Daesh, paroles de déserteurs

Recueil de témoignages édités par Thomas Dandois et François-Xavier Trégan.

Entrée gratuite, sortie payante.

Il existait jusqu’à présent des ouvrages sur les revenants français de Daesh. Certains étaient peut-être même des repentis, mais sûrement pas tous. Avec ce livre, notre image est complétée puisqu’il fait le choix de s’intéresser aux recrues locales (des Syriens et un Jordanien) de l’Etat Islamique (EI) qui ont fait le choix de la désertion.

Mais il n’y a pas que le fait d’avoir été membre, volontairement ou non, de l’EI qui relie ces gens (les adultes interrogés étaient tous volontaires, les deux enfants étaient des enfants soldats arrachés à leur famille). Ils ont aussi tous été exfiltrés par une organisation basée dans le sud de la Turquie et dont l’assèchement en ressources humaines est l’angle d’attaque contre l’EI. Et c’est visiblement une activité dangereuse. Mais comme cette organisation est conduite par des anciens habitants de Raqqa, cela a pour conséquence limitatrice que les témoignages recueillis par les deux auteurs sont ceux de gens provenant majoritairement de cette région ou de Deir ez-Zor tout en ayant l’avantage que ces mêmes témoins ont habités dans la région de la capitale syrienne de l’EI.

Mais les auteurs ne sont pas non plus dupes des gens qu’ils rencontrent, comme ils le soulignent dans le préambule : ils sont très déçus par l’EI, mais n’ont pas forcément renoncé au salafisme ou au jihadisme (p.13). Le préambule permet de présenter les méthodes utilisées, l’intérêt des témoignages croisés qui permettent des recoupements et certaines conditions d’entretien (un soir d’attentat p. 14).

Les six premiers chapitres permettent d’esquisser un portrait de l’organisation qui exfiltre les déserteurs de l’EI appelée Thuwwar Raqqa. On y apprend, dans la mesure où cela ne pose pas de problème sécuritaire, comment fonctionne cette organisation, les dangers encourus, sa naissance et ses évolutions. Thuwwar Raqqa rassemble aussi des documents sur l’EI, tant sur son ordre de bataille que sur ses ramifications plus civiles. Que sur ce point l’organisation fasse des appels du pied à l’endroit de services de renseignement (contre financement) paraît évident, et il est difficile pour le lecteur de prendre pour argent comptant tout ce qui est décrit. Toujours est-il que les deux auteurs (dont au moins un est arabophone) sont impressionnés. Le dernier chapitre de cette partie donne un avant-goût des témoignages, avec parfois des informations que l’on ne retrouvera pas forcément dans ces mêmes témoignages.

La seconde partie rassemble les témoignages, un par chapitre et onze en tout. Le premier est celui d’un dénommé Abou Ali. Jordanien mais ayant étudié en Syrie, il passe assez facilement la frontière pour rejoindre l’EI. Il est envoyé en formation théologique, où dès le premier jour on lui demande s’il veut participer à une mission suicide. Il ne peut faire confiance, tellement on peut vite passer de vie à trépas. Il dit avoir été choqué par le peu d’ouverture d’esprit des gens sur place … Après la formation théologique, trois semaines de formation militaire et direction le front. Brancardier puis gardien de prison, il déserte depuis Alep.

Le second témoignage est celui d’Abou Oussama. Il rejoint l’EI parce que ce sont eux qui ont rétabli l’ordre à Raqqa et qu’il est attiré par le Jihad. Puis suivent Abou Hozeifa (il est resté quatre ans et demi) qui a été le chef d’un check-point, Abou Maria un cuisinier aux premières loges de la corruption des émirs. Kaswara avait encore 14 ans quand il est devenu un agent de la sécurité intérieure de l’EI. Il a égorgé et fait égorger mais est parti après avoir subi un viol. L’instituteur Abou Fourat n’a pas été membre de l’EI mais s’est enfui et il a peut-être connu Moussa et Youssef, deux enfants soldats, eux aussi interrogés par les auteurs. Leur oncle apporte fait aussi le récit, très pessimiste, de comment les enfants sont attirés et formatés par Daesh, ce que confirme Abou Ahmad dans le chapitre suivant. Abou al-Abbas a quant à lui été chanteur pour l’EI et dans le dernier témoignage Rayan raconte comment, étudiant, il s’est retrouvé dans Al-Qaida puis l’EI parce qu’il avait été refusé par d’autres groupes rebelles. Une très courte postface veut mettre en garde le lecteur : la fin de l’emprise territoriale de l’EI n’est de loin pas la fin de l’organisation.

La forme du livre est dérangeante d’une certaine manière. Ce ne sont pas des témoignages bruts mis en forme mais des témoignages réécrits, sans indications. Ils sont très travaillés, peut-être même trop, et ne permettent pas de pouvoir retrouver les formulations originales, encore moins les questions des deux auteurs. Et des questions il y en a sûrement eu, comme presque chaque témoignage s’achève sur une exhortation à ne pas se joindre à l’EI. Les entretiens ont peut-être décousus mais il y avait sans doute moyen de plus respecter les paroles d’origine.

Dans leur insincérité, les témoignages sont intéressants, montrant bien la prise en main de la société syrienne par l’EI et son utilisation des enfants, comme d’autres totalitarismes avant eux (p. 167 entre autres). Les témoignages donnent une idée assez précise de l’attrait qu’a pu avoir ou que peut encore avoir cette organisation, avec des parcours divers qui amènent à s’engager, forcé ou non. Pour beaucoup de témoins adultes néanmoins, l’idée de départ n’était pas si mauvaise mais les jihadistes de l’EI ont tout gâché, surtout en invitant des combattants étrangers. Tous n’excluent pas de ne pas retourner combattre, en Birmanie par exemple (p. 104).

(le terreau est toujours là … 6)

Barkouf

Livret d’Eugène Scribe et Henry Boisseaux sur une musique de Jacques Offenbach.
Production de l’Opéra du Rhin.

La petite maison dans la librairie.

