La Maison des Jeux I : Le serpent

Roman fantasy de Claire North.

Theodotos et le lion.

En 1610, à Venise. Thene accompagne son mari dans la Maison des Jeux. Ce dernier vient y dilapider sa dot, mais sans style. Pensant à raison pouvoir bien mieux jouer que son mari, elle s’y rend seule et commence à accumuler les succès qui se matérialisent en ducats sonnants et trébuchants. Mais elle attire aussi l’attention des gérants de la Maison des Jeux, des gens masqués et habillés de blanc. Ses succès dans la Loge Basse de la Maison pourraient lui permettre d’accéder à la Loge Haute. Pour y être accepté, il faut battre trois autres joueurs dans un jeu qui a pour objectif de faire élire un patricien au Tribunal Suprême, le pouvoir exécutif de la république vénitienne (vraisemblablement le Collège Suprême de la Venise historique). Il y a peu de règles et il n’est pas dit que les joueurs ou les pièces jouées (des individus aux capacités particulières à la disposition du joueur) puissent s’en sortir indemne …

Ce court roman, première partie d’une trilogie, peut se lire de manière indépendante. Nous pensions initialement que ce serait un récit de science-fiction, mais il nous a fallu nous rendre à l’évidence à la lecture que ce n’est pas le cas (du moins aucun élément tangible du genre ne figure dans ce premier volet). Nous sommes donc dans un roman de fantasy, éventuellement de fantastique, qui prend place dans une Venise du XVIIe siècle (une constante dans les romans chroniqués ici ces derniers temps) et qui ne semble pour son cadre sociopolitique, géographique et architectural pas très différente de la Venise historique.

C’est une très bonne histoire, très axée sur la politique et sa petite cuisine, peut-être légèrement teintée de militance néoféministe, servie par un narrateur très intéressant que nous pensons être un collectif de juges de la Maison des Jeux. Ce narrateur pluriel accompagne le lecteur en suivant Thene mais aussi en observant d’autres scènes. Très agréable à lire, le livre parvient très bien à donner l’illusion du masque derrière le masque derrière le masque derrière le masque etc. Et la froideur marmoréenne de Thene, son flegme, ne sont pas une donnée immuable …

Restera-t-elle l’héroïne dans le tome suivant pour autant ?

(le titre du livre reste assez mystérieux …8)

Wielstadt III : Le chevalier de Wielstadt

Roman de Fantasy de Pierre Pevel.

La dure vie de jeune vierge.

Dans le livre final de cette trilogie, P. Pevel fait venir à nous pour une dernière fois le chevalier Kantz, une année après que nous l’ayons quitté. Nous sommes toujours à Wielstadt, cette ville protégée des menaces extérieures par le dragon. Mais à l’intérieur, la menace est plus cachée et surtout plus sournoise. A commencer par ces démonistes qui sacrifient de la jeune vierge à qui mieux mieux. Kantz y met, brutalement, bon ordre, dans une crypte faiblement éclairée (comme il se doit). Mais ceux-là étaient finalement faciles à retrouver. Le Voleur de Visage est lui plus dur à localiser dans une ville de 500 000 âmes. Mais son action sur la psychologie des habitants est dévastatrice. Le bourgmestre voit très nettement le danger d’émeutes destructrices mais surtout le péril pour sa position. Dans les coulisses, différentes coteries s’activent pour tirer partie de la situation. A intervalles régulier, le Voleur de Visage assassine une jeune femme, met son cadavre en scène et découpe son visage. La difficulté de mettre un nom sur le corps met la population sous tension … Le guet et Kantz sont sur l’affaire mais d’autres évènements peuvent aussi détourner notre héros de sa mission. Le passé par exemple …

