais moins facilement identifiables à Rome, p. 452-453) et le paradoxe qu’est Hermès nous ont aussi particulièrement plus.

Encore de bons moments comparatistes, où l’on peut suivre au long cours la pensée d’un grand savant.

(l’Or du Rhin, c’est une question de pouvoir, pas d’avarice …8,5)

Les Dialogues de Maître Eckhart avec sœur Catherine de Strasbourg

Conversation rhéno-mystique attribuée à Maître Eckhart, éditée par Gérard Pfister et Marie-Anne Vannier.

Elle ne dévie pas de sa route Catherine.

Dans le bouillonnement religieux rhénan, nous avions déjà vu dans ces lignes deux intéressants petits textes, Le Livre des neuf rochers et L’Ami de Dieu de l’Oberland. Voici le troisième, attribué par les éditeurs du XIXe siècle au célèbre Maître Eckhart mais plus vraisemblablement produit par quelqu’un de son entourage ou influencé par lui. Le texte prend la forme d’une conversation, sur un temps assez long, entre une femme dénommée Catherine (Sœur Catherine, sans aucune autre information biographique autre que son lien avec Strasbourg) et son directeur de conscience, en qui il faudrait voir Maître Eckhart. Cet échange est entrecoupé par des interventions d’un autre personnage qui semble lui-aussi conseiller Catherine, non nommé, mais en qui il faudrait voir quelqu’un de très avancé dans les voies mystiques, possiblement l’Ami de Dieu. Nourri par les apports de l’Ami de Dieu, Catherine renverse le rapport d’enseignement entre elle et son confesseur au cours de la conversation, à tel point que l’homme d’église doit constater que Catherine la devance sur la voie de la fusion avec Dieu. Suivent quelques points de vues, sur le purgatoire par exemple.

Ce petit texte a pour ambition de présenter dans un premier lieu les trois voies mystiques. La première est appelée purgative (pénitentielle, étalonnée sur les sept péchés capitaux), la seconde est dénommée illuminative (« Conserve une bouche véridique, un corps pur et une âme pleine d’amour » p.44) et enfin la dernière est qualifiée d’unitive (prendre la croix du Christ) et Catherine passe par les trois. Le second objectif semble aussi de vouloir montrer que tout le monde, homme comme femme, laïc ou clerc, peut s’engager dans une telle démarche religieuse et y rencontrer la divinité. Il faut peut-être voire là les tendances égalitaires (mais pas égalitaristes) qui serpentent dans les mouvements religieux du Moyen-Age tardif, qui sans forcément déboucher sur le protestantisme à l’époque moderne (ah, la tentation téléologique qui nous guette …), prennent de nombreuses formes, au sein de fraternités citadines (à objectif religieux ou social) ou du hussitisme au début du XVe siècle. L’aspect personnel de cette même démarche, non pas indépendante de l’Eglise mais en autonomie, en est la conséquence.

Un ouvrage direct qui se lit avec facilité mais qui pose au lecteur d’intéressantes questions, de tous ordres.

(elle le bouscule avec forces rudesses la Catherine … 8)

La foi des ancêtres

Chrétiens cachés et catholiques dans la société villageoise japonaise, XVIIe-XIXe siècles.
Essai d’histoire religieuse du Japon rural pré-moderne et moderne par Martin Nogueira Ramos (tiré de sa thèse).

On se choisit toujours des ancêtres.

En 1614, quand le gouvernement du shogun interdit le christianisme au Japon, il y a peut-être 300 000 chrétiens dans le pays. Comme beaucoup ont été convertis de force par les seigneurs féodaux, leur nombre baisse très vite au travers d’apostasies de masse. Mais ceux qui persistent encourent la répression, avec au bout du chemin l’exil ou la mort (et autres joyeusetés avant cela). Les prêtres, très majoritairement des jésuites ou des franciscains d’origine ibérique, sont soit expulsés, soit retournés, soit exécutés. Tout retour des missionnaires est interdit sous peine de mort et le Japon limite ses contacts avec l’extérieur qu’à travers quelques ports très surveillés.

Très rapidement, les chrétiens autochtones se retrouvent sans prêtres. Et donc sans sacrements, sauf le baptême qui peut être administré par des laïcs. Il en résulte que ces communautés, qui ont conscience du manque de ce qui devrait être au centre de leur pratique religieuse, attendent le retour des prêtres. Séparés des autres catholiques, ils deviennent des « séparés », des crypto-chrétiens ou des chrétiens cachés. Leur attente va durer 250 ans.

L’introduction propose au lecteur une courte histoire du catholicisme au Japon, puis un point historiographique avant de mettre en lumière la question des sources utilisées par l’auteur.

Le premier chapitre commence logiquement avec le XVIIe siècle et les origines du crypto-christianisme. La répression fait 2000 morts en 30 ans et le christianisme joue un rôle dans certaines révoltes paysannes, comme celle de Shimabara-Amakusa (1637-1638). Le gouvernement du shogun fait rechercher des chrétiens avec une administration propre sur ses terres en administration directe mais encourage aussi les féodaux à le faire. Des groupes de chrétiens sont ainsi démantelés jusque dans les années 1680 et il se mets en place un contrôle religieux des populations. En face, les communautés chrétiennes qui subsistent s’organisent autour de confréries (qui avaient déjà été instituées du temps de la présence des missionnaires) et mettent en place un secret autour de leurs croyances et rites (p. 73).

Le second chapitre couvre la période allant de 1790 à 1865. Entre la fin du XVIIe siècle et la fin du XVIIIe siècle, les communautés crypto-chrétiennes sont passées sous le radar des autorités. Elles ont réussi à ne pas faire parler d’elles et la répression a cessé. Mais à la fin du XVIIIe siècle, les autorités féodales conduisent quelques enquêtes pour s’assurer de racontars, dans un contexte religieux qui voit une effloraison de mouvements religieux hétérodoxes au sein du bouddhisme (p. 88), dont beaucoup trouvent des adeptes dans le sud de l’archipel. Mais les chrétiens cachés du XIXe siècle ne cherchent pas le martyr. Ce sont des paysans respectueux des lois, avec justes quelques rites inhabituels pour les autorités. Hétérodoxes mais pas hérétiques. Et comme en plus les autorités ne recherchent pas vraiment des chrétiens, ou plutôt n’ont pas envie d’en trouver … L’auteur détaille aussi dans ce chapitre l’organisation interne des communautés, leurs chefs, les réseaux de solidarité (la mobilité paysanne p. 51) et l’importance de la maîtrise du calendrier (qui peut différer selon les lieux, p. 109). Les inhumations se font comme la loi y oblige avec un bonze et une cérémonie additionnelle a lieu après.

En 1865 débute la seconde évangélisation du Japon (troisième chapitre). La Japon est ici à replacer dans tout un mouvement d’évangélisation de l’Asie, principalement sous a conduite de la Société des Missions Etrangères de Paris (fondée en 1658, mais active en Asie à partir de 1831). L’évangélisation du Japon est projetée dès 1844 (apprentissage de la langue aux Ryūkyū p. 146) mais la présence de prêtres n’est possible qu’avec les traités de 1858. Ces derniers sont limités aux cinq ports autorisés et au service des étrangers. Mais la première rencontre en 1865 à Nagasaki avec des chrétiens cachés va les amener à se déplacer illégalement. Pendant deux ans, cela ne pose pas vraiment problème mais en 1867 a lieu le premier cas de refus d’inhumation par les bonzes par une famille de nouveaux catholiques. La répression reprend contre ceux qui troublent l’ordre public, avec tortures, emprisonnements, déportations dans d’autres parties du Japon et décès (p. 150). Les difficultés ne cessent qu’á partir de 1873 avec la première constitution de l’ère Meiji. A la différence d’autres zones géographiques, les nouveaux convertis japonais sont demandeurs. Ils veulent d’abord s’assurer qu’ils ont bien fait en l’absence des prêtres. La présence de ces mêmes prêtres modifie aussi l’organisation des communautés. Le chapitre s’achève avec des portraits de convertis, permettant de définir des profils sociologiques.