A Lahore, être caïmacan n’est pas une sinécure. Les dix derniers dans l’année écoulée ont été défenestrés par la population. Le Grand Mogol, qui a pour principe d’empaler d’abord et de poser des questions ensuite, a décidé de reprendre les choses en main et va donc faire une visite à la ville. Maïma la fleuriste orpheline et Balkis la vendeuse d’oranges préparent sa venue. Bababeck le grand vizir se prépare aussi, avec l’aide de son eunuque Kaliboul : c’est peut-être enfin le moment de devenir caïmacan ! La remuante population lahoraise s’échauffe à nouveau, dont le gredin Xailoum qu’aime Balkis. Arrive le Grand Mogol. Maïma reconnaît dans sa suite son ancien amant et le chien qui l’a protégé après la mort de son père. Saëb, l’ancien amant, est en revanche promis à la fille de Bababeck, la dénommée Périzade.  Quand Saëb reconnait Maïma, il veut se délier de ses engagements mais se sait contraint. Le Grand Mogol ne nomme pas Bababeck à la tête de la ville mais le chien de sa suite, Barkouf. Le grand vizir doit prendre ses ordres de lui mais n’arrive pas à l’approcher. Maïma, forte de leur ancienne connaissance, se propose d’être son interprète. Ceci lui permet de manœuvrer le grand vizir et en premier lieu d’empêcher le mariage entre Saëb et Périzade. De plus, sous le règne de Barkouf, les impôts diminuent et le trésor de la ville se vide au profit de la population. Bababeck, excédé, complote la mort de Barkouf. Mais Maïma demande aux conjurés de boire le vin empoisonné en premier … Pendant qu’il réfléchit, les Tartares attaquent la ville, profitant de la complicité du grand vizir. Saëb et Barkouf, aidés de la population, partent défendre la ville. Les Tartares sont vaincus mais Barkouf ne survit pas. Revient le Grand Mogol, qui nomme Saëb caïmacan. Ce dernier épouse enfin Maïma.

Comme toujours avec Mariame Clément, une attention soutenue a été portée au plateau. Dans le premier acte, il est dominé par l’orange (un acidulé proche de son Platée de 2010) et le blanc avec portrait du Grand Mogol et tribune. La tribune se retourne pour l’air dudit Mogol, mais dans une version très disco. Les deux actes suivants prennent place dans un magasin d’archives où les affidés de Bababeck essaient de maintenir les choses en place (de manière transparente, maintenir en place la tradition), avec au milieu une niche qui grandit démesurément entre le second et le dernier acte. Les costumes avaient une petite saveur d’Extrême Orient (Singapour ?), avec un arrière-goût de Bordurie pour les militaires (par les moustaches de Plekszy-Gladz !). L’inventive mise en scène a été un délice de presque tous les instants. Le tableau avec la liberté guidant le peuple était cependant trop forcé, comme les conspirateurs dotés de masques d’hommes politiques actuels (déclenchant des mouvements dans la salle). Le public aurait par exemple aussi compris des masques de Napoléon III pensons-nous, même 157 ans après la première et seule production au monde.

Côté chant, le chœur était un peu endormi au début de la pièce, mais la montée en rythme ne s’est pas faite attendre. Maïma était magnifique, Balkis d’une très grande présence scénique, Bababeck cabotin en diable, fourbe et veule à souhait. Saëb était peut-être un peu en retrait mais pas moindre en qualité. Musicalement, tout a été rondement mené, dans une partition très offenbachienne, très oratorienne.

(Périzade a la moustache, pas le général … 8,5)

Gormenghast I : Titus d’Enfer

Roman fantasy de Mervyn Peake.

Un éclair après l’autre !

Il n’y a que le château de Gormenghast. Autour, rien, ou si peu de choses. Il y a bien ces Brillants Sculpteurs, dans leurs huttes, et un de peu de bois, de collines et de lacs. Mais par rapport au château de Gormenghast, montagne devenu château ou l’inverse, avec ses souterrains sans fin, ses couloirs innombrables, ses chambres insoupçonnées, ses terrasses oubliées de tous … Dans ce château tout entier tourné sur lui-même règne Lord Tombal, le 76e comte d’Enfer. La vie du comte, réglé par un immémorial rituel d’airain, est troublée dans sa mélancolie par la naissance de son héritier Titus. Sa mère, l’imposante comtesse Gertrude n’est intéressée que par les oiseaux et les chats. Elle ne souhaite voir son fils qu’à partir de sa sixième année de vie et Titus est donc confié à la nurse Nanny Glu. L’aînée des d’Enfer, Lady Fuchsia, a du mal à encaisser de n’être plus la seule enfant du couple.

La domesticité et les autres habitants du château sentent aussi souffler le vent du changement, même ceux qui ne sortent pas de leur lieu de travail retiré comme le conservateur de la galerie de sculptures. Si la nurse Nanny Glu est inoffensive en plus d‘être complexée et pleurnicharde, le chef Lenflure et le premier valet Clacrosse sont autrement plus dangereux et ennemis. Finelame, commis de cuisine, parvient à trouver le moyen de s’échapper des sous-sols où il était à la merci du sadique Lenflure. Son ambition, sa volonté et son intelligence peuvent lui permettre une ascension sociale au château, ce dont il ne va pas s’abstenir. Mais à quel prix …

Ce livre n’est pas qu’un très très bon roman, c’est aussi un très long poème naturaliste et absurde. Tout est ciselé, les descriptions sont d’une affolante justesse, conduisant à une œuvre baroque et jubilatoire. Ce qui choque le plus, c’est la présence souveraine et impressionnante des couleurs. L’auteur est peintre et illustrateur, il ne peut pas le cacher : son don pour l’observation et la retranscription chromatique est sublimé dans ce roman. Le lecteur est amené à participer au récit, que ce soit par les rares interpellations du lecteur par le narrateur (p. 455 par exemple) ou par la volonté de rapprocher le monde de Gormenghast du notre : on parle d’Arabie (p. 348), on fait référence au christianisme (p. 93 par exemple). Le niveau technologique du monde est cependant assez indéterminé.

Et la traduction est en plus de tout premier ordre, avec comme morceau de bravoure le poème p. 166-168 et des formules vieillies mais délicieuses (p. 219 par exemple, ou l’emploi du mot « vesces » p. 531 pour des plantes fourragères). Le niveau de langue est stratosphérique.

Pour lecteur, en plus du côté esthétique, c’est comme la traversée d’un asile de fous que l’on observerait en train de jouer une pièce, comme Sade mettant en scène les internés de Charenton. Tous sont affectés de problèmes mentaux, même Finelame que l’on peut penser exempt au premier abord. C’est peut-être même lui le Sade metteur en scène. La violence est souvent présente, tantôt ouverte, tantôt affleurante entre les personnages (le lecteur peut se demander s’il a bien lu au tout début avant de rencontrer Lenflure pour la première fois). Le façonnage des personnages est au niveau du reste.

Le huis clos est renforcé par le fait que le comte est enfermé doublement : à la fois, il est le château (donc on découvre néanmoins certaines particularités en fin de volume), mais en plus il est le point focal de rites qu’il doit accomplir chaque jour sous la supervision de Grisamer, le Maître du rituel. C’est l’intemporalité qui est mise en danger avec la naissance de Titus et une simple brise peut maintenant apporter la tempête sur Gormenghast. Une tempête précédée d’une désespérance très profonde à la fin du livre.

Un livre magnifique, qui a la très grande chance d’avoir une suite.

(mais il n’y a pas que la haine comme sentiment dans ce livre …8,5/9)

Faire une nation

Les Italiens et l’unité (XIXe-XXIe siècle)
Essai d’histoire du Risorgimento de Elena Musiani.

Toujours le théâtre !