Après l’enquête policière et le Porte-Monstre-Trésor des deux premiers tome, P. Pevel dirige le lecteur vers un roman plus axé sur la psychologie du héros tout en continuant à prendre, avec finesse, comme base des traditions parabibliques. La maestria des combats contés par l’auteur est restée mais le récit pâtit terriblement du fait du choix de la forme trilogie. Il y a cette désagréable impression d’un élagage fait pour rentrer dans les cases et achever le cycle sur le rythme ternaire. Avec la matière présente, plus celle que l’on peut aisément deviner, il y aurait eu sans problème la possibilité de rajouter assez de pages pour produire un quatrième tome. Ce qui aurait peut-être aussi permis de mieux exploiter encore une galerie de personnages secondaires avec du potentiel, mais qui peuvent apparaître comme uniquement présents pour fournir des moyens de pression sur Kantz. Les protecteurs de la ville ne sont pas follement aidants non plus …

Il y a de très belles non-linéarités dans le récit mais hélas aussi ces redites que l’on avait déjà vues dans le second tome. Quelqu’un lit-il la trilogie dans le désordre ? On ne peut pas non plus parler de décennies entre la parution des différents tomes. Les tourments intérieurs de Kantz sont de plus très limités dans le temps, et apparaissent du coup surjoués et certains développements sont assez prévisibles. Mais face aux moments de classe jetés ici et là et des rebondissements très bien amenés, c’est pas bien grave. Le tout se lit tout de même avec grand appétit jusqu’à une fin douce-amère qui laisse une quantité de suites possibles.

Peut-être pas aussi abouti que les Lames du Cardinal mais toujours dans le haut du panier.

(mais c’est d’une brutalité … 7,5)

Wielstadt II : Les masques de Wielstadt

Roman de fantasy de Pierre Pevel.

Bas les masques !

Le second tome de la trilogie prend place lors d’un été caniculaire, trois ans après les premières aventures du chevalier Kantz. On retrouve ce dernier accompagnant des Templiers lors d’une opération d’interception d’une bande armée qui doit se rendre à Wielstadt, la ville marchande qui parvient toujours à se tenir éloignée de la guerre. Enfin … la ville oui, mais ses habitants c’est moins sûr. Kantz tombe lors du combat sur un démon dénommé Osiander et ses séides et ne doit son salut dans le combat qu’à la chance. Le démon se rend à Wielstadt, c’est acquis. Mais où ? Et quel est son objectif ? Kantz n’a pas trop le temps de faire plus de recherches puisqu’il doit rendre une faveur qu’il a contracté trois ans plus tôt : il doit livrer une lettre à Heidelberg et ramener une éventuelle réponse. En guise de réponse, il escorte la destinatrice de la lettre, la comtesse de Ludehn, en direction de Wielstadt mais ils sont attaqués en route. Parvenant à s’échapper du traquenard, la comtesse fausse ensuite compagnie au chevalier à la faveur de la nuit. En plus de cette série d’événements étranges, voilà que réapparaît en ville un ami du chevalier, disparu depuis trois ans mais dont la vie semble très immédiatement en danger. Certains éléments semblent liés, mais comment ? Le démon peut-il être arrêté avant d’avoir fait trop de dégâts ?

Au niveau de l’architecture scénaristique, si le premier tome avait toutes les apparences du roman policier (série de meurtres, la police a besoin d’aide), ce second tome sort de ce schéma pour adopter celui de la chasse au trésor. La scène (presque) finale est emblématique de cette thématique : des méchants, un trésor et un environnement labyrinthique. Si la fin est bien tournée, avec de beaux rebondissements (et aussi par ceux qui n’interviennent pas), c’est tout ce tome qui cavale à un train d’enfer. Une telle vitesse a pour inconvénient de passer par pertes et profits le développement des personnages secondaires pour se concentrer sur Kantz, sur qui on continue d’apprendre des choses intrigantes (dont on peut imaginer qu’elles joueront un rôle dans le dernier volume). Du coup, Kantz est bien distinct mais le reste est un peu flou. Pourtant, il y avait matière à aller un peu plus loin, notamment avec des personnages féminins.

Cela aurait aussi pu être un tome de transition comme le tout début aurait pu le laisser penser, plus calme avant une nouvelle accélération dans le dernier tome, mais non. Et cette vitesse se reflète dans la manière dont ce livre captive le lecteur. Les pages se tournent avec une légèreté folle, en contrepoint de la très grande dureté du monde (très sanglant) que décrit P. Pevel. Un monde très intéressant et qui continue de livrer ses secrets, et où l’auteur utilise avec intelligence les différentes organisations secrètes du temps ou des résurgences médiévales. Et c’est souvent l’occasion de faire un peu de pédagogie au travers du narrateur.