Le chapitre suivant quitte les domaines chronologiques et organisationnels pour s’intéresser aux croyances des crypto-chrétiens. Le but premier est le salut. Le secret, nécessaire à la survie au début de la répression, devient une valeur religieuse en soi avec les années (et un obstacle futur à la diffusion du catholicisme, p. 206-207) et les autres religions sont très profondément méprisées. Pour l’auteur, la forme prime sur le fond doctrinal dans les pratiques des chrétiens cachés (p. 201). La conversion au catholicisme après 1865 (dans un contexte millénariste) ne se détache pas vraiment non plus de la culture japonaise qui met un fort accent sur le culte des ancêtres : la conversion est un parachèvement de la volonté des ancêtres.

Le cinquième chapitre analyse les réactions des autorités face au retour du christianisme revendicatif entre 1865 et 1889. La première phase, jusqu’en 1867, est caractérisé par un attentisme. Le préfet de Nagasaki souhaite avant tout ne pas se retrouver à nouveau avec une révolte chrétienne. Puis la répression reprend, après l’échec dans la recherche de compromis, avec une radicalisation des chrétiens cachés devenus catholiques, jusqu’en 1873. Les choses s’apaisent, même si le christianisme reste interdit. En 1889, le gouvernement japonais reconnait la liberté de culte.

Le chapitre suivant se pose ensuite la question de savoir si le catholicisme rural de la fin du XIXe siècle est une contre-société. Très vite des prêtres japonais sont ordonnés (la conversion conduit à l’alphabétisation mais aussi peut-être à une occidentalisation des populations p. 332-339), mais il y a encore plus de religieuses, des églises sont construites et on ne se réuni plus dans des maisons particulières. A la fin du siècle, l’influence du clergé missionnaire sur la population s’est beaucoup développée et les catholiques ont abandonné tout contrôle sur leur vie religieuse (p. 338). C’est peut-être ce qui contrarie les communauté crypto-chrétienne qui ne se sont pas converties (la conversion se fait en groupe de manière ultra-majoritaire, à cause des implications socio-économiques). Le catholicisme ne rajoute cependant pas de tensions dans les villages, elles existaient déjà antérieurement (minorités et majorités p. 355).

La conclusion redit à la fois la réalité d’une répression après 1614 mais limitée dans le temps et surtout limitée dans ses moyens. Respectant en apparence toutes les lois, ces paysans un peu spéciaux n’avaient nul besoin de se retirer dans des lieux inaccessibles pour échapper à des autorités dont c’était rarement l’intérêt de les trouver. L’auteur dresse aussi quelques parallèles avec d’autres mouvements religieux interdits avant d’évoquer les suites possibles à cette étude. Un glossaire des termes japonais, une liste des villages crypto-chrétiens et/ou catholiques au XIXe siècle, une bibliographie rangée par types de documents et par langue et enfin un index.

Ce livre a le premier avantage de permettre de lire en français sur un thème, certes pas inconnu, mais qui parvient souvent au curieux par l’intermédiaire d’une forme qui se rapproche souvent du martyrologe. Il détaille au maximum des sources l’organisation et l’idéologie des chrétiens cachés, tout en replaçant celles-ci dans le contexte socio-religieux local. M. Nogueira Ramos (qui enseigne à Kyoto) n’oublie pas pour autant de faire des parallèles avec l’expérience religieuse française commune de la fin du XIXe siècle (qui nous est de plus en plus étrangère elle aussi) et avec le christianisme chinois. Concernant le formalisme de la pratique crypto-chrétienne, on peut éventuellement regretter une sous-valorisation non expliquée (à l’image des Romains de J. Scheid, p. 283).

Une connaissance du contexte japonais est conseillée pour cette lecture, mais le plus grand problème est de comprendre les différences entre les écoles bouddhiques, et surtout les schismatiques et/ou clandestines. La relecture pèche un peu, comme par exemple p. 143, mais sans que cela soit un obstacle. On a laissé passer dans cette relecture une décade pour un intervalle de dix ans p. 174, erreur hélas bien trop classique … Mais la lecture est aisée, avec un bon équilibre entre la partie chronologique et la partie plus analytique. Les illustrations (cartes et photographies) sont nombreuses. Pour finir, un autre avantage du livre est l’ouverture qu’il permet sur les avancées historiques japonaises sur la question tout en se détachant d’un point de vue trop catholique. Les connaissances en langues de l’auteur sont à l’évidence pour beaucoup dans la qualité de ce travail.

(les statuettes mariales dites Maria Kannon en forme de bouddha, choix esthétique ou syncrétisme p. 225 ? … 8)

The Gods, the State and the Individual

Réponse aux critiques formulées à l’encontre de la religion civique romaine par John Scheid. Paru en français sous le titre Les Dieux, l’État et l’individu. Réflexions sur la religion civique à Rome.

Souffle petit !

Dans le débat toujours vivant portant sur la religion romaine, des voix postulant que la religion civique romaine ne serait en fait pas une « vraie religion » mais une coquille vide ont pris plus de poids au début du XXIe siècle (p. 42). En plus d’être une fiction, la religion romaine ne serait que rituels vains et instruments de domination d’une élite, dont le peuple romain serait écarté. Son vide émotionnel supposé la disqualifierait. Pour J. Scheid, spécialiste de la question au Collège de France, ces critiques font trois erreurs en plus d’être submergés par l’exemple du christianisme : ils ne prennent pas en compte ce qu’est vraiment une cité antique, ce qu’est l’individu avant le Moyen-Age et ce que sont les religions dans un monde de cités-Etat (p. 4).

En onze chapitres, l’auteur va donc défendre une conception historique de la religion romaine. Il commence par définir ceux qui critiquent ses positions, en retraçant leurs influences (chez Georg Wissowa par exemple, du très fameux dictionnaire Pauly-Wissowa) en partant du Romantisme et de la dialectique hégélienne. L’auteur ne cache pas plus être inspiré par un courant proche de l’anthropologie sociale, avec G. Dumézil et J.-P. Vernant (à qui le livre est dédié) puis livre quelques commentaires préliminaires sur les critiques, premièrement dans le choix des termes de ces dernières (p. 11). Le concept de religiosité appliqué aux religions antiques (mais aussi à d’autres) est sévèrement attaqué.

Puis dans un second chapitre, l’auteur porte son attention sur le mythe du déclin de la cité-Etat après la bataille de Chéronée (en 338 a.C., erreur sur la date p. 32). Pour les critiques de la religion civique il est évident que celle-ci ne saurait être sans cités (cadre de l’unification allemande au XIXe siècle, p. 29). Mais si celles-ci ne disparaissent pas … Pour l’auteur, c’est l’évidence puisque l’empire romain est un agrégat de cités aux statuts différents sous l’égide d’une seule cité, Rome. Le chapitre suivant va plus encore dans le particulier et s’attache à décrire la place de l’individu au sein des cités. L’individu n’est pas que devoirs et droits civiques (ou tribaux, d’homme libre ou non, tout dépendant de son statut), il est aussi inséré au sein d’une famille dont la dimension juridique n’est pas à négliger (p. 34). L’Edit de Caracalla de 212 p. C. qui fait citoyen tout homme libre de l’Empire ne change pas cet état de fait (p. 39).