Même si pour l’Italie contemporaine, le Risorgimento a perdu sa centralité au profit de la Seconde Guerre Mondiale et la naissance de la République, la période qui conduit à l’unité italienne marque encore la toponymie de la péninsule. Quelle localité n’a pas sa place Cavour, son cours Victor-Emmanuel II ou une statue de Garibaldi ? Mais E. Musiani (qui enseigne à Bologne) ne se contente pas d’actualiser une histoire du Risorgimento (qu’elle n’est bien évidemment pas la première à faire), elle ausculte aussi comment, dès le lendemain de la création du royaume d’Italie, les évènements qui ont conduit à l’unification sont perçus, tant au niveau de la vie politique et des institutions que dans les arts.

Comme beaucoup de choses au XIXe siècle, le point de départ de l’unification italienne est la Grande Révolution française de 1789. Avec ce bouleversement arrivent en Italie d’abord de nouvelles idées, puis des armées. Le Nord de l’Italie étant sous domination autrichienne, c’est naturellement un théâtre d’opérations pour la jeune république. Bientôt naissent des républiques sœurs et dans le centre et le sud de la péninsule, l’agitation augmente. Avec la présence française, un changement dans la composition des élites dirigeantes s’opère, mariant aristocratie libérale et une bourgeoisie qui a pu profiter de la nationalisation des biens du clergé.

Les restaurations de 1815 ne font pas revenir l’Italie en 1788. De nombreuses principautés n’existent plus, et la conscience de la possibilité d’une union des Italien se fait jour. Le Code Civil reste en vigueur dans de nombreuses contrées. Sa forme n’est pas arrêtée : certains voient le Pape en monarque constitutionnel (la place du catholicisme dans le processus d’unification est majeure p. 65), d’autres imaginent une fédération de princes, et peu imaginent le roi de Sardaigne comme souverain d’une Italie unifiée (malgré de nombreux intellectuels qui se tourne vers la maison de Savoie vue comme plus libérale que d’autres maisons régnantes). L’influence de J. Murat dans la naissance d’une idée politique de l’Italie est de ce point de vue assez inattendue, surtout quant à ses liens avec la société secrète de la Charbonnerie (p. 38 et p. 67). E. Musiani ne peut passer à côté de G. Mazzini, la figure principale du romantisme italien et inspirateur de nombreuses révoltes dans la péninsule (sa vision démocratique et non violente est d’un grand intérêt, p. 98). Un sous-chapitre entier lui est consacré.

Mais 1848 montre l’échec de Mazzini et du modèle des sociétés secrètes formant des conjurations pour renverser les autocraties, chacun dans sa petite ville (comme au Moyen-Âge, p. 77). Et c’est la couronne de Sardaigne qui reprend le flambeau, sous la direction stratégique de Cavour. A Rome et à Venise, le printemps des peuples prend la forme de république à orientation démocratique mais qui ne durent pas. L’Autriche est encore très puissante dans la plaine du Pô et peu de puissances européennes souhaitent la fin de la suzeraineté papale sur Rome, où la France intervient. Mais la France n’est pas insensible à l’idée d’une Italie venant enfoncer un coin dans le flan sud de la monarchie danubienne et Napoléon III va s’engager, avec certaines conditions, en faveur d’une unification italienne sous direction sardo-piémontaise. L’action conjointe des troupes françaises, des volontaires garibaldiens (Garibaldi a été un général de la république romaine) et des troupes piémontaises permet, en plusieurs étapes, d’unir presque toute la péninsule en 1860. Rome étant, condition française, encore indépendante, la nouvelle capitale est transportée à Florence.

Mais quand est proclamé en 1861 le royaume d’Italie, la forme politique a pris beaucoup d’avance sur la réalité sociologique du nouveau pays. Il reste à faire les Italiens. Se pose la question de la langue (seuls 2% des Italiens parlent l’italien, p. 173 même si Manzoni invente la langue nationale au sens du XIXe siècle p. 66), de l’unification économique et administrative. Dans de nombreux cas, on se contente d’envoyer des fonctionnaires piémontais dans le Mezzogiorno, ce qui va avoir des conséquences fâcheuses. Il y a à la fois continuité et fondation : Victor-Emmanuel ne change pas de numéro, il n’y a pas de Constitution, différents systèmes légaux cohabitent encore, la langue italienne est toujours aussi peu parlée qu’en 1815 et le suffrage reste censitaire (p. 165). A la faveur de la guerre franco-allemande en 1870, Rome est annexée au royaume et en devient naturellement sa capitale.

Sitôt après la fin du Risorgimento se met en place son mythe, partagé entre ceux qui se tournent vers les Savoie, les Garibaldiens ou encore Mazzini. Mais la fin du XIXe siècle voit une agrégation de ces différents courants, dans une volonté politique de créer une religion patriotique. On mémorialise, puis on monumentalise (p. 23). Un Autel de la Patrie est donc construit à Rome (concours en 1880), seulement associé et non pas dédié à Victor-Emmanuel comme dans le projet initial. L’Autel inauguré en 1911 mais Mazzini, Garibaldi (et, plus étonnant en 1932, sa femme p. 228) et Cavour ne sont pas oubliés. Initiatives privées et projets communaux se conjuguent. Mais d’un autre côté, la fixation d’une fête nationale continue d’être problématique jusqu’en 1945 (p. 208). Chaque courant politique a bien sûr une vision préférentielle du Risorgimento (p. 206), et les Fascistes sont eux-mêmes influencés par Mazzini, mais une fois au pouvoir, ces mêmes Fascistes s’emploient à séparer les héros de la pensée libérale qui les a animés (exit Cavour, p. 226). En 1947, la toute jeune république s’appuient une nouvelle fois sur le Risorgimento pour asseoir sa légitimité.

Du côté des historiens italiens, les combats ont été âpres comme le montre le septième chapitre du livre. Un très court chapitre se penchent ensuite sur le Risorgimento dans l’opéra, la littérature et le cinéma. Un épilogue clôt le livre et une chronologie, de courtes biographies, une bibliographie, les notes et un index des noms le complètent.

Le fait de ne pas se limiter aux guerres d’indépendance mais au contraire d’élargir jusqu’au XXIe siècle est le grand intérêt de ce livre. Les parties sur l’art aurait cependant mérité un plus grand développement et celle sur les débats historiographiques à réserver à un public déjà averti. Pour qui a le modèle français de construction d’un pays, voilà un modèle très différent et le livre le montre de très belle manière. Mais à la différence de l’Allemagne, pleinement comparable jusqu’en 1860 (toujours contre l’Autriche), l’Italie ne se contente pas d’une fédération mais veut rejoindre l’exemple français (et disons-le latin) de pays centralisé.

Si le livre est d’une grande clarté et se lit avec beaucoup de plaisir (il y a des rebondissements), la traduction n’est hélas pas parfaite. Passons sur l’analyse à notre sens incomplète du mot même de Risorgimento (p. 15). Mais le mot italien Campidoglio doit être traduit en français (Capitole, p. 204) ! On peut aussi contester la qualification de réactionnaires pour les Fascistes (p. 231), puisqu’ils sont, comme les Bolchéviques, très clairement révolutionnaires. La question de la fin de l’expansion ou de la complétude de l’Italie n’est pas abordée dans son côté balkanique mais est limitée aux visions africo-méditerranéennes mussoliniennes, quand l’Empire concurrence la Nation dans les années 30.