Vivement la fin !

(l’auteur qui s’excuse de ne pas coller entièrement à la recherche historique … 8,5)

Wielstadt I : Les ombres de Wielstadt

Roman fantasy de Pierre Pevel.

Un plus grand trésor.

Retour chez Pierre Pevel, qui avec les Lames du Cardinal nous avait déjà proposé une relecture fantasy des Trois Mousquetaires. Dans les Ombres de Wielstadt, nous restons dans la première moitié du XVIIe siècle mais le cadre géographique change. En lieu de Royaume de France, le lecteur est cette fois-ci embarqué vers le Saint Empire Romain de la Nation Germanique. Ce dernier est géologiquement différent de celui qui fut de notre monde. Suite à de dantesques crues du Rhin, la mer a envahi la basse vallée dudit fleuve, quelque part en aval de Cologne, formant la Rheinsee. A l’embouchure du Rhin et sise sur ses bras, sorte de Rotterdam westphalienne, se trouve la ville de Wielstadt. Puissante ville marchande, très peuplée, elle a pour particularité d’être défendue par le dernier dragon d’Occident. Toute armée mettant le siège devant la ville ayant été jusqu’à présent détruite par le dragon, la ville est à l’abri des guerres qui ensanglantent l’Europe. Le conflit qui a démarré en 1618, deux ans avant les faits relatés, ne fait pas exception. Mais si la guerre ne vient pas jusqu’aux murs de la ville, elle peut tout de même affecter ses habitants, de toutes confessions, alors que la bataille de la Montagne Blanche, en Bohême, vient de voir la défaite des princes protestants en révolte contre l’Empereur.

Le Chevalier Kantz revient justement dans la ville, de retour d’une mission pour l’Ordre du Temple ressorti de la clandestinité (dans laquelle il était entré en 1312). Mais le repos est de très courte durée puisque la prévôté fait appel à lui pour l’assister une fois de plus et profiter ainsi de ses connaissances démonologiques et kabbalistiques. Un tapissier et toute sa famille ont été horriblement massacrés et il y a fort à parier que l’aide d’un chasseur de démons ne saurait être de trop.

On peut penser que le héros est un autre Salomon Kane, l’un des héros de R. Howard. Ils ont en commun l’escrime et la foi. Mais Kantz n’est pas fou ni puritain et a une vie sociale bien plus développée que Kane. Magicien, il est aussi bien plus subtil et moins indestructible que Kane. Kantz a la quarantaine, commence à avoir des pépins physiques. Côté écriture, P. Pevel est très fort pour poser les ambiances en faisant appel à toute la palette des sens, particulièrement pour faire sentir l’hiver au lecteur. L’auteur, à la différence de ce qui se passait dans les Lames où cela faisait partie du cahier des charges, ne feuilletonne pas ses fins de chapitres. Par contre c’est cru, tirant sur le gore. S’il faut trouver un petit point négatif (autre que l’erreur sur l’habillement protestant de la p. 218), il est des moments où le narrateur tombe dans le « catholicisme pour les nuls » (p. 56 de l’intégrale), mais peut-être a-t-il fait le choix de s’adapter au lectorat … L’auteur s’amuse, souvent une bonne base pour que le lecteur y trouve aussi son compte.

Vivement la suite de la trilogie !

(dommage que la couverture ne m’ait pas du tout encouragé à lire ce livre plus tôt … 8)

La Longue Terre

Roman de science-fiction de Terry Pratchett et Stephen Baxter.

En écoutant Led Zeppelin.