Le quatrième chapitre vise à démontrer que la religion civique n’est pas juste le discours de l’élite urbaine (qui fournit magistrats et prêtres). J. Scheid démontre dans ce chapitre que le culte civique est rendu de manière publique, avec un minimum de personnes présentes (comme le minian juif) en plus de l’être au nom du peuple. Pour l’auteur ces arguments sont surtout le reflet d’animosités d’auteurs du XIXe siècle à l’encontre du catholicisme (p. 49). Le chapitre suivant interroge le rapport entre religion et identité, avec le fait que des chercheurs ont reproché à la religion romaine de ne pas avoir réussi à forger une identité romaine (mythes, rites, philosophie et christianisme sont très clairement séparés p. 52). Mais beaucoup des cultes ne sont pas des cultes publics et sont limités à des régions ou des catégories de personnes. Il n’y a pas d’universalisme (p. 65). Mais pour ce qui concerne les cultes publics, la participation de tous les habitants de condition libre est requise. Des habitants, et pas seulement les citoyens du lieu (p. 66).

La question de la destination des rituels est traitée dans le sixième chapitre. Cela permet à l’auteur de revenir sur le caractère public des cultes civiques, par délégation ou non. Au peuple romain peut être associé la famille impériale mais aussi des alliés. Le Sénat exerce un contrôle sur les cultes, autorisant l’expression publique de certains ou la répression d’autres (en cas de troubles à l’ordre public). Ce dernier thème est central dans le septième chapitre, avec la gestion de l’impiété par les pouvoirs publics. Le huitième chapitre s’aventure dans les autres aspects religieux à Rome, notamment familiaux mais aussi locaux. L’initiation à un culte à mystères dans une ville ne vaut ainsi pas pour une autre localité (p. 109) et l’interprétation des rites peut varier dans le temps (les Parilia p. 111). De même, intégrer un culte était assez simple alors qu’en sortir était bien plus difficile, du fait des implications socio-professionnelles que cela avait.

Le neuvième chapitre revient à la principale critique contre la religion romaine, celle de la religiosité et de l’émotion. Mais il faut prendre en compte que le lien qui unit le dieu au citoyen est celui qui unit le patron au client, une relation d’obligations mais dont les émotions ne sont pas absentes (p. 115-117). La dixième partie de l’ouvrage se pose la question du changement religieux à Rome à la fin de l’Antiquité. Pour l’auteur, les cultes dits orientaux (cultes guérisseurs, mithracisme) ne préfigurent en rien l’irruption du christianisme jusqu’au plus haut niveau de la société. Ces cultes orientaux se révèlent par ailleurs moins différents des autres que ce que l’on a supposé, et finalement marginaux (géographiquement ou limités à des catégories sociales précises). Le dernier chapitre est une conclusion déguisée, qui enfonce le clou du côté de la méthodologie et des incohérences de la critique (rituels sans émotion, cela vaut aussi pour le judaïsme et l’islam ?). Suivent les notes et un index.

Ce livre n’est pas qu’un plaidoyer. C’est aussi un très bon précis sur la religion romaine (ou les religions romaines, ce qui serait peut-être plus exact). Tout n’y est bien sûr pas, mais cela reste très large. La partie en plus, c’est la partie historiographique et elle n’est pas moins intéressante que le reste. L’auteur y dévoile son arrière-plan méthodologique, peu amateur de la déconstruction stérile et des « studies », un danger pour les humanités à son sens (p. xx, p. 2). Les critiques (souvent S. Krauter, comme p. 97) font aussi montre d’un sérieux problème avec l’altérité, ce qui est tout de même problématique pour des historiens ou des anthropologues (p. 46). Les exemples du livre sont plutôt originaux et cela permet au lecteur de se familiariser un peu avec le sujet des deux thèses de J. Scheid, les Frères arvales, un collège sacerdotal romain très lié à la maison impériale.

Le traducteur en anglais est enseignant à l’université de Chicago. Le fait qu’il ne soit pas traducteur professionnel permet l’écriture d’une préface d’excellente tenue mais rend le texte un peu lourd et par moments peu immédiatement compréhensible.  On ne sait pas toujours qui critique quoi … Mais ce livre montre le toujours criant déficit de traductions à destination du monde anglophone (p. xvi). Malgré les défauts de la traduction, ce livre se lit facilement, nécessitant finalement peu de connaissances particulières mais plus une culture historique générale d’assez bon niveau.

(un esclave possesseur d’esclave peut être actif religieusement dans un cadre privé p. 139 …8)

Religious Architecture in Latium and Etruria c.900 – 500 B.C.

Essai d’archéologie centre-italienne de Charlotte Potts.

Même d’Orvieto on ne sait pas tout.

Le temple antique, tel que tout le monde le connaît avec ses colonnes, ses chapiteaux et son fronton, n’est pas sorti de terre avec la fondation des cités en Italie. Comme tous les autres types de bâtiments, les édifices cultuels évoluent au cours du temps, mais le temple italique, qu’il soit latial ou étrusque, semble apparaître très soudainement à la fin de l’époque archaïque, sans avertissement. Mais est-ce si différent en Grèce ?

L’objectif de C. Potts est d’explorer cette émergence au VIe siècle avant notre ère (la fin de l’époque archaïque) en Italie centrale et sur sa face tyrrhénienne. Après une chronologie, une liste des abréviations et deux cartes, l’introduction fait part au lecteur du cadre dans lequel l’auteur inscrit son étude, entre la volonté de bien différencier les éléments latins des éléments étrusques (et de ne plus confondre sous le vocable étrusque toutes les découvertes antérieures à la république romaine) et celle de faire bien comprendre au lecteur que la présence d’activités religieuses n’est pas si simple à détecter. Elle liste ensuite les éléments qu’il y aura à prendre en considération en Italie centrale : podiums, autels, dépôts votifs, inscriptions, exceptionnalité des artefacts, miniaturisation, reste végétaux ou fauniques, représentations figurées et lieux (p. 8).

Le premier chapitre décrit le passage des dépôts votifs aux bâtiments cultuels, appelées huttes sacrées. Ces dépôts votifs peuvent être dans des abris sous roches (mais que jusqu’au début du premier millénaire avant notre ère p. 13) des bois ou près de sources, lacs ou cours d’eau. Ces lieux propices aux rapports avec le divin ne semblent pas nécessiter d’abris dans un premier temps. Mais à partir du Xe siècle (avant notre ère, comme toutes les datations dans cet article), des structures liées à ces dépôts votifs commencent à apparaître. L’auteur détaille ce qu’il faut comprendre par huttes sacrées, commençant par leur présence chez les auteurs latins puis s’intéressant aux continuités topographiques, à leur lien avec les sépultures d’enfants ou la nature de leur lien avec les activités rituelles (en leur sein, non loin). Des découvertes archéologiques (principalement des urnes cinéraires) permettent d’envisager leur éventuelle décoration (p. 20-24). C. Potts renseigne évidemment le lecteur sur la localisation des huttes sacrées qui ont été retrouvées (très peu nombreuses) et ce que l’on peut en conclure, à savoir qu’il est très difficile de différencier une hutte sacrée d’une habitation et que donc il est difficile de présupposer une identité de fonction entre une hutte et un bâtiment cultuel postérieur sur le même emplacement. Une hutte retrouvée sous un temple n’est pas non plus forcément la plus grande du village, ni que les huttes sacrées potentielles fussent dans une position de centralité (p. 30).