Un livre plein de pistes, un clef de plus pour la compréhension du temps long italien.

(les critiques p. 233 des célébrations du 100e anniversaire de la proclamation de l’unité furent exactement l’inverse de celles du 50e …7,5)

I Puritani

Livret de Carlo Pepoli et musique de Vincenzo Bellini.
Production de l’Opéra de Francfort-sur-le-Main.

Qui va piano ne va pas toujours sano !

A Plymouth, au XVIIe siècle, Elvira va se marier avec Arturo Talbot, au grand déplaisir de Riccardo qui avait pourtant obtenu la main d’Elvira de son père. Mais alors que s’apprête la noce, Arturo, un partisan des Stuart, reconnaît au sein de l’assemblée Henriette, la reine d’Angleterre prisonnière des Puritains. Cette dernière supplie Arturo de la sauver d’une mort certaine. C’est ce que fait ce dernier, en partant avec la reine et laissant sa promise sur le carreau. Elvira est gagnée par la folie et Riccardo, qui espérait rafler la mise, en est pour ses frais. Mais Riccardo veut faire juger Arturo pour trahison, dont la sentence ne peut être que la mort s’il est retrouvé. Trois mois après sa fuite, Arturo revient dans le jardin d’Elvira. Il chante et Elvira le retrouve grâce à sa chanson d’amour. Tout serait pour le mieux si les hommes d’armes du Parlement ne les avaient pas retrouvés et encerclés. Arturo est sous le coup d’une sentence de mort, Elvira fait une rechute devant la crainte d’une nouvelle séparation et fait feu sur Arturo (artifice de mise en scène pas présent dans le livret d’origine).  Arrive un héraut de Cromwell avec l’amnistie générale.

Pour le plateau, on est dans le sobre. Deux rangées d’arches, concaves, forment la toile de fond des trois actes (qui font penser un petit peu au Globe Theater de Londres). Tout au plus, un escalier disparaît entre deux actes. Au centre du plateau, une ouverture rectangulaire reste ouverture pendant tout l’œuvre, parfois surmontée d’un piano à queue (qui peut servir de lit). Ce n’est pas toujours sans danger par ailleurs. Un écran translucide est placé entre le plateau et le public (la folie d’Elvira ?), donnant un ton sépia aux évolutions scéniques mais surtout servant pour de la projection vidéo (qui peut parfois agacer). Cet écran ne se lève qu’à la toute fin, au moment de la mise en abyme du salut au public à l’arrière-scène. Le jeu de lumière produit de beaux effets (dont un remarquable second effet sépia). Un rôle muet a été rajouté par la mise en scène, sous la forme d’une danseuse habillée en noir. Elle est présente quand Elvira est en scène (sa mélancolie ?), mais n’apporte pas grand-chose la pièce, tout comme les modifications apportées au livret. Les costumes ont un côté XIXe siècle pour les rôles principaux (en rapport avec sa création en 1835 ?), mais le chœur est doté d’éléments rappelant le XVII siècle.

Pour ce qui est de la musique, il faut quand même dire qu’avec ses nombreuses longueurs, on est encore un peu au XVIIIe siècle. On dit vraiment beaucoup plus de choses en autant de temps chez Wagner par exemple. C’est du bel-canto donc c’est bourré d’arabesques, mais cela ne distrait pas de la mélodie et l’émotion n’est pas chassée par la technique. Tout est par ailleurs très très bien chanté, mais on ne peut pas dire que c’est hélas une production dont on se souviendra encore dans des décennies …

(ces images de volcan, c’était pas spécialement fin …6,5)

Faire des sciences avec Star Wars

 

Essai sur la Guerre des Etoiles vu du côté de la physique par Roland Lehoucq.

Avec de gros morceaux d’énergie dedans !

La puissance que produit le générateur principal [de l‘Etoile Noire] pour accumuler une telle énergie en quelques jours est tout simplement phénoménale : plusieurs centaines de milliers de fois supérieure à celle rayonnée par le Soleil tout entier … Plutôt pas mal pour un Empire qui va se faire rétamer par des oursons deux épisodes plus tard …  p. 37

Des bruits dans l’espace et des gens qui survivent à des minute passées dans le vide, la série de la  Guerre des Etoiles nous avait déjà habitué à des arrangements avec les lois de la physique. Mais qu’importe, puisque faire le relevé de ces incohérences n’est pas du tout l’objet de ce livre de l’astrophysicien et auteur de SF R. Lehoucq. Lui prend le problème par l’autre bout, en décrivant les prérequis au fonctionnement du monde inventé par G. Lucas.

Alors tout le monde n’y passe pas (même si l’on considère le rabougri « canon » qu’a souhaité conserver Disney comme base), mais l’auteur fait le choix de thèmes emblématiques pour donner naissance à un livre de 70 pages.

A tout seigneur tout honneur, R. Lehoucq commence avec la Force, vue comme un champ d’énergie. Mais si c’est un champ d’énergie comme peut le suggérer la télékinésie dont sont capables les Jedis, ce champs doit avoir une origine, une source d’énergie. Sont-ce les êtres vivants ? La matière noire ? Pourquoi pas puisque le vide intersidéral est lui-même chargé en énergie, certes très très faible mais pas nulle (p. 13). L’hypothèse des midichloriens (la tentative de scientifisation de l’épisode I) est-elle aussi étudiée. Si l’on suit ce qui se fait dans ce film, ce peuvent être des symbiotes présents dans le sang.

Délaissant l’origine de l’énergie de la Force, l’auteur veut ensuite savoir quelle est la puissance développée ou employée par un Jedi. Ainsi, sur Dagobah, Yoda utiliserait 100 kW (la puissance d’une voiture) pour soulever le X-Wing et Luke 1 kW pour soulever D2R2 (p. 21). Soit deux fois plus qu’un cycliste en plein effort ! Quant à ce que peut produire Palpatine, c’est très très loin au-dessus. On parle en centaines de mégawatts, soit ce qui est nécessaire à un TGV Duplex !

Autre attribut du Jedi, le sabre laser pose une série de problème qu’il faudrait résoudre pour pouvoir en fabriquer un sur Terre. Il faudrait d’abord pouvoir limiter le laser à une longueur utilisable (et qui ne traverse pas tout le vaisseau en étant activé) mais surtout trouver comment alimenter l’arme. Pour estimer la puissance nécessaire, R. Lehoucq se base sur le temps que met Qui-Gon Jinn pour faire fondre la porte blindée de l’épisode I (p. 27). Dans cet exemple, il faudrait une centrale nucléaire. Mais la puissance nécessaire n’est pas la difficulté la plus grande. Une centrale nucléaire, cela existe déjà. Le problème, c’est la durée. Et, accessoirement, la chaleur dégagée de l’ordre de 10 000°. La Force est là encore nécessaire. Mais quid de Finn alors, qui n’est pas un Jedi ? Enfin, un sabre laser nécessite d’être vu. Les vaisseaux doivent donc être très poussiéreux pour que l’on puisse voir le faisceau …

R. Lehoucq envisage ensuite le plasma pour remplacer le laser, avec d’autres inconvénients, comme des guides micromagnétiques assez sensibles (p. 31).

