Strade degli Etruschi

Vie e mezzi di communicazione nell’antica Etruria.
Recueil d’articles sur les voies et les moyens de transport en Etrurie, dirigé par Mauro Cristofani.

Quand faire juste des routes est trop simple.

Trente-trois ans après sa parution, ce livre volumineux et pesant continue de faire autorité. Produit à l’occasion des travaux autoroutiers de l’A1 (le tracé reliant Naples à Milan est achevé en 1988, pour des travaux débutés en 1956), il a pour but de démontrer la permanence des tracés et la filiation entre l’ingénierie étrusco-romaine et l’italienne du milieu du XXe siècle. Mais si le livre rappelle plusieurs fois qui l’a commissionné, il n’est pas qu’une ode à l’autoroute du soleil et ses six chapitres ambitionnent de faire entrevoir au lecteur quelques richesses insoupçonnées.

M. Cristofani, après une rapide présentation du volume, se charge de l’entame avec un article sur les itinéraires terrestres et maritimes. Il est d’abord rappelé l’étendue des territoires contrôlés par les Etrusques au moment de leur plus grande extension et leur thalassocratie. Puis on passe aux liens entre les différents centres, pour passer ensuite aux reprises de routes déjà existantes par le réseau romain. De très riches illustrations complètent l’article (comme pour tous les articles de ce volume), avec ici en plus des cartes, peu précises, mais donnant une bonne idée des axes de communication, tant sur terre que sur mer.

Le second article, signé du même auteur, passe très rapidement en revue les types de véhicules en usage en Etrurie préromaine. Là encore, de nombreuses illustrations font suite à l’article, montrant différents artefacts ou des reconstructions de navires. Une légende nous pose ici problème (p. 68), disant voir une apothéose sur un parement de char en bronze alors qu’il nous semble plus être la représentation d’un épisode légendaire ou mythologique (un char de chevaux ailés, comme ceux de l’Ara della Regina à Tarquinia) comme sur le second parement du même char (p. 70-71).

L’article suivant, écrit par Paola Moscati, est consacré aux routes qui parcourent le territoire des Falisques, ce peuple allié des Etrusques, ethniquement latin mais très profondément étrucisé. Les différentes voies sont commentées, qu’elles soient archéologiquement avérées dans leur tracé ou à l’état de conjectures, avec peu d’éléments concrets. Deux cartes aident heureusement à les situer, et les photos montrent à voir des réalisations de l’art hydrologique étrusque. L’article est suivi d’illustrations d’artefacts de différents types produit en territoire falisque.

L’article suivant (écrit par Giuliana Nardi) ramène le lecteur en terrain plus connu, sur le territoire de la cité de Caere. Le centre urbain est bien entendu relié à ses trois ports et à ses voisines Tarquinia et Véies, mais l’auteur préfère se concentrer sur le réseau viaire dans la périphérie de l’habitat, comprenant notamment les routes menant ou traversant les nécropoles et le système de drainage qui souvent l’accompagne (dont quelques voies taillées dans le roc). Malheureusement, les deux cartes (p. 164-165) qui accompagnent cet article sont très difficilement lisibles. Du coup, impossible de replacer sur les cartes les ponts, les portes et autres éléments dont parle l’auteur. De même, dans les photos qui font compagnie à l’article, souvent la légende souhaite porter l’attention du lecteur sur un élément qu’il aurait été bon d’indiquer sur l’illustration (certaines sont étrangement nébuleuses par ailleurs p. 212).

Le dernier article effectue un retour vers les moyens de transport avec pour thème le char d’Ischia di Castro, découvert en 1967 par une équipe archéologique belge. L’article replace la tombe dans son environnement avant de détailler les mesures de conservation dont a bénéficié le char, découvert avec des éléments ligneux. Sa décoration de bronze est elle aussi analysée, et bien entendu comparée au char de Monteleone de Spolète. C’est un article assez court, avec de nombreuses vues de détail et qui s’achève sur une note technique.