Quelqu’un a publié sur internet le schéma d’un petit appareil électronique sans fer qui tire son énergie d’une patate. Une fois monté, ce petit appareil permet à son détenteur de changer de monde selon que l’on pousse l’interrupteur vers l’ouest ou l’est. S’ouvrent alors des perspectives folles : chacun pourrait ainsi aller dans ces mondes adjacents dont le nombre est indéterminé, mais surtout accéder à ses ressources. Tout ceci a des conséquences économiques et sociales extrêmement lourdes, mais dans un premier temps il s’agit surtout de retrouver les enfants et les adolescents qui ont été les premiers à expérimenter le dispositif qui permet le Passage. A Madison dans le Wisconsin, où se trouve le savant qui a publié le schéma, c’est Josué Valienté, un jeune homme orphelin élevé par les nonnes qui permet le sauvetage de ces jeunes expérimentateurs. Par la même, il prend conscience de son don de Passeur-né, un de ceux qui n’ont pas besoin du petit appareil et qui ne dégobillent pas après le Passage …

Dans les semaines et les mois qui suivent, chaque pays essaie de s’adapter à la nouvelle donne. Les interdictions de passages sont inefficaces (mais aussi peu nombreuses). Explorateurs, colons et libertariens partent de la Primeterre pour les Terres parallèles (qui sont toutes des répliques de la Terre), entraînant une récession généralisée, accrue par la possibilité de revenir vers la Primeterre avec des ressources qui sont virtuellement infinies (si on peut soi-même les porter et que ce n’est pas féreux). Les Etats essaient d’établir leur souveraineté sur leurs territoires parallèles et en conséquence, les colons vont de plus en plus loin.

Mais Josué Valienté est de ceux qui la plupart du temps cherchent à échapper à la présence humaine. Son expérience d’explorateur et sa capacité à passer de monde en monde sans effets physiologiques font qu’il est recruté quelques années après le Jour du Passage par Lobsang, une intelligence artificielle qui dit être la réincarnation d’un réparateur de mobylette tibétain. Lui veut comprendre la Longue Terre et pour cela se propose d’aller explorer les « Hauts-Mégas », au-delà de la 200 000e Terre vers l’ouest, à l’aide d’un dirigeable baptisé Mark Twain (qui formera son enveloppe corporelle) et ainsi pourra effectuer des passages à très grande fréquence. Une exploration qui n’est pas sans dangers, petits et grands.

Ce livre est la mise en application de l’adage bien connu de T. Pratchett : « La science-fiction, c’est de la fantasy avec des boulons ». A base de chapitres alternant arc narratif et ambiance, c’est dans ce tome (la série en compte cinq) principalement de la SF d’exploration qui est servie au lecteur. Des mondes avec leur faune et leurs particularités que les protagonistes choisissent ou non de voir de plus près que du haut du dirigeable. C’est donc d’une certaine manière une longue exposition, à la limite du longuet. Au moins les bases sont correctement posées ! Au début on peut penser à Ambre mais la question de la double polarité est assez vite écartée (explication du concept p. 300). L’œuvre aborde plusieurs thèmes, mais très présent sont ceux de l’économie (lumineux p. 73) et de l’exclusion. Tous ne partent pas, tous ne peuvent pas partir. Aussi l’influence de la pensée de H. Thoreau nous semble assez sensible, mais de manière très équilibrée. Au-delà de l’exploration des mondes, c’est aussi en parallèle une exploration assez piquante guidée par les grandes œuvres de la science-fiction. Des références sont entre autres faites à Robur le Conquérant de J. Verne (p. 303, mais il faudrait vérifier que c’est aussi le cas dans la version anglaise), Blade Runner (p. 318), R. Heinlein (p. 339) ou encore F. Herbert (et son océan conscient du Programme Conscience p. 426 ?). Etrangement, on peut aussi voir à la p. 323 un petit écho du débat français sur l’identité nationale d’avant 2012. Le style est moins porté sur l’humour que dans les Pratchett classiques (mais pour le traducteur cela reste très demandant), même si les bons mots et les personnages truculents ne sont pas absents, loin de là. S. Baxter s’est vraisemblablement chargé des aspects physiques (de tous types, de la métallurgie à l’astrophysique, en passant par les effets transmondes). Les ambiguïtés sont savamment dosées, comme il sied à des auteurs très expérimentés et de ce calibre. Mais l’aspect final donne une impression générale de décousu, de pistes ouvertes sans lendemain, sans doute dû au découpage du cycle mais aussi à une priorité donnée aux développements comico-philosophiques du duo homme-machine Josué/Lobsang sur les implications des découvertes.