La question de la continuité fonctionnelle étant réglée, C. Potts passe dans le chapitre suivant à l’architecture des premiers temples et sanctuaires. Après une rapide typologie, l’auteur brosse rapidement le tableau des théories les plus répandues sur le VIIe siècle centre-italique avant de plus développer sur les preuves d’une nouvelle manière architecturale de signifier la distinction. C. Potts distingue 25 exemples, dont le plus emblématique, et peut-être le plus ancien, est le temple dit de San Omobono sur le Forum Boarium à Rome (dédié à Mater Matuta). Les cas de la Regia (que seules les sources littéraires qualifient de ce nom p. 36) à Rome et le site de Poggio Civitate (exemple d’ambiguïté architecturale fin VIIe-début VIe, p. 37) sont aussi discutés. La question du podium en lui-même est discutée sous ses nombreux aspects (car il faut en premier lieu le distinguer de la terrasse par exemple, p. 42). Il y a une claire volonté, dans la construction d’un temple sur podium, de se démarquer de la pratique jusqu’alors en vigueur au VIe siècle et distinguer un bâtiment religieux de son environnement. Il y a donc monumentalisation (rareté, visibilité, durée, matériaux en grande quantité et qualité). De manière plus inattendue, la mode prend d’abord dans le Latium (mais sous influence étrusque ? les Tarquins pour faire mieux qu’à Tarquinia ? p. 45) avant que l’Etrurie ne participe ensuite au mouvement.

Et comme la monumentalisation est un phénomène qui nécessite l’emploi d’une couteuse décoration, C. Potts aborde ce sujet dans le quatrième chapitre. Première caractéristique de la décoration de ces bâtiments religieux d’un nouveau type, temple comme sanctuaire, le toit tuilé marque une différence flagrante avec les toits de joncs ou de chaumes de la période précédente. A ces tuiles sont ajoutées des décorations elles aussi en terre cuite (et qui le plus souvent protègent des intempéries des parties ligneuses). Mais ces décorations ne sont pas l’apanage exclusif des bâtiments religieux et des bâtiments civiques ou privés (il est question des Bachiades, liés aux Tarquins, p. 59) peuvent être dotés de ce type de décorations, surtout en Etrurie et ce jusque vers 510 (p. 57). De plus, et l’auteur nous le démontre à l’aide de son catalogue, l’usage de telles décoration est limitée en nombre et en motifs (liés à la production céramique). L’auteur avance plusieurs théories quant à cet usage parcimonieux (impératif religieux, choix politiques ou processus d’hellénisation, p. 59-61). A la fin VIe siècle, les décorations tectoriales sont considérés comme parfaitement adaptées à l’ornement de l’architecture religieuse, d’abord dans le Latium puis en Etrurie. Les thèmes reprennent ceux déjà en usage dans d’autres lieux.

Le cinquième chapitre s’écarte du temple en lui-même pour considérer son environnement immédiat avec les autels et les statues de culte. Il y a peu souvent un lien direct entre le temple et un ou des autels disposés alentour (dont la plupart sont retrouvés en contexte funéraire p. 67-68), et il peut arriver qu’il n’y ait pas de ligne de visibilité entre un autel et le temple (mais le sacrifice est-il seulement public ? semi-public ? ?) ou même qu’il soit en intérieur tout en utilisant du feu ou juste un puit destiné à des sacrifices liquides (p. 73). De plus, la monumentalisation des temples ne s’accompagne pas d’une monumentalisation des autels : certains sont de simples cercles de pierres encore au IVe siècle (p. 68). Ce que nous savons de la religion romaine de l’époque républicaine tardive ne semble pas pouvoir s’étendre aux pratiques archaïques, a fortiori en Etrurie. Il y a ainsi des disparités régionales et certains autels cachés aux regards peuvent avoir servi à la divination, surtout en Etrurie (p. 74).
Pour ce qui est des statues de culte, C. Potts souligne d’abord la difficulté qu’il y a à les identifier comme telles. Elle présente ensuite trois cas possibles (la Minerva Tritonia de Lavinium, la Vénus de Cannicella à Orvieto et la tête de Junon de Civita Castellana) avant de les discuter. Le grand problème reste qu’aucune base de statue n’a été retrouvée en Italie centrale à l’époque archaïque, pas plus que de niches (p. 79) alors pourtant que des acrotères représentants des héros ou des divinités sous forme anthropomorphiques sont communs à partir de la seconde moitié du VIe siècle. Ces statues de culte étaient-elles en bois (pour les Romains eux-mêmes il n’y a pas de statues avant le VIe p. 82) ? Est-on en présence d’aniconisme, très répandu en Méditerranée ? Ces questions font bien entendu partie du propos de l’auteur qui conclut à l’indépendance des trois éléments temple, autel et statue et à une absence de statues de culte dont aucune n’est mentionnée avant le Ve siècle. Conséquemment, le temple est un lieu de rituel mais pas forcément la maison d’un dieu. Le cas de San Omobono est cependant particulier ici, avec un lien clair entre le temple et l’autel.

Fort de cette conclusion, C. Potts postule donc dans le chapitre suivant que la monumentalisation n’a pas à voir avec l’environnement immédiats mais est à replacer dans une topographie plus large, à l’échelle de l’établissement qui accueille cette nouvelle forme. L’auteur compare donc les localisations de ces premiers temples archaïques dans le Latium (Rome, Satricum) et en Etrurie (Pyrgi, Véies et Vulci). Tous ces exemples montrent une volonté de se rendre accessible aux voyageurs et aux marchands, sans continuité fonctionnelle. L’époque archaïque inaugure une tradition (p. 88). Potts en profite pour critiquer le fait de classer les temples en urbain/extra-urbain/rural (p. 97-98).

Le dernier chapitre explore différents modèles d’explication de l’émergence de temples sur podium en Italie centrale (développement naturel, changements sociopolitiques et changement de fonction). Mais l’auteur met l’accent sur les contacts culturels et commerciaux en Méditerranée entre 750 et 500, mettant en rapport la monumentalisation des temples en Grèce continentale, en Asie mineure, à Naukratis en Egypte et en Grande Grèce. Pour C. Potts il faut voir dans la place des temples au sein des réseaux commerciaux une ritualisation des interactions et une ritualisation des échanges au même moment partout sur le pourtour méditerranéen (sans stimulus grec, p. 110), où le temple a pour but de mettre en confiance les marchands et les visiteurs en leur présentant un terrain favorable à la reconnaissance des ressemblances entre les divinités nationales (comme dans le cas d’Uni-Astre sur les tablettes d’or de Pyrgi). Des marchés sous protection divine en quelques sortes, où l’on peut se rassembler et interagir en paix, où la présence divine des huttes sacrées est mise au profit du commerce international (ce que la très courte conclusion rappelle).

L’appendice veut apporter une réponse aux lecteurs attentifs qui auront remarqué que le temple de Jupiter Optimus Maximus (construit à la fin du VIe siècle sur le Capitole) occupe une place congrue dans ce livre puis l’auteur présente son catalogue sur une vingtaine de pages avant de laisser la place à une bibliographie d’un très beau volume et un index. Le volume est complété par des planches d’illustration.