La qualité des cartes est hélas le point noir de ce livre, à la lecture parfois sèche (il faut connaître intimement le territoire falisque …). Ces cartes posent plus de questions qu’elles n’aident à en résoudre, ce qui n’est pas négatif en soit, sauf si l’on doit s’échiner à comprendre ce que l’auteur a voulu dire et ne pas vouloir se cantonner à ses propres réflexions. La carte de la p. 44 comporte deux fois la cité de Populonia, signe tout de même d’une attention moindre.

Le livre a bien entendu vieilli, pour la simple raison que l’archéologie du transport n’a pas chômé depuis 1985. On peut citer dans le domaine maritime la fouille très importante du navire vraisemblablement étrusque de la presqu’île de Giens en 1998. Pour la partie terrestre, l’étude de J. H. Crouwel pose de très solides bases (ici). Mais pour les voies, il ne semble pas qu’il y ait eu une mise à jour depuis …

(ce modelé de la tête du temple A de Pyrgi p. 152 … 7)

Reconnaître le fascisme

Fascicule de politologie de Umberto Eco.

Ca nous botte !

Voici un texte court, publié tout d’abord dans la New York Review of Books, mais qui reprend un discours prononcé par Umberto Eco le 25 avril 1995 à l’université de Columbia, à l’occasion de l’anniversaire de la libération de l’Europe. Mais la date a aussi une signification plus particulière encore pour les Italiens, puisque c’est ce jour qu’est fêtée la libération de l’Italie depuis 1946.

Et le texte est très italien. Le fascisme est ici à comprendre dans son sens strict, historique, et donc comme un phénomène italien. Comme pour Comment écrire sa thèse, U. Eco s’appuie sur des souvenirs, puisque né en 1932, il a expérimenté de première main de la vie quotidienne fasciste et sa fin inattendue en 1943. Sa première découverte est la pluralité des langages : qui a été abreuvé aux discours–fleuves du Duce ne peut que être surpris par le laconisme du maréchal des carabiniers, qui dit trois mots lors de la libération du village du Piémont où vit l’auteur (p. 13). Ce dernier va de découverte en découverte au cours du printemps 1945.

L’auteur passe ensuite au cœur de son propos. Pour lui, le fascisme des années 1920 à 1940 ne reviendra pas sous la forme qu’il avait pris (p. 19), même si le fascisme désigne dès avant la Seconde Guerre Mondiale une quantité de phénomènes très différents. Ceci qui intéresse bien entendu beaucoup le linguiste, et il entre un peu dans le détail, soulignant la plasticité idéologique du fascisme (toujours au sens strict), ce qui le rend peut totalitaire (p. 22) ni monolithique (plusieurs personnalités très dissemblables sont évoquées p. 27-29).

U. Eco passe ensuite aux dix-neuf caractéristiques de ce qu’il appelle « l’Ur-Fascisme »,  qui permettent de définir un phénomène fasciste (mais hélas l’auteur ne dit pas combien de ces éléments sont nécessaires pour passer le cap entre fascisme et non-fascisme). Rapport à la tradition et au modernisme, irrationalisme, peur de la différence, frustration, nationalisme, humiliation (« des ennemis à la fois trop forts et trop faibles » p. 42), le pacifisme comme collusion, l’élitisme populaire mais avec un dominateur (le Duce) et un mépris pour les faibles, culte du héros et machisme, le populisme qualitatif et enfin une novlangue.

On peut faire ressortir de ces critères une défiance de l’auteur envers la Nation (là encore, peut-être une thématique assez italienne) mais aussi la pluralité des champs où se niche le fascisme. L’aspect humiliation alliée à la certitude progressive d’un destin national exceptionnel est aussi à noter, même s’il est de loin le seul à faire ce type de remarques. Le point essentiel de ce petit opuscule est de réintroduire à l’intention du lecteur tout l’éventail de nuances que peut prendre le totalitarisme et montrer ce qui n’en est pas. Et pour U. Eco, le fascisme italien n’en est pas un. Une dictature de droite, inspiratrice de nombreux mouvements, mais pas un totalitarisme. Un langage sans corpus idéologique conséquent, ce en quoi E. Gentile et P. Milza disconviendront peut-être …

(court, punchy et bien écrit … 7,5)

 

Léonard et Machiavel

Cheminement historico-littéraire de Patrick Boucheron.