Le chapitre suivant monte en gamme dans les armes pour s’intéresser l’Etoile de la Mort. Sa taille est facile à déduire, mais la question de son alimentation nécessite un détour vers la théorie des trous noirs, producteurs d’énergie (p. 41) et les questions de gravité. A partir de la rapidité de la dispersion des débris d’Alderande, l’auteur arrive à la constatation qu’il faut l’énergie équivalente à celle rayonnée par 100 000 soleils (p. 37, ou 500 000 p. 42). Mais peut-on produire cette énergie avec de l’antimatière ? Avec un trou noir en rotation, ce serait peut-être possible, comme on peut le lire p. 44 avec un trou noir, petit et costaud, mais surtout monstrueusement massif et tournant sur lui-même 320 millions de fois par seconde …

La partie du livre s’intéresse aux véhicules plus communs utilisé dans cet univers. Il est à noter que le moteur à ion nous est déjà connu, il a été utilisé à partir de 1998 (p. 47). La vitesse luminique est forcément au programme, avec la possibilité de tunnels de creuser des tunnels dits de Krasnikov, dans un espace tordu (p. 49-50). Puis l’auteur se penche sur la lévitation du landspeeder de Luke sur Tatooine (il faut juste créer un champ gravitationnel avec une matière de la densité d’une étoile à neutron p. 54) et sur le design déficient des AT-AT sur Hoth. Mais on quitte très vite les véhicules pour être instruit sur l’exoplanétologie. Les deux soleils de Tatooine, Hoth et ses animaux au sang chaud, Naboo avec ses tunnels et son bouclier, les anneaux de Géonosis (qui devraient être très récents, de l’ordre de quelques semaines p. 65), la possibilité d’avoir une planète uniquement océanique comme Kamino et enfin, les problèmes que rencontre la planète Mustafar et son activité volcanique (comparée au satellite Io p. 68).

Dans la conclusion, et après constat fait de la maîtrise énergique très avancée qui a cours dans l’univers de la Guerre des Etoiles, R. Lehoucq replace ce monde fictionnel dans la théorie des trois types de civilisations de N. Kardashev (p. 70), allant de la civilisation ayant canalisé l’énergie planétaire (Type I), à celle maîtrisant celle produite par son système (Type II) pour arriver au dernier stade, profitant du rayonnement de millions d’étoiles. Pour l’auteur, l’Empire est au seuil de la phase III …

Ah, c’est si dommage que ce livre ne soit pas plus gros. On apprend tellement de choses, cela se finit bien trop vite. R. Lehoucq réussit à marier la pédagogie, appuyée sur des explications claires et des exemples de la vie quotidienne, à la précision et a l’humour. En bon scientifique, l’auteur renseigne aussi le lecteur sur les découvreurs des théories qu’il emploie. Mais il n’y a hélas pas d’illustrations, ce qui aurait grandement aidé, dans l’explication de l’énergie tirée du trou noir par exemple ou pour l’ergosphère de la p. 44. Mais si R. Lehoucq s’aventure hors de son domaine de prédilection, alors de petites distorsions dans la Force peuvent apparaître : il croit voire p. 55 des éléphantes à la bataille de Cannes entre Carthaginois et Romains en 216 av. J.-C. (ils sont déjà tous morts) et on peut toujours exécuter par électrocution aux Etats-Unis (p. 21). Petite remarque de forme, les dates de naissance des scientifiques toujours vivants cités dans ce texte ne prennent pas toujours la même forme.

Le livre est, on l’a vu, un grand plaisir à lire. Pour ceux qui, comme nous, le trouvent bien court, il y a les conférences filmées de l’auteur pour aller encore plus loin, très très loin.

(devenir Jedi par transfusion sanguine, en voilà un idée intéressante p. 18 … 8)

La disparition de Joseph Mengele

Roman historique d’Olivier Guez.

Une longue disparition.

Joseph Mengele est devenu un personnage mythique, éloigné du personnage historique à force d’œuvres de fictions et de rumeurs (maintenant éteintes mais encore bien vivaces dans les années 80). C’est du mythe que veut s’éloigner O. Guez en se concentrant dans ce roman (cela reste un roman) sur la vie quotidienne du médecin SS d’Auschwitz le plus connu.

Le roman commence quand J. Mengele, fils d’un industriel de la ville bavaroise de Günzburg, arrive en Argentine en 1948. En 1945, il avait été pour une courte durée prisonnier des Etats-Uniens, puis valet de ferme pour se cacher pendant deux ans. Quand il arrive dans l’Argentine péroniste (celle qui était cliente de l’industrie d’armement de l’Allemagne nazie) son intégration se fait grâce aux migrants allemands arrivés depuis la fin du XIXe siècle mais surtout grâce à tous les anciens Nazis ou assimilés qui y ont trouvé un havre : Ante Pavelic, Adolf Eichmann, Klaus Barbie, etc. D’abord avec une identité d’emprunt puis sous sa véritable identité, J. Mengele se fait à sa nouvelle vie. Il est soutenu par sa famille resté en Allemagne. Il retourne même pour de courts séjours en Europe. En 1956, il obtient des documents d’identité allemands à son nom, peut investir au nom de la famille et se remarier avec la veuve de son frère, Martha.

Mais en 1959, changement d’atmosphère en Allemagne fédérale, Un mandat d’arrêt est lancé et Mengele part pour le Paraguay, et obtient rapidement la nationalité paraguayenne, empêchant ainsi toute extradition. L’enlèvement de Eichmann en Argentine le conduit à retourner dans la clandestinité et à se cacher au Brésil. Mais les recherches du Mossad s’arrêtent peu de temps après, ses maigres ressources étant requises par l’aggravation du climat sécuritaire au Moyen Orient. Des volontés privées, comme S. Wiesenthal, continuent de le chercher mais surtout empêche son nom de retourner à l’oubli des années 50. La fin des années 60 est la période de la redécouverte pour les opinions des camps d’extermination (jusqu’à ce moment, l’attention s’était plus portée sur les camps de concentration où avaient été internés les résistants). Au Brésil, Mengele se cache dans une ferme avant de déménager dans un petit appartement d’un quartier pauvre. C’est là que son fils lui rend visite en 1977. Il meurt d’un arrêt cardiaque en 1979, toujours aidé par sa famille.