Si le livre est d’une grande densité et s’adresse à un public très averti, il se lit avec une très grande aisance. La critique y est toujours fine (remarquable p. 75-78 pour ce qui est des trois statues de culte) et très solidement documentée, avec des références qui sont à ce même niveau d’excellence. Il est de passages tout bonnement passionnant, comme celui sur les autels (sacrifices liquides, autels intérieurs) ou sur la topographie des sanctuaires et comment les visiteurs les approchent. Les tableaux permettent de très utiles comparaisons entre les sites et forment d’utiles résumés dans les chapitres. C’est de la très belle science et on l’aura compris, cet ouvrage est fondamental pour comprendre la naissance du temple italique sur podium, tout en donnant plein d’idées que l’on souhaiterait pouvoir creuser plus avant. Elle est peut-être juste un peu rapide pour dire que le Fanum Voltumnae peut maintenant être localisé.

C. Potts se positionne de manière originale avec un angle d’approche mettant à égalité Latium et Etrurie, ce qui permet de montrer certaines innovations latines, un peu moins dans l’ombre imposante de l’Etrurie et se détachant des Grecs comme agents civilisateurs ubiquitaires.

(Rome n’est pas forcément à cette période à la remorque de l’Etrurie et est même en avance sur le plan de la distinction humain/divin des bâtiments … 8,5)

Etruscan Myths, Sacred History, and Legend

Essai de mythographie étrusque de Nancy Thomson de Grummond.

Mnrva plutôt bien.

Chaque peuple, quel que soit l’époque, a ses mythes. R. Barthes l’a démontré, le mythe ne se limite pas à l’Antiquité. Mais notre connaissance des mythes et légendes grecs et romains s’appuient sur des textes, à partir desquels, historiquement, une analyse des différentes iconographies a été faite. Quasiment rien de cela chez les Etrusques, dont très peu de textes nous sont parvenus et où la majorité des informations relatives aux dieux, aux héros et à leurs histoires nous ont été passées à travers le prisme d’auteurs non-étrusques (même si certains peuvent avoir, comme Virgile, des liens familiaux ou des connaissances de première main).

Comment alors, avec toutes ces limites, déterminer de manière plausible ce que les Etrusques se racontaient au coin du feu ? Nancy de Grummond propose une voie proprement étrusque, dégagée de l’idée que les représentations mythologiques étrusques seraient des copies ratées (ou avec des « erreurs ») des représentations grecques. Pour cela elle propose tout d’abord au lecteur de se défaire des descriptions basées sur les noms grecs des personnages (on ne voit pas Aphrodite mais Turan). A l’appui de sa thèse, l’auteur démontre au lecteur qu’il n’y a pas de décalque mécanique, notamment parce qu’il y a, à côté de personnages clairement grecs, des personnages que l’on ne retrouve qu’en Etrurie. Et quand des dieux grecs sont représentés, et l’on ne peut pas se méprendre du fait que leur claire dénomination, leurs attributs et leurs actes peuvent varier du tout au tout. Comme de nombreuses représentations ont pour support des miroirs, N. de Grummond est, en tant que spécialiste de ce type d’objet, tout indiquée pour explorer en profondeur l’univers mental étrusque. Les représentations traitées dans ce livre sont distinctes de la pratique religieuse, mais elles ne sont bien évidemment pas sans lien avec cette dernière.

Prenant appui sur le foie en bronze de Plaisance et sur la description par Martianus Capelle du cosmos étrusque (Ve siècle ap. J.-C.), N. de Grummond détaille tous les dieux, héros et esprits dont nous avons des représentations assurées ou probable par ordre d’importance ou de domaine.  Mais avant cela, une introduction (qui forme le premier chapitre) donne au lecteur une idée de ce que furent les Etrusques, avec des aspects tant chronologiques que géographiques. On ne peut pas échapper à la question des origines, mais c’est un domaine que l’on quitte bien vite pour une progression chronologique, axée sur l’iconographie et l’arrivée dans l’art étrusques de représentation de dieux étrangers, mais pas forcément grecs. La question des sources (textes, miroirs, sarcophages, peintures murales, intailles et autres supports) est une partie fondamentale de cette introduction, suivie logiquement par une partie sur la méthodologie employée par l’auteur. Ce dernier précise ce qu’il faut entendre par influence grecque et fait le parallèle entre la méthode combinatoire interne utilisée en linguistique étrusque et les grilles d’analyse proposées dans ce livre. La question de l’usage des mythes et de la nature des dieux (souvent vague quant au nombre, au sexe, à l’apparence et aux attributs comme le dit M. Pallottino cité p. 21) complètent cette introduction d’une très grande tenue, alliant concision, précision et profondeur.

La première phrase du second chapitre sur les prophètes affirme que, comme le christianisme et le judaïsme, la religion étrusque est une religion révélée. Nous pensons que l’on peut apporter de très sérieux contre-arguments pour chacune des trois religions citées, mais l’auteur a raison dans le sens que pour ces trois religions, il existe des prophètes. Pour les Etrusques, Tagès est le plus important, puisque c’est celui qui enseigne la mantique et la signification des éclairs aux Etrusques et dont les paroles sont rassemblées dans des livres. D’autres prophètes sont connus en Etrurie, comme Cacu (représenté comme homme ou comme femme), Vecuvia, Chalchas, Orphée, Ulpan, Umaele (avec une tête dans un sac …). Il est de nombreuses « têtes prophétesses » sur les miroirs. De même, le chant semble être un élément fondamental de la prophétie.

Le chapitre suivant, plutôt court, précise les vues étrusques (enfin, ce que l’on peut en savoir …) quant à la création, au temps et à l’organisation de l’univers. N. de Grummond étudie de manière extensive et croisée le texte de Martianus Capelle et le foie de Plaisance, des documents fondamentaux pour les attributions qu’elle propose par la suite. Et à tout seigneur tout honneur, le quatrième chapitre est consacré à Tinia, correspondant à Zeus/Jupiter. Tinia peut user de trois types d’éclair et est le plus souvent représenté jeune et imberbe. Tinia est aussi en charge des bornes et des frontières et est connecté avec le monde inférieur (avec la fertilité qui lui est associée).

Souvent représentées avec Tinia, Uni, Menrva, Turan, Artumes sont avec Thesan, Cel Ati et Catha les désses abordés dans le chapitre suivant. Comme pour d’autres divinités, il arrive qu’Artumes/Artemis apparaisse sous une forme masculine (p. 102). L’analyse dans ce chapitre des antéfixes du temple de Pyrgi est particulièrement excitante (p. 109). Le chapitre s‘achève avec la statue de la déesse nue d’Orvieto.

N. de Grummond continue dans le sixième chapitre son tour d’horizon avec Fufluns, Turms (avec son double p. 125), Aplus, Usil et Śuri, Sethlans (un Héphaïstos en pleine forme et déjà représentés avant les premiers contacts avec les Grecs p. 135), Tiv (la lune sous forme masculine, alors que Usil le soleil est lui aussi masculin), Laran, Mariś et enfin Nethuns. L’importance rituelle du marteau et du clou est bien mise en relief dans le paragrqphe consacré à Sethlans, une particularité que l’on retrouve aussi à Rome.

A ces grands dieux sont parfois associés des divinités moindres. N. de Grummond ne les oublie pas. Il est donc question dans le chapitre septième de Culśanś (le latin Janus), Cilens, Selvans, Thuf, des esprits et des personnifications (la Santé, la Victoire etc.). Ces derniers participent à des scènes allégoriques.