C’est donc un début.

(époustouflant français phonétique p. 14 quand un Anglais essaie de parler à des Russes … 6)

Après Dune I : Les Chasseurs de Dune

Roman de science-fiction de Brian Herbert et Kevin Anderson.

Une couverture qui ne ment pas.

La fin de la Maison des Mères laissait le lecteur en plein mystère. Qui donc est ce vieux couple aux pouvoirs visiblement immenses qui en voulait de manière peu claire, de manière presque incongrue, aux passagers du non-vaisseau que sont les personnages principaux du livre. Aux dires de Brian Herbert, son père Franck aurait laissé un synopsis de la suite (et fin), avec quelques idées. Partant de cela, les deux auteurs entreprennent de donner une fin au cycle de Dune, qui se présente pour des raisons éditoriales en deux volumes en langue française.

Trois trames parallèles composent ce premier tome. La première est centrée sur les occupants du non-vaisseau qui se déplace sans but, toujours plus loin vers les planètes de la Dispersion. Avec le ghola Duncan Idaho, des Bene Gesserit dissidentes, des survivants Juifs, un Maître du Tleilax et quatre Futars (hommes-félins) organisent leur vie dans un immense vaisseau, sous la menace constante du couple de petits vieux. Le second récit est celui de la fusion en un seul Ordre du Bene Gesserit et des Honorées Matriarches, sous la conduite de Murbella. Cette dernière a la certitude que seul un Ordre uni et fort aura une chance dans la confrontation qui vient avec l’Ennemi que les Honorées Matriarches fuient. Une fusion qui ne va pas sans heurts, entre survivances de distinctions et dissidences. Le nouvel Ordre a certes le monopole de la production d’Epice suite à la vitrification de Rakis (anciennement Dune) grâce aux vers des sables sauvés par Sheeana mais la Guilde Spatiale cherche d’autres sources d’approvisionnement en essayant de retrouver comment produire l’Epice à partir des cuves axolotl du Bene Tleilax. Le fait que les Honorées Matriarches aient annihilé les Tleilaxu n’aide pas à résoudre le problème. La dernière trame concerne les Danseurs-Visage revenus de la Dispersion, ces change-formes qui sont devenus indépendants de leurs maîtres tleilaxu. Ils obéissent aux plans du couple de petits vieux mais ils ont aussi leurs objectifs propres.

Se remettre à la page de nombreuses années après la lecture du précédent épisode n’a pas été simple, même avec ce qui se veut une aide très maladroite en tout début de livre. Mais les souvenirs nous sont revenus en cours de route et le contexte de départ s’éclaircit assez vite. A tel point qu’il semble que nous avons déjà lu ce livre … qui ne nous a donc pas laissé une très grande trace …

Nous nous sommes lancés dans la lecture avec appréhension. Les livres précédents du duo d’auteurs nous avait laissé un goût assez amer, pour le moins, même si tout n’était pas uniforme ni uniformément mauvais (certes, toujours en regard de la série originale du père). Pour tout dire, nous avons voulu lire ce livre pour y trouver certaines pistes pouvant mener aux idées de F. Herbert pour avoir une image de ce que ce dernier souhaitait comme point final à sa saga. Hélas, les années (ou le marketing) n’ont pas apporté aux deux auteurs la solution pour écrire de meilleures choses avec un tel matériel. A nouveau, tout est délayé. C’est long, lent et manque toujours autant de réflexion de la part des personnages. Leurs tourments nous sont majoritairement incroyables, au premier sens du terme. Certains éléments du scénario (à trous), et ce parmi les plus centraux, se voient arriver de très loin. Le livre est de plus marqué par un nombre très important d’illogismes, qui mettent à mal l’histoire et se trouvent mis à nu dans certains dialogues bâclés. Il n’est certes pas impossible que certains de ces illogismes et incohérences soient ceux de F. Herbert (en reprise de ce qui se passe déjà dans la Maison des Mères, comme cette histoire de tableau de Van Gogh p. 255) mais cela fait tout de même vraiment beaucoup.