Ce qui frappe en premier lieu dans ce roman, c’est la place que doit se faire le récit non historique. La documentation de l’auteur, détaillée en fin de volume, est tellement imposante que O. Guez a dû se contraindre à utiliser tous les interstices possibles pour laisser un peu de place au romancier. Et ces interstices, ce sont les pensées de Mengele, sa relation avec les femmes, avec son neveu, son fils ou encore ceux qui le logent. L’auteur veut aussi jouer avec une intertextualité floue, citant des ouvrages existants (p. 120) et imaginaires (semble-t-il p. 112).

Tout ce qui a à faire à l’Argentine des années 40 (chaque personnage rencontré dans ce livre, s’il est ancien nazi, est accompagné du nombre de ses victimes), à l’Allemagne des années 50 ou 60 est donc rendu de manière historique (très grinçant), tout comme le revirement stratégique du Mossad au mitan des années 60 (l’abandon de la traque des Nazis pour un recentrement sur le Moyen-Orient p. 158). Ce mélange est aussi assumé dans les réflexions annexes de l’auteur, que ce soit en égratignant Simon Wiesenthal (un mythomane p. 177) ou sur les liens entre l’essor des films de la série James Bond et comment Mengele est érigé en super-méchant doté de nombreuses légendes (p. 174-179).

Tout du long, O. Guez se défend donc d’être un historien (il se trompe sur la traduction du terme militaire allemand d’adjutant p. 48 et p. 89). C’est l’homme qui l’intéresse, comment il vit sa relation avec une famille éloignée mais qui ne cesse de le soutenir et surtout comment la solitude le gagne au fil des années, avec une paranoïa qui ne va pas en s’amenuisant. La figure du fils est ici très intéressante, puisqu’on lui a menti toute sa vie sur son père, qu’il rencontre ce dernier au Brésil, que cela se passe mal mais qu’il ne lui retirera jamais son soutien. Derrière l’histoire, les hommes. Et les plus grands criminels restent des êtres humains, avec leurs attentes, leurs regrets mal placés, leur conception de la justice et leurs contradictions. Et l’homme Mengele est peint ici au plus près, physiquement et mentalement (ce que l’auteur propose de voir dans la tête de Mengele sonne toujours juste), dans une langue à la fois journalistique et alerte. Et malgré le peu de sympathie que l’on peut avoir pour le personnage principal (O. Guez rappelle aussi que ses chefs ne furent pas inquiétés après 1945), il parvient à faire naître de la pitié chez le lecteur, quand Mengele paie les conséquences de sa fuite.

C’est la leçon du livre, son apport au célèbre mot de Hannah Arendt.

(petit jeu de mots pour les germanistes p. 114 avec ces cruches de filles Krug …8)

 

No society

La fin de la classe moyenne occidentale
Essai de géographie polémique de Christophe Guilluy.

No future !

Dans la suite de ces précédents livres, le géographe Christophe Guilluy continue dans cet ouvrage la description géographique d’une société qu’il voit comme au bord de la rupture. Mais ici, on élargit encore l’image. Il n’est plus question de quartiers en déshérence et de campagnes s’enfonçant dans la pauvreté, ni des classes supérieures comme dans les deux précédents ouvrages de l’auteur mais de la classe moyenne. La classe moyenne pour C. Guilluy (qu’il ne définit pas avec autant de précision que Louis Chauvel comme on l’a vu ici), c’est le pivot de la démocratie et la part de la société qui a le plus profité des Trente Glorieuses et de la démocratisation de l’après 1945. Il souhaite démontrer que la classe moyenne s’effondre, se désagrège, grignotée par la précarisation, tandis que les classes supérieures se sont mondialisées et séparées sur reste de la société.

La phrase d’ouverture atteint son objectif : le choc. En reprenant Margaret Thatcher déclarant en 1987 « There is no society », C. Guilluy veut montrer que la sécession des classes supérieures n’est pas une idée du XXIe siècle, tandis que le Premier Ministre britannique voyait plus la nécessité de limiter la redistribution. Mais par la même occasion, il signifie au lecteur que les sociétés sont mortelles, elles aussi avant d’annoncer sa conclusion, moins pessimiste que l’on pourrait le croire après cette première phrase.

Le premier chapitre résume d’une certaine manières la thèse de l’auteur sur les espaces périphériques, français en premier lieu, mais qui peut aussi désigner des territoires en Allemagne ou aux Etats-Unis (p. 33). C. Guilluy décrit aussi la montée du populisme, fruit de la non prise en compte par les élites des intérêts de la majorité que constitue les classes moyennes (occultation ou minimisation p.39). La prise de conscience de ce désintérêt vient de ce que la crise de l’emploi ouvrier, en Lorraine ou dans le Nord par exemple, commencée dans les années 60, a fini par atteindre la classe moyenne : dépeuplement des petites villes rurales, crise commerciale (disparition des commerces en centres-villes), évaporation des services publiques, raréfaction des grands pourvoyeurs d’emplois publiques (caserne, hôpitaux etc.), précarisation. De fait, la classe moyenne occidentale est la seule à ne pas profiter de la croissance mondiale (p. 51).

A l’insécurité économique s’ajoute une insécurité culturelle : la classe moyenne n’est plus la référence culturelle (p. 78). Elles ne sont plus le pôle d’attraction pour les immigrés, surtout parce que personne ne veut intégrer l’équipe des perdants (p. 80-82). Pour l’auteur, il est ainsi paradoxal de se plaindre de la communautarisation quand on a patiemment détruit les conditions de l’intégration en ostracisant le groupe social qui l’assure (ici, Canal + est très nommément visé p. 87). Pour l’auteur, on assiste à une racisation des minorités comme des « petits Blancs », conduisant vers une a-société.

La seconde partie du livre décrit le processus de repli de la bourgeoisie, qui ne se sent plus d’obligations envers le reste de la société. Cette mise a distance sous couvert d’ouverture et « d’antifascisme d’opérette » (p. 125), rêvée par de nombreuses bourgeoisies dans les siècles précédents, a pu se réaliser sans violence (p. 103). C. Guilluy analyse ensuite l’élection de E. Macron comme l’alliance des bourgeoisies de gauche et de droite, en plus des retraités (qui sont ceux qui sont les plus proches de voter ailleurs la prochaine fois), malgré les paradoxes. L’auteur défend son concept de France périphérique (pas synonyme de périphéries) et cite plusieurs fois Christopher Lasch (l’auteur de La révolte des élites). Déjà observable à Londres au moment du Brexit ou à Barcelone, il y a dans les métropoles gentrifiées la tentation de s’ériger en cité-Etat (mais les parallèles de l’auteur avec l’Antiquité sont ici malhabiles, la cité grecque, par exemple, ne se sépare pas de sa campagne). C. Guilluy poursuit ensuite sa démonstration en mettant en relief ce qui pour lui caractérise l’amenuisement de la recherche du bien commun. Et pour l’auteur cela commence avec la mise en état d’impuissance des services publics, une relativisation générale, avec un chaos tranquille, sans révolution grâce à une fuite en avant économique et sociétale caractérisée par l’égoïsme (p. 157).