Mais s’il est des dieux, il est aussi des héros et Hercle/Héraclès est particulièrement apprécié en Etrurie, tout comme les frères Vipinnas, les locaux de l’étape. Hercle n’échappe pas à l’étrucisation, en gagnant par exemple un autre frère jumeau dénommé Vile. Très apprécié dans le Latium, les Dioscures/Tinias Cliniar (mais aussi leur sœur Hélène) sont très présents dans l’iconographie. Persée, Pelé, Ulysse et Achille (qui survit à la prise de Troie selon un miroir) sont aussi présents. Un héro à l’araire clôt ce chapitre.

L’auteur revient ensuite vers les histoires de création en s’intéressant aux héros fondateurs Tyrrhennos, Tarchon et Mézence avant de passer au chapitre sur les Enfers. Ce chapitre rappelle les évolutions dans la conception étrusque de l’au-delà, met en lumière Aita et Persipnei, Vanth, Charun et quelques personnages mineurs.

Ce volume s’achève sur un court précis historiographique, retraçant l’histoire de l’étude des mythes étrusques. Les notes, une bibliographie, un index et un CD contenant des illustrations rangées par sujets, dont celles présentes en très grand nombre dans les chapitres du livre, font monter le nombre de pages à plus de 260 pages.

On peut ne pas toujours être d’accord avec les vues de N. Grummond (elle ne voit pas d’association Olta/Porsenna p. 14, voit sans discussion Macstarna comme un esclave p. 176, ne considère pas la possibilité qu’Usil manie des météores p. 8 ou parle de décapitation dans la tombe François alors que ce n’en est pas une p. 198), l’auteur est toujours d’une grande et très appréciable prudence dans ses interprétations (sauf peut-être avec la tombe Francois p. 178). Elle n’écrit pas d’encyclopédie (l’association de Śuri avec des sacrifices humains aux îles Lipari n’est pas mentionnée p. 133) mais cela reste un travail très impressionnant, donnant en plus un très bon aperçu des débats en cours, et pas uniquement dans la notice finale (p. 166 par exemple). Malgré le fait que le livre puisse ressembler à un catalogue, le style est très loin d’être sec. Il peut manquer ici ou là une note pour contenter le lecteur avisé, mais c’est plus que suffisant dans l’extrême majorité des cas. L’auteur fait plusieurs fois des parallèles avec la mythologie nordique, à raison sans qu’il faille y voir une vérité d’évangile (les Vanths rapprochées des Walkyries p. 224, en plus du lien supposé entre l’alphabet étrusque et l’alphabet runique).

De la lecture on ressort convaincu que la vision étrusque des mythes n’est pas une vision grecque bourrée d’erreurs, mais bien une vision locale (comme il en existe beaucoup en Grèce même par ailleurs), se basant à la fois sur des histoires locales (héros comme dieux) et des histoires grecques importées, digérées et parfois réinterprétées. La masse d’informations transmise par l’auteur est très importante mais elle arrive au lecteur de très belle manière, pour peu que celui-ci ait une connaissance minimale du monde antique.

(pour bien prophétiser, il faut savoir lever le pied gauche … 8,5)

The Origin of Satan

Essai d’histoire des religions de Elaine Pagels.

Big bisous.

La place de Satan dans le Nouveau Testament n’est pas celle de Satan dans l’Ancien Testament. Selon E. Pagels, qui enseigne à Princeton, Satan est bien plus incarné dans le Nouveau Testament, de manière différente selon les Evangiles. Les premiers Chrétiens ont ainsi tendance à diaboliser leurs adversaires. Comment, en suivant quelle tradition et pourquoi, tel est le programme de ce livre.

Passé une courte introduction, le lecteur entre de suite dans le vif du sujet avec l’Evangile de Marc et son contexte d’écriture, la guerre juive entre 66 et 73 ap. J.-C. Mais chez Marc, ceux qui sont diabolisés, ce ne sont pas les Romains qui ont exécuté Jésus et ont détruit le Temple  une trentaine d’années plus tard, mais bien les Juifs (sans pour autant exonérer entièrement les Romains, p. 15). Dans le cas de Marc, les Juifs sont les Juifs de la majorité, ceux qui sont opposés à la minorité chrétienne naissante. L’auteur insiste sur l’image presque positive dont bénéficie Ponce Pilate dans les Evangiles, contraire à ce que l’on sait de lui et de ses actions par ailleurs (p. 28-33).

La diabolisation des adversaires, les Paléochrétiens l’ont reprise des Esséniens, un courant du judaïsme porté sur le messianisme et l’ascétisme. Ce contexte est l’objet du second chapitre. L’auteur élargit son étude au niveau chronologique, en remontant au VIe siècle avant notre ère, considérant Satan comme un adversaire subordonné à Dieu (épisode de Balaam dans Nombres XXII, 23-33), mais pas substituable aux différents ennemis des Hébreux. E. Pagels s’appuie notamment sur les écrits de la Mer Morte, attribués aux Esséniens.

Puis l’auteur, dans le chapitre suivant analyse l’Evangile selon Matthieu, où cette fois-ci, l’ennemi diabolisé est plus précisément les Pharisiens (autre courant du judaïsme, plus proche des Romains), considérés comme s’étant détachés de la tradition dans laquelle serait les Chrétiens (avec des différences selon les groupes, qu’ils se rattachent à tel ou tel apôtre p. 64). C’est l’occasion pour E. Pagels de parler des évangiles apocryphes, dont beaucoup ont été retrouvés en 1945 en Egypte dans la bibliothèque gnostique de Nag Hammadi (et dont l’auteur est une spécialiste). Le renversement de la géographie symbolique d’Israël chez Matthieu est, en plus d’être intéressant, bien présenté (p. 79). Ce renversement appuie la revendication royale de Jésus en présentant Hérode comme un Gentil.

Quand E. Pagels passe à Luc et Jean, le fossé ne s’est pas rétréci entre Juifs et Chrétiens, il s’est élargi (quatrième chapitre). Luc, par exemple, ne mentionne pas de soldats romains dans la troupe venue arrêter Jésus sur le Mont des Oliviers (p. 93) et Pilate déclare Jésus innocent par trois fois (à la différence de Marc et Matthieu, p. 95). La question de la différence entre Juifs et Judéens chez Jean est aussi au programme dans ce chapitre (p. 103), tout comme la question du « pouvoir des ténèbres »opposé au Fils de la Lumière chez Luc et Jean.

Mais avec la destruction du Temple et la diffusion du christianisme dans l’empire romain, la question de la relation entre les chrétiens et les païens se fait plus pressante (chapitre suivant). Avec son organisation détruisant les liens ethniques (un peuple, un panthéon), les Chrétiens se font vite assez mal voir des autorités impériales, toujours attentives aux risques de sédition, mais surtout par leur absence de pietas, le culte des ancêtres et les traditions (p. 114). L’on suit ainsi le parcours de Justin, jeune étudiant en philosophie qui se convertit pour vivre « au-delà de la Nature » (p. 121), cette dernière étant représentée par les dieux du panthéon romain. Les païens sont donc diabolisés, sujets au impulsions démoniaques, mais c’est aussi assez vite le cas des hérétiques chrétiens aussi de la part des orthodoxes (comme c’est le cas aussi de la part de beaucoup, mais pas tous, desdits hérétiques). C’est bien sûr très visible chez Origène (contre les païens) et Irénée de Lyon (contre les courants d’initiés, dans le sixième chapitre). L’hérésie valentinienne forme une part importante de la fin du livre, avec sa forme de gnosticisme. La conclusion rappelle que la diabolisation n’est pas le fait de tous les Chrétiens à travers les âges : François d’Assise et Martin Luther King ne furent pas atteints.