Dans cette fange, il y a néanmoins (comme dans les autres livres du duo) quelques pépites au scintillement un peu falot. Il y a par exemple p. 311 un intéressant parallèle inversé avec l’enfance d’Héraklès avec ce qui se passe dans le berceau du ghola Léto II. Mais est-ce dans l’esprit de la série ?

Cette première partie est donc, comme nous le craignons, une déception. Trop d’incohérences, trop de pages, trop de gholas sans justification un peu assise et à la vie antérieure trop présente, trop d’action, trop de fils blancs cousus, trop de Mentats (pour bien peu d’intelligence). Et en plus, la quatrième de couverture vend la mèche … Nous lirons, malheureusement, la seconde partie dans le même esprit. Ou pas, si nous retrouvons les notes d’une première lecture …

(faut-il voir une référence à I. Asimov p. 169 ? … 4)

Dune

Exploration scientifique et culturelle d’une planète-univers
Recueil d’articles sur une approche scientifico-culturelle du cycle de Dune, sous la direction de Roland Lehoucq.

Ce poignard est une insulte québecoise.

La sortie d’une nouvelle adaptation filmée du roman de F. Herbert a bien entendu fait éclore de nombreux projets éditoriaux, comme nous avons déjà pu le voir plus haut dans ces lignes avec le Mook. Et ce livre a justement beaucoup à voir avec ce dernier (paru après lui). Déjà (au-delà des thèmes analogues) des dix auteurs présents ici, cinq ont contribué aussi au Mook. Mais surtout, les articles de ces mêmes cinq auteurs semblent être les versions longues de ce qu’ils ont écrit dans le Mook. Certains passages sont mêmes identiques. Il y a donc clairement des chevauchements, mais cela n’entame en rien l’intérêt de ce livre qui offre des points de vue et des informations qu’il ne nous semble pas avoir lus ailleurs.

Comme Dune est un cycle prenant place principalement sur la planète Arrakis, c’est avec l’astrophysique que le tour d’horizon commence. Avec les indications données par F. Herbert, il est possible d’estimer quelles devraient être les relations des principales planètes avec leur étoile, les conditions au sol et les possibilités d’existence de tels corps célestes. Qui dit planètes dit aussi distances à parcourir, la solidité de l’Empire reposant en premier lieu sur des temps de voyages très réduits. L’on passe ainsi naturellement à la question très épineuse du voyage spatial à très grandes distances, que F. Herbert a résolu en faisant contracter l’espace aux Navigateurs de la Guilde.

Le lecteur est ensuite amené sur la surface d’Arrakis pour d’abord parler biologie (et F. Herbert semble très au fait des derniers développements des années 1960, p. 63), c’est-à-dire du Ver et de son rapport à la planète, puis ensuite de l’épice en s’interrogeant sur ses caractéristiques et sa composition probable. Peut-être est-elle, dans une certaine mesure, reproductible sur Terre ?

La question de l’énergie est-elle aussi divisée en deux articles. Le premier aborde la question de manière générale en la passant au tamis du trilemme sécurité/équité/durabilité puis l’on passe à un cas plus pratique avec le distille, concentré de recyclage circulaire mais qui nécessite lui-aussi une source d’énergie. Produit purement local, il permet aussi dans un article très théorique qui lui fait suite de s’interroger comment est pensée l’innovation sur la planète désertique.

 Après l’environnement et la technologie qui en est la conséquence, le lecteur est ensuite envoyé vers les habitants d’Arrakis. Il est d’abord considéré l’exotisme de la planète (et de l’univers lui-même, sa capacité d’émerveillement) au travers du langage puis ce sont les femmes du Bene Gesserit vues en tant que cyborgs qui sont mises en lumière (un article fort stimulant, cependant trop politique et limité au premier roman). Reprenant de l’altitude, le livre passe dans l’article suivant à la géopolitique de l’Imperium et quitte à ce moment-là le monde physique pour le monde des idées et dans un premier temps la question des religions dans le monde de Dune et les syncrétismes modelés par F. Herbert (très belle mise en ordre). Le rapport entre la science et la prescience prend la suite, avant de passer à la Mémoire Seconde du Bene Gesserit vue comme une possession (par les ancêtres, sur un modèle africain).