Dans la troisième et dernière partie, C. Guilluy s’écarte de son sujet de départ pour développer son idée de soft power des classes populaires. Et ce soft power, c’est le populisme ou « la volonté de sortir de la démocratie sans le peuple » (p. 177, citation de J. Julliard). L’auteur avance même que c’est par ce biais la fin de l’hégémonie culturelle du monde d’en haut (dans une comparaison malvenue avec le Heartland géopolitique de H. McKinder p. 187) qui occupe la place laissée vacante par l’amenuisement de la classe moyenne occidentale. Les demandes populistes (parmi lesquelles les frontières te le protectionnisme), plébiscitées par les classes populaires, ont pour but de préserver le collectif (p. 195). Pour l’auteur, cela va à l’encontre du déni des cultures (qui réifie les humains, transportables partout).

Le livre s’achève sur un plaidoyer pour l’intégration. Plus exactement, pour la réintégration des élites dans la société et à reprendre le chemin de l’Histoire, sans un retour à la mendicité pour les classes populaires (p. 231). Il est possible que la métropolisation soit elle-même déjà en crise.

Ce livre, qui navigue on l’a vu entre les sujets (ou plus positivement, veut apporter une conclusion à un cycle) semble avoir été écrit un peu hâtivement. La lecture en est laborieuse, avec des endroits où l’auteur délaye même carrément (p. 39). C’est dommage, puisque l’auteur donne une vision géographique des sociétés occidentales (et française en particulier), une manière d’aborder les choses qui ne se voit pas beaucoup dans l’édition grand public ou les médias. Il y a donc des cartes en cahier central, qui auraient pu être cependant plus grandes. La fougue fait aussi perdre de vue à C. Guilluy certains ordres de grandeur, en qualifiant d’oripeaux les 20% de F. Fillon en 1017 (p. 106). C’est oublier les 19% de J. Chirac en 2002. Il a ensuite été élu.

Mais les critiques que l’on peut formuler sur la forme, assez lourdes, sont rejointes par des erreurs sur le fond, dues à des raccourcis faciles. C’est le cas avec A. Smith p. 122 où l’auteur prétend que la théorie dite du ruissellement est une actualisation de la main invisible du marché. On a déjà vu plus haut que la situation des cités antiques lui était étrangère.

Riche en données, cet ouvrage aurait gagné à bénéficier d’une forme plus aboutie, peut-être moins proche de l’oralité. Il reprend des pistes déjà explorées par l’auteur, qu’il voit confirmées par les élections des années 2016 et 2017 en Occident. Mais est-ce que le mouvement dit des Gilets Jaunes, dans sa diversité, infirme ses thèses ?

(contre le happyendisme p. 37 ! … 6,5)

Perdido Street Station II

Roman steam-punk de China Miéville.

Mandy Bulle, pour vous servir !

Isaac Dan der Grimnebulin est à l’origine d’évènements désagréables. Chargé avec des fonds non négligeables de trouver le moyen de faire revoler l’homme-oiseau Yagharek, il a malencontreusement et par ignorance nourri une chenille devenue papillon. Et quel papillon …Pas du genre à virevolter joyeusement au-dessus des prés. Un de ses camarades de laboratoire fut sa première victime, gisant maintenant à l’état de légume et vidé de sa psyché. Et le monstre retrouve bientôt des congénères retenus prisonniers quelque part dans Nouvelle-Crobuzon et les cauchemars s’abattent sur la ville. Les victimes s’accumulent, de toutes races et toutes classes sociales et il est vite évident que ce n’est pas seulement son ami que Isaac va devoir sauver. Aussi ce dernier, la journaliste Derkhan, Yagharek et le délinquant Lemuel se mettent à la recherche d’une solution (Lin l’artiste doit continuer son œuvre de commande), sans savoir que d’autres, bien plus puissants qu‘eux, s’attèlent aussi au problème mais avec d’autres objectifs. Le gouvernement de la ville utilise tous les moyens de son appareil répressif et cherche les alliés les plus improbables, versatiles et dangereux. Isaac et ses compagnons ignorent tout de cet échiquier et ne voient pas toutes les pièces, dont certaines courent après un pouvoir bien plus grand encore.

Le premier tome avait été celui de l’exposition et ce second tome ne s’attarde plus sur les présentations. L’action se déploie quasiment sans temps mort dans tout le reste du roman. Certains aspects déjà évoqués dans la première partie sont plus présents dans celle-ci. En premier lieu, la magie, très loin d’être massivement employée, joue un petit rôle. Ensuite , la violence gouvernementale, qui dans un premier temps paraissaient surjouée, montre toute son étendue. Du côté de la violence on peut par ailleurs dire que le lecteur est gâté. Elle est omniprésente et son traitement est détaillé et naturaliste. Mais si à l’évidence la ville de Nouvelle-Crobuzon est une société d’une énorme dureté (acceptée), ce n’est pas pour autant l’anomie et il reste très clairement une morale minimale, qui d’une certaine manière conduit au dénouement final (un retour au départ et en même temps un nouveau départ). C. Miéville ne tombe pas dans le piège qu’aurait été de coller à un victorianisme transposé et ses clins d’œil le restent.

Pour ce qui est de l’écriture, il n’y a aucune perte de qualité, déjà très haute, entre le premier tome et celui-ci. Tout s’agence très bien et si certains développements sont prévisibles, l’auteur ne cherche pas à arnaquer le lecteur en faisant apparaître des éléments ou en sauvant les héros grâce au scénario. On peut, ça et là, penser que certaines pauses seraient inutiles (voire même des longueurs), mais d’une certaine manière cela renforce le réalisme de ce roman, qui, pour ce second volume, se déroule sur à peine quelques jours. Il y a dans ce roman une très grande inventivité, où des termes anciens et archétypes sont réinterprétés avec justesse, sans donner au lecteur l’impression du pillage d’une autre œuvre de littérature de l’imaginaire. Le monde en lui-même, sans être tolkinien dans sa profondeur, possède une véritable épaisseur. Subtilement, l’auteur peut au travers de ce véhicule introduire des réflexions sur la ville (ce qu’il fait visiblement encore dans d’autres de ses romans ou essais) ou la liberté (de plusieurs manières en toute fin de roman).

Si la reproduction de la carte de la ville-monde qui figure dans le premier tome manque au lecteur, cela n’amoindrit en rien l’énorme qualité de ce roman, presque parfaitement servi par la traduction. A juste titre l’une des plus grandes œuvres de la fantasy urbaine, subtile et très équilibrée, mélange de profond pessimisme et d’espoir guidé par des sentiments puissants se révélant de manière abrupte aux personnages.

(il y a du Orphée et Eurydice dans ce livre …8,5/9)

De Foucault aux Brigades Rouges

Misères du retournement de la formule de Clausewitz
Essai sur l’utilisation de Clausewitz à l’extrême- gauche par Theodor Derbent.

