Fascicule de politologie de Umberto Eco.
Voici un texte court, publié tout d’abord dans la New York Review of Books, mais qui reprend un discours prononcé par Umberto Eco le 25 avril 1995 à l’université de Columbia, à l’occasion de l’anniversaire de la libération de l’Europe. Mais la date a aussi une signification plus particulière encore pour les Italiens, puisque c’est ce jour qu’est fêtée la libération de l’Italie depuis 1946.
Et le texte est très italien. Le fascisme est ici à comprendre dans son sens strict, historique, et donc comme un phénomène italien. Comme pour Comment écrire sa thèse, U. Eco s’appuie sur des souvenirs, puisque né en 1932, il a expérimenté de première main de la vie quotidienne fasciste et sa fin inattendue en 1943. Sa première découverte est la pluralité des langages : qui a été abreuvé aux discours–fleuves du Duce ne peut que être surpris par le laconisme du maréchal des carabiniers, qui dit trois mots lors de la libération du village du Piémont où vit l’auteur (p. 13). Ce dernier va de découverte en découverte au cours du printemps 1945.
L’auteur passe ensuite au cœur de son propos. Pour lui, le fascisme des années 1920 à 1940 ne reviendra pas sous la forme qu’il avait pris (p. 19), même si le fascisme désigne dès avant la Seconde Guerre Mondiale une quantité de phénomènes très différents. Ceci qui intéresse bien entendu beaucoup le linguiste, et il entre un peu dans le détail, soulignant la plasticité idéologique du fascisme (toujours au sens strict), ce qui le rend peut totalitaire (p. 22) ni monolithique (plusieurs personnalités très dissemblables sont évoquées p. 27-29).
U. Eco passe ensuite aux dix-neuf caractéristiques de ce qu’il appelle « l’Ur-Fascisme », qui permettent de définir un phénomène fasciste (mais hélas l’auteur ne dit pas combien de ces éléments sont nécessaires pour passer le cap entre fascisme et non-fascisme). Rapport à la tradition et au modernisme, irrationalisme, peur de la différence, frustration, nationalisme, humiliation (« des ennemis à la fois trop forts et trop faibles » p. 42), le pacifisme comme collusion, l’élitisme populaire mais avec un dominateur (le Duce) et un mépris pour les faibles, culte du héros et machisme, le populisme qualitatif et enfin une novlangue.
On peut faire ressortir de ces critères une défiance de l’auteur envers la Nation (là encore, peut-être une thématique assez italienne) mais aussi la pluralité des champs où se niche le fascisme. L’aspect humiliation alliée à la certitude progressive d’un destin national exceptionnel est aussi à noter, même s’il est de loin le seul à faire ce type de remarques. Le point essentiel de ce petit opuscule est de réintroduire à l’intention du lecteur tout l’éventail de nuances que peut prendre le totalitarisme et montrer ce qui n’en est pas. Et pour U. Eco, le fascisme italien n’en est pas un. Une dictature de droite, inspiratrice de nombreux mouvements, mais pas un totalitarisme. Un langage sans corpus idéologique conséquent, ce en quoi E. Gentile et P. Milza disconviendront peut-être …
(court, punchy et bien écrit … 7,5)