Deux géants sous un dais jaune.

Léonard de Vinci et Nicolas Machiavel travaillent à la même chose. Travaillent-ils ensemble ? Et pourquoi ne se nomment-ils pas l’un l’autre ? Nous voici une fois de plus devant le secret de la Chambre des époux, obligés de lire des mots envolés sur des lèvres absentes. p. 84

Parmi les quelques géants qui scandent a petite place de la Galerie des Offices à Florence, honorant les enfants de la ville ou de la Toscane, deux furent actifs à la fin du XVe siècle. Le premier, fils illégitime d’un notaire du village de Vinci était né en 1452. Le second, fils de juriste, est le benjamin du premier de 17 ans. Le premier, après un apprentissage dans l’atelier de Verrochio et un début de carrière quitte Florence pour la cour des ducs de Milan en 1482. Le second, éduqué à la mode humaniste mais sans passer par l’université, devient en 1498 le secrétaire à la chancellerie d’une république florentine qui a chassé les Médicis et est passé à travers l’épisode théocratique de Savonarole. Le premier, c’est Léonard et le second, Machiavel.

Dans leurs nombreux écrits, malgré leur présence commune attestée ou supputée à plusieurs endroits et leurs intérêts communs, aucun ne parle de l’autre. Savoir que deux des plus grands esprits de la Renaissance se rencontrent mais n’en disent mot a enflammé l’esprit de recherche et l’imagination de nombreux historiens et écrivains et Patrick Boucheron (qui enseigne au Collège de France et est un spécialiste de l’Italie médiévale) essaie dans ce livre de marier les deux approches. C’est assez frustrant pour l’historien, ce dont l’auteur convient p. 147 (en avouant sa difficulté à ses passer de notes), mais il faut que en termes littéraires, le résultat est plutôt bon. P. Boucheron sait raconter, sait tisser des histoires.

P.Boucheron fait démarrer son récit en juin 1502. César Borgia, allié du roi de France Louis XII et fils du pape Alexandre VI, se taille une principauté en Romagne et prend la ville d’Urbino en juin 1502. Léonard voit en ce condottiere, général en chef des armées papales, un possible mécène après la chute des Sforza à Milan en 1499 et trois années au service de Venise. César Borgia le nomme son ingénieur. Machiavel lui aussi veut quelque chose de César Borgia : ses intentions quant à la cité de Florence qui l’envoie auprès de lui. Mais celui-ci est un homme secret et Machiavel ne peut percer ses plans. Les trois hommes sont donc ensemble à Urbino puis à Imola entre juin 1502 et janvier 1503. Mais P. Boucheron reste à Urbino, nous décrit le palais ducal et en quoi il est emblématique des principautés dont l’ère s’achève avec l’arrivée en Italie des forces françaises en 1494. Puis l’auteur retrace les différentes tentatives de reconstituer les dialogues entre Léonard et Machiavel (p. 17) et ce qui peut avoir rapproché les deux hommes. Puis l’auteur se penche vers Léonard, celui qui fait des listes quand il doit partir (de ses possessions, de choses à faire), parce que ça le calme (p. 25). Léonard est chargé de la mise en scène du pouvoir des Sforza à Milan, et quand ces dernier doivent s’enfuir, lui aussi part de Milan.

Machiavel de son côté a bien compris, avec la Seigneurie florentine, que l’arrivée des armées française en Italie change totalement le jeu des puissances. Les dirigeants florentins l’envoient par monts et par vaux, en France comme dans toute l’Italie, et parfois au détriment de ses affaires personnelles (p. 35). Les affaires de son temps, il les compare avec celles de l’Antiquité et qu’il étudie au travers de ses lectures. C’est cette rencontre qui donne naissance au Prince, après 1513, quand il est exilé de Florence après le retour des Médicis.