Cette conclusion rappelle une évidence que le thème du livre peut avoir fait perdre de vue au lecteur tant il est question de scissions et de haine religieuse (et le Christianisme semble avoir échappé de peu au takfirisme, l’excommunication en série de tous par tous). Mais il permet une bonne compréhension de l’antijudaïsme chrétien, sur quelles bases il s’est établi et comment il s’est transformé même après la disparition du contexte historique qui l’a vu naître (minorité, domination romaine). En plus de cet éclairage général, certains passages sont particulièrement réussis (même si on peut parfois perdre un peu de vue le sujet principal), comme celui sur les Esséniens qui sont les premiers à engager une guerre cosmique dans le judaïsme (p. 84) oui sur l’évolution entre les évangélistes concernant leurs rapports avec la majorité juive (p. 110-11). Mais les limites de l’auteur apparaissent quand cette dernière sort de son domaine et arrive sur les terres de l’histoire romaine pure. Sa vision de la gladiature est erronée (p. 134) et elle est très imprécise sur l’Edit de Caracalla en 222 de notre ère (p. 142). Certaines citations  de chercheurs ne sont pas sourcées, comme à la page 106 par exemple et elle est peut-être un peu dure en voulant faire presque passer pour un complot des élites le choix des quatre auteurs canoniques (p. 69).

Ce livre montre donc avec beaucoup de réussite les deux histoires qui parcourent les évangiles canoniques : l’enseignement de Jésus et les combats des premières communautés contre leur environnement et comment le combat pour l’existence se superpose à ce qui est vécu comme un combat spirituel, un combat cosmique à mort qui même s’il est déjà gagné (Christ a déjà vaincu les Ténèbres), se poursuit encore pour les premières communautés.

(la réécriture de la Genèse par les Maccabées p. 54, ça ne manque pas que sel … 6,5)

The Parthenon Enigma

A new understanding of the world’s most iconic building and the people who made it.
Essai d’archéologie et d’histoire grecque de Joan Breton Connelly.

Un début d’Amazonomachie chez les archéologues ?

Le Parthénon, sur l’Acropole à Athènes, n’est pas seulement un ancien bâtiment illuminé la nuit pour faire joli. Il fut dès l’Antiquité (et est toujours aujourd’hui) une source d’inspiration pour les architectes qui louèrent ses proportions, son équilibre et sa majesté. Produit d’une société démocratique, il est un modèle dès que ce fait jour le besoin d’un bâtiment devant servir la Raison et le Peuple en Occident. Mais a-t-on pour autant bien compris ce quia conduit à sa construction ? Quel fut son programme décoratif et les liens qu’entretenaient entre elles les différentes parties de ce programme ? Quels furent ceux qui en décidèrent la construction (et le financèrent) en ce lieu particulier, et dans quels état d’esprit il leur apparut nécessaire de le faire ? Ce sont toutes ces questions auxquelles J. Connelly propose des réponses, se plaçant dans la continuité de théories acceptées de longues dates ou venant apporter de nouvelles idées, solidement étayées, une fois le titre un brin racoleur une fois passé.

Le prologue présente l’objectif du livre, mais sans en dire trop sur ce qui est la théorie centrale du livre. J. Connelly précise aussi sa méthode, rappelle qu’Athènes est la cité-Etat la plus connue du monde grec (p. xvii), rappelle à la suite de E.R. Dodds (Les Grecs et l’irrationnel, pas cité dans la bibliographie qui précèdent l’index et suit les notes en fin de volume) que les Grecs n’étaient pas esprits de pur rationalisme (p. xx-xxi) mais fait aussi le choix qui peut se discuter d’appeler le Parthénon un temple (p. x), un temple qui pourrait alors être sans xoanon, sans statue de culte.

Puis le premier chapitre met en place la scénographie : l’Attique, la ville et dans celle-ci, la roche sacrée de l’Acropole. La place de l’eau et des arbres est particulièrement valorisée dans la présentation (la royauté athénienne est intimement liée aux rivières de l’Attique, p. 22). L’Acropole est décrite dans les grandes largeurs, n‘oubliant ni les sources, ni les grottes reliées entres elles par un chemin à mi-pente, ni les restes de constructions mycéniennes (les murs dits cyclopéens, tout  particulièrement mis en valeur lors des remaniements poliorcétiques du Ve siècle av. J.-C. avec les deux fenêtres du bastion du temple d’Athéna Niké qui permettent de toucher ces vénérables pierres). L’auteur aborde aussi l’autochtonie des Athéniens, qui se disaient nés du sol (gegenes, p. 37).

Le second chapitre ausculte l’Acropole avant la construction du Parthénon. Il y est d’abord question du cosmos (avec un peu de mythologie comparative, par exemple p. 42 et p. 50), puis du premier grand temple à colonnade péristyle en attique, commencé vers 575 a. C., appelé Hekatompedon (ou temple de Barbe-Bleue, du nom d’une statue de son tympan), peu de temps avant la création des Grandes Panathénées, concours athlétique quadriannuel ouvert à tous les Grecs, en 566 (les Panathénées « normales » avaient déjà lieu tous les ans à ce moment). La suite du chapitre voit la description du Vieux Temple d’Athéna (avec son possible programme iconographique), reconstruit après 490 mais détruit lors de la prise d’Athènes en 480, avant la victoire grecque de Salamine. Ce temple fut laissé en l’état, en souvenir, et  la partie qui avait échappé à la destruction, l’opisthodome, fut conservée (à côté de l’Erechthéion). D’autres éléments de la bâtisse, dont des tambours de colonnes furent intégrées de manière très visible à la muraille de l’Acropole, comme réemplois commémoratifs (p. 73-74). L’Acropole devient ainsi après 480 un lieu de mémoire.

Et la mémoire de 480 et des années qui suivirent, la génération qui vécut ses évènements voulu la matérialiser dans une œuvre magistrale (troisième chapitre). Périclès, qui avait 15 ans en 480, fut l’agent de cette volonté. La construction du Parthénon s’étale entre 447 et 432 (p. 87), pour une somme totale de 469 talents d’argent (soit 236 millions d’euros de 2017), en reprenant de nombreux éléments de l’Hekatompedon et du Premier Parthénon (débuté en 488)  et au premier rang desquels la plate forme (p. 89). Il est construit en marbre du Pentélique. Aucune des lignes du Parthénon n’est droite pour donner à l’ensemble une harmonie visuelle : si l’on prolonge vers le haut les lignes des colonnes, ces dernières se croiseraient à 2,5 km au dessus du Parthénon (p. 94). Le programme de décoration est à la hauteur de la somme dépensée : les tympans sont historiés, les métopes de la colonnade extérieure leur répondent, de nombreux et délicats acrotères ornent le toit de marbre. Mais sans les témoignages littéraires et les dessins que les voyageurs ont laissé depuis l’Antiquité, il n’aurait jamais été possible de savoir quels thèmes étaient représentés sur les tympans du Parthénon (p. 103) et tous les éléments n’ont pas encore d’explication satisfaisante et définitive aujourd’hui encore.