On peut faire plein de choses avec des bayonnettes, sauf …

La formule est la plus connue de C. von Clausewitz, et peut-être même la plus connue ayant attrait à la politique : « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Mais pour T. Derbent, c’est surtout son retournement qui a fait florès à gauche du spectre politique après 1945. Après 1945, puisqu’avant cela le théoricien prussien de la guerre est finalement très peu connu en dehors de l’Allemagne et hors des cercles militaires. La première traduction italienne publiée ne date que de 1970 (p. 109).

A l’aide de R. Aron, l’auteur explique d’abord succinctement ce que signifie l’inversion de la formule clausewitzienne : la guerre est l’état normal des relations entre Etats, peuples et classes (p. 11). C’est bien sûr incompatible avec la pensée de Clausewitz. Mais si l’on se place du côté marxiste, c’est aussi incompatible avec la pensée de Lénine, ce que l’auteur détaille dans son second chapitre.

Mais avant cela, T. Derbent se penche sur M. Foucault et les post-modernes. Chez Foucault, le retournement de la formule revient de plus en plus souvent entre 1971 et 1975. Pour celui qui voit la violence dans l’origine de tout pouvoir, c’est assez logique 8en regardant plus du côté des instruments que des origines, p. 17). T. Derbent voit chez Foucault l’influence non assumée ou inconsciente de Proudhon (« la paix n’est pas la fin de l’antagonisme, elle n’est que la fin du massacre », cité p. 21). Ses continuateurs aussi cherchent chez Clausewitz un appui dans leurs constructions philosophiques. Mais pour T. Derbent, G. Deleuze et F. Guattari triturent tellement la pensée du Prussien qu’à la fin, ils lui font dire ce qu’il ne dit pas (p. 33). Chez A. Negri, il n’y a pas de paix non plus. L’auteur lui reproche surtout de voir comme des nouveautés des actes d’Etats qui existent depuis des décennies (guerre contre le communisme, contre le terrorisme, p. 44). Pour T. Derbent, Negri est bien inférieur à Clausewitz (p. 46).

Dans le second chapitre, T. Derbent s’emploie à démontrer que chez Lénine, il n’y a pas de militarisation de la politique.  En effet, selon T. Derbent, Lénine fait clairement la différence entre l’antagonisme (de classe) et la guerre. L’antagonisme peut déboucher sur la violence, mais peut aussi amener à conclure des alliances (p. 148, mais l’auteur oublie de préciser qu’elles peuvent être de façade), puisque le champ du politique chez K. Marx ne se limite pas à la lutte des classes (s’appuyant ainsi sur K. Marx dans le Manifeste du Parti Communiste qui distingue bien Kampf, le combat, de Krieg, la guerre, p. 53). Le communisme est influencé par Clausewitz au travers de F. Engels, mais Lénine l’a lu à Berne en 1915 (en recopiant certains passages et prenant de nombreuses notes) et emporte le livre dans ses bagages quand il s’exile en Finlande à l’été 1917 (p. 59). Malgré l’absence des guerres civiles chez Clausewitz, Lénine voit dans cet auteur une « approche du marxisme » (p. 73) mais si Clausewitz ne considère que les Etats, Lénine, chef des bolchéviques, élargit la conception d’acteur politique, menant les prolétaires russes, et au-delà, la Nation russe. La suite du chapitre se tourne vers le concept de guerre juste chez Lénine et T. Derbent convoque à nouveau R. Aron pour la critique (p. 82). Ce même chapitre s’achève sur une réfutation de la métaphore militaire souvent utilisée pour décrire le les Bolchéviques en tant que parti et sur la question de la militarisation du marxisme par Lénine. Sur ce dernier point, l’avis de l’auteur est clairement non, Lénine ayant déjà arrêté ses idées sur la guerre civile et al révolution bien avant sa prise de pouvoir en 1917. Il n’y a clairement chez Lénine aucune confusion entre la guerre et la paix.

La troisième partie montre la réception des thèses de Clausewitz chez les Brigades Rouges italiennes (dans leurs évolutions successives). Dans ce processus, ce qui est le plus étonnant est que cette découverte se fait avec l’aide de C. Schmitt, dont on ne peut pas dire qu’il fut du même bord politique, puisqu’il fut pendant quelques années le juriste de référence du IIIe Reich. Renato Curcio, théoricien des Brigades Rouges, élabore en prison le concept de « guerre sociale totale ». L’auteur veut d’abord démontrer que R. Curcio est plus marxien que marxiste, puis va plus loin en dégageant l’influence wébérienne chez R. Curcio (p. 123). Mais l’auteur revient vite vers Clausewitz et analyse les propositions de R. Curcio à l’aune des pensées clausewitziennes et léniniste, pour conclure à leur incompatibilité (p. 130). Cependant, c’est là qu’intervient C. Schmitt, par l’intermédiaire de son ouvrage La théorie du partisan (paru en 1963) : « l’hostilité absolue » schmittienne devient « la guerre sociale totale » curcienne (p. 153). T. Derbent termine son propos en passant au Comité invisible, en attaquant (avec justesse) les tenants d’une séparation irréconciliable entre les arts chinois et occidentaux de la guerre (p. 161) et en affirmant que les Brigades Rouges se sont elles-mêmes ghettoïsées en rejetant le politique (p. 167).

En annexe sont traduits deux textes de brigadistes. Contre Clausewitz de R. Curcio et deux chapitres de sa réponse, Politico e Revoluzione.

C’est un petit livre trapu mais dense, où il faut s’accrocher, parce que tout va très vite. L’auteur est un spécialiste de la pensée militaire (il a aussi écrit sur les débats stratégiques en Union Soviétique dans les années 20), semblant aussi avoir des accointances avec les Brigades Rouges (p. 110), sans pour autant se départir de sens critique (p. 118). Les traductions ne sont pas toutes parfaites (p. 170, p. 172) et une relecture encore plus attentive aurait évité le très beau doublon de la p. 122.

En plus d’une grande maîtrise des textes (et de loin pas seulement de Clausewitz), l’auteur manie avec ardeur le bourre-pif. Les cibles sont nombreuses, de S. Courtois (p. 99) en passant par M. van Creveld (p. 75) et allant jusqu’à R. Girard et A. Glucksmann (p. 106) et au Comité invisible (p. 160, liste non exhaustive). Mais hors du champ polémologique et philosophique, il peut apparaître une lacune, comme celle de voire une phalange représentée sur une stèle sumérienne (note 203 p. 162).

On apprend quantité de choses dans ce livre, surtout que l’on ne peut pas dire que l’histoire des Brigades Rouges soit bien connue en France (et peu de choses y semblent simples). Et si l’objectif de l’auteur reste la réception de Clausewitz à l’extrême-gauche au XXe siècle, il ne perd pas pour autant de vue le penseur prussien. Les avis de l’auteur peuvent par moment paraître péremptoires, mais ils sont à prendre comme des aiguillons, des débuts de chemins.

(« un dernier pour la route » comme titre de chapitre sur A. Negri, c’est dur … 7,5)