Les dirigeants italiens, Léonard en a une bonne pratique lui aussi (p. 44). Isabelle d’Este le harcèle des années durant pour qu’il fasse d’elle un portrait (ou un second, après la Dame à l’hermine, p.40). C’est ainsi que nous revenons à César Borgia, à son parcours météoritique, qui cherche à ses constituer des forces qui lui sont propres avoir usé de la force d’autrui (p. 47). Léonard, au service de Borgia, parcourt la Romagne et la Toscane, avec ses assistants, pour évaluer les forteresses de son employeur et faire un plan de la ville d’Imola vue du ciel. Machiavel de son côté observe comme C. Borgia met fin à une conjuration contre lui.

Mais voilà, le pape meurt, et son fils est souffrant. Le nouveau pape, Jules II, est son ennemi et son rapprochement raté avec l’Espagne affaiblit le soutien français. Il meurt en 1507. Mais cet échec ne doit pas lui être imputé selon Machiavel. Il a fait ce qu’il fallait, il fut seulement malchanceux (p. 75) et il admire ce que fut son mouvement. Le mouvement et l’incertitude, c’est justement ce que fuit le prosaïque et très politique Léonard (p. 73), qui a même pensé se mettre au service de la Sublime Porte.

Léonard et Machiavel se retrouvent en juillet 1503. Machiavel plaide au près de la Seigneurie pour des travaux de dérivation de l’Arno devant isoler Pise de la mer et ainsi la mettre à genoux. Et la Seigneurie confie la conception des travaux à Léonard (déjà très hydraulicien à Milan). Le chantier débute en juillet 1504, mais un orage détruit la digue en octobre de la même année …

Enfin, Léonard et Machiavel se rencontrent sûrement une troisième fois. Quand Léonard est chargé par Florence de peindre dans le Palais-Vieux la bataille d’Anghiari (en 1440 contre Milan), il négocie un premier (en octobre 1503) puis un second contrat qui précise le premier. Et comme témoin du second contrat, c’est Machiavel qui signe. Florence se méfie, elle connaît la propension du peintre à ne rien finir (mais P. Boucheron avance une explication du pourquoi p. 118) et Léonard ne veut pas abdiquer sa liberté artistique : un compromis est trouvé. Léonard finira le carton mais jamais la peinture … En 1506, il part pour Milan. Machiavel voit sa carrière arrêtée nette par le retour des Médicis en 1513, avant de revenir à Florence en 1519.

En fin de volume, un tableau récapitule les entrelacs décrits dans le texte, avant que P. Boucheron ne paie ses dettes, aux Hommes et aux textes.

Ce cheminement, une fois accepté sa forme particulière par le lecteur, est très agréable. Il est fondé, et cette science très visible renforce le propos qui n’est pas strictement chronologique, allant de-ci de-là, vers des thèmes annexes (le destin de la Bataille d’Anghiari ou le projet de milice florentine par exemple), puis revenant aux trois moments de rencontre. La comparaison entre le programme artistique du palais civique de Florence et de celui de Sienne est très éclairante elle aussi (p. 107). Ainsi l’auteur ne veut pas reconstituer un puzzle, mais un gué (p. 82). Par moments, on accompagne l’auteur dans ses recherches, au contact des manuscrits (p. 52-53) et ainsi on peu comprendre nous aussi pourquoi Machiavel s’habille avec soin pour lire les Anciens (p. 61), ce qu’est l’humanisme (rapide mais efficace, p. 110) ou c’est qu’est le Prince (p. 75).

Si P. Boucheron dégage avec soin et justesse les différences qu’il y a entre ses deux personnages principaux, il dépeint aussi avec précision ce qui les rassemble (p. 77, p. 134). Il essaie de résister aux potentialités des rencontres à imaginer ce qu’ils ont pu se dire. L’auteur a conscience de cette tentation et ce n’est pas toujours couronné de succès. Mais il a bien enseigné le lecteur.

Et finalement on se demande si P. Boucheron ne se sent pas lui-même Machiavel (p. 135).

(pourquoi parler de « bibliographie mensongère » p. 148 ? … 7,5)