Mais l’explication de la frise dite ionique (celle à l’intérieur de la colonnade, le long de la nef mais pas aisément visible du spectateur, à cause de sa hauteur destinée au plaisir des dieux, p. 153) est comme annoncé le point culminant du livre dans le quatrième chapitre. C’est là que de très nombreux éléments présentés dans les chapitres précédents s’assemblent. Tout démarre avec la pièce de théâtre Erechthée, écrite par Euripide vers 420 et citée par Lycurgue dans son Contre Léokratès.  Les 55 lignes citées par Lycurgue ont été complétées par une découverte papyrologique publiée en 1967 apportant près de 190 lignes de son côté (p. 131). J. Connelly rappelle dans la suite du chapitre qui est Erechthée (celui qui donne son nom à l’Erechtheion), l’un des premiers rois mythiques d’Athènes, né de la Terre et insiste sur la centralité athénienne de l’histoire du sacrifice des filles d’Erechthée (p. 141), qu’il ne faut pas lire avec le lunettes de la morale contemporaine (p. 142). Pour les Grecs, le sacrifice de vierges, c’est le moyen pour une femme d’atteindre la gloire, l’équivalent de la mort héroïque. Et en 420, la mort pour la patrie n’est pas une vue de l’esprit éloignée, après dix ans de guerre entre la Ligue de Délos et la Ligue du Péloponnèse. L’Athènes démocratique (au niveau politique mais aussi au niveau spirituel), en crise, a alors un grand besoin cathartique et d’un support idéologique (p. 143-145).

L’auteur détaille ensuite les différentes interprétations, démontrant que l’hypothèse d’une représentation des Panathénées, très prudente quand elle fut proposée pour la première fois en 1787 par J. Stuart et N. Revett a tout perdu des précautions de son origine pour devenir un dogme, ou au point un fait très peu discuté (p. 158). Mais est-ce vraiment un péplos qui est représenté au dessus de l’entrée principale du Parthénon ? Pour J. Connelly, il est clair que les éléments constitutifs des Panathénées ne sont pas dans la frise, rappelant en plus que cela constituerait la seule représentation d’évènement historique sur un édifice religieux dans toute la Grèce (c’était l’idée de Cyriaque d’Ancône au milieu du XVe siècle, p. 155). J. Connelly ne revendique pas être la seule à s’être interrogé sur ce fait, citant par exemple Arnold Lawrence, le frère de Lawrence d’Arabie (p. 160-162), mais elle est la première à faire le lien entre la frise et la pièce d’Euripide, une découverte qu’elle raconte p. 168. A l’aide de la pièce, la frise prend un autre sens, certes liée à l’actualité politique (la loi de Périclès sur la citoyenneté), mais prenant sa source dans le mythe, comme l’explique la série d’instructions donnée par Athéna à Praxithée, la veuve d’Erechthée (p. 188-189) : Erechthée et ses filles doivent être honorés comme des divinités chtoniennes, avec du miel et de l’eau, et sans vin (p. 134). Ce n’est plus le péplos que l’on voit au dessus de la porte, mais le linceul que revêt la plus jeune des filles d’Erechthée, bientôt sacrifiée par son propre père.

Mais ce livre ne s’arrête pas avec ce tremblement de terre (Poséidon n’est jamais loin, encore moins sur l’Acropole). J. Connelly continue son étude en explorant la signification du Parthénon, appuyant sur la signification funéraire des espaces religieux grecs (p. 219) comme leur aspect commémoratif. Pour l’auteur mais cela nous moyennement convaincu, l’ordre corinthien (et dans le cas du Parthénon, proto-corinthien, p.234) serait particulièrement utilisé dans un sens funéraire. Dans la chambre ouest serait alors la tombe des filles d’Erechthée et les Panathénées sont les jeux en leur honneur (p. 274), avec des épreuves clairement archaïques réservées aux Athéniens, même lors des Grandes Panathénées. C’est dans le septième chapitre que l’auteur donne le détail du déroulement des Panathénées, à la lumière de son interprétation de la frise et de la signification du Parthénon, « lieu des jeunes filles » (p. 229). Ces célébrations ont lieu pendant huit jours, peu avant le 15 août, avec chaque jour des épreuves différentes et une grande procession (p. 257). Une partie des épreuves n’est pas athlétique mais sont musicales et chorales. La danse n’est pas non plus absente des cérémonies. J. Connelly analyse enfin le socle de la statue chryséléphantine d’Athéna dans le Parthénon, là encore en donnant une explication de la présence de Pandore sur ce socle, liée aux filles d’Erechthée (p. 277) avant de clore ce chapitre sur la chouette, animal symbole d’Athéna et comment il s’insère dans le culte rendu aux Erechthéides (le ululement, ce youyou athénien  p. 268 ?).

Enfin, le dernier chapitre se penche sur la question de la polychromie de la statuaire grecque en marbre, et des difficultés à faire accepter l’idée au vu de la place qu’avait pris Athènes comme image de la civilisation (p. 294-303). Il est aussi question des liens entre Athènes et Pergame, et plus particulièrement les deux frises du Grand Autel de Pergame. Dans l’épilogue, l’auteur prend position pour un retour sur l’Acropole de toutes les parties manquantes de la frise, dont les marbres dit d’Elgin,  maintenant que la rhétorique nationaliste grecque a fait une place à la propriété britannique (p. 347). Une œuvre d’art peut-elle être réunifiée ?

Disons le d’emblée, la thèse de J. Connelly (Université de New-York) est extrêmement convaincante. Les très nombreuses illustrations contenues dans ce livre permettent au lecteur de suivre les démonstrations de l’auteur pas à pas, le lecteur profane étant accompagné par les explications de mots grecs. S’il est quelques longueurs, elles sont pédagogiques. Assez représentatif de la tradition étatsunienne, J. Connelly n’hésite pas devant les comparaisons ethnologiques (avec les Mayas et la corporalité de la prière p. 253 par exemple), très majoritairement à bon escient.

Aussi les petits reproches que nous avons à faire à cet ouvrage n’ont pas de relation avec la thèse générale, mais concernent plus des points périphériques. Le respect des temples par les Grecs, même perses, après 490 nous semble plus de l’ordre déclamatif que vrai en tous lieux (p. 72): pendant l’expédition d’Agésilas II en Asie Mineure, des temples brûlent.  On peut aussi questionner la présentation par l’auteur de l’Héliée, le tribunal athénien, de siège réel du pouvoir du fait des procès en ostracisme qui s’y déroulaient (p. 79), surtout que c’est une prérogative de l’assemblée des citoyens. Sur la question des métopes retaillées de la p. 101, il est regrettable que l’auteur, après avoir présenté plusieurs théories, ne donne pas son avis. Un autre point qui a pu nous chiffonner, c’est que la question de la fonction discutée du Parthénon (temple ou trésor ?) n’est pas même évoquée dans ce livre, même si l’auteur parle bien de trésor p. 85. L’existence de concours musicaux dans de grands sanctuaires panhélleniques auraient aussi mérité une mention (p. 259-260). L’analyse du moment « myronique » (avec ses parallèles à Olympie et à Pergame), où le mouvement exprime ce qu’il va advenir comme pour le Discobole de Myron, opposé au style archaïque, plus « gore » (p. 174-175) est a contrario un exemple de point positifs parmi de très nombreux dans ce livre.

C’est donc un point de vue documenté et argumenté qui mérite d’être lu, questionnant des thèmes qui semblaient refermés. Il nous faut maintenant nous soucier des réponses à J. Connelly. Elles n’ont pas du manquer.

(on peut aujourd’hui encore emprunter un pont mycénien à Arkadiko p. 237, entre Tyrinthe et Epidaure … )