Le dernier article fait office de conclusion en faisant ressortir différents éléments historiques (Empire ottoman et T.E. Lawrence par exemple), politiques (les Kennedy comme pouvoir charismatique et familial) et romanesques (la Beat Generation) qui forment en un savant mélange un cycle romanesque intemporel.

Après la lecture de ce livre, le lecteur sera convaincu que, contrairement aux apparences, F. Herbert a écrit un roman de Hard-SF, ou qui du moins ne peut se limiter à son aspect féodal dans l’espace. Le lecteur en sera convaincu aussi parce que les auteurs savent de quoi ils parlent, de première main. Certes, on peut discuter de certains arguments (très injuste sur T.E. Lawrence p. 215), de certaines affirmations (certains problèmes de logique dans le chapitre sur les cyborgs, la pédophilie de V. Harkonnen qui devient de l’homosexualité p. 322 ou encore une Baie des Cochons très simpliste p. 325) qui même parfois sont en contradiction avec ce que dit le roman (Mohiam est bien la mère de Jessica p. 199, Ix faisant des machines pensantes p. 256). Très solidement sourcé, le livre est aussi très dynamique avec des chapitres courts, rythmés et bien entendu bourrés d’informations. L’origine de l’adjectif « butlérien », faisant référence à Samuel Butler, auteur en 1863 d’une théorie de l’évolution des machines conduisant à l’extinction de l’humanité, ne nous était par exemple pas connue (p. 141). On pourra regretter, mais tout en sachant que cela s’éloignerait du but du livre, un article replaçant Dune parmi la production de F. Herbert. Il n’y en a qu’une ébauche p. 283 et ce serait sans doute une excellente idée pour un éventuel second tome, de même qu’une comparaison de la prise de pouvoir de Paul Atréides avec la Grande Révolution Française.

(étonnante cette idée de grumeaux narratifs p. 172 … 8)

Cyberpunk’s not dead

Laboratoire d’un futur entre technocapitalisme et post-humanité
Essai de littérature sur le sous-genre cyberpunk par Yannick Rumpala.

Ecran et yeux bioniques d’occasion.

En parallèle de la démocratisation de l’ordinateur personnel, les années 1980 voient l’émergence d’un nouveau sous-genre dans la science-fiction : le cyberpunk. Un univers cyberpunk n’intègre pas que les développements de l’informatique mais ce doit aussi d’intégrer des mégacorporations toutes puissantes, une quasi-disparition des autorités publiques, une population survivant majoritairement de petits boulots ou délinquante (pour le lecteur), une prolifération des machines et des prothèses, une disparition de la Nature et des villes tentaculaires et interchangeables. Il est à noter que la question de la ville n’est pas l’unique apanage du cyberpunk, puisque la fantasy urbaine apparaît aussi au même moment.

L’introduction démarre sur les chapeaux de roue en interrogeant la pertinence du genre en 2021. N’est-ce pas de la SF déjà dépassée puisqu’elle décrit un monde qui a beaucoup de choses en commun avec le nôtre ? En plus de présenter les différents chapitres qui suivent, cette introduction aborde aussi la naissance du genre. Forment suite six chapitres centrés chacun sur une thématique canonique du genre.

Le premier chapitre débute donc avec l’extension formidable de la technosphère qui marque profondément les univers cyberpunks, avec en premier lieu l’omniprésence informatique. C’est « coder ou être codé », accompagné d’une surveillance de tous les instants (même si nous trouvons le commentaire sur les lois de la robotique d’I. Asimov très partial p. 62).

Le chapitre suivant s’aventure du côté de l’économie. Le Japon, comme souvent au début des années 80, est ici le point de départ pour ce qui est du devenir économique des univers cyberpunks. Il y a là un capitalisme ultra-raeganien allié à une structure à la japonaise avec d’immenses conglomérats (zaibatsu). Etrangement, les marques omniprésentes dans le monde réel chez Gibson sont absentes du cyberespace (p. 185). L’information y est une ressource et les plus riches habitent de manière très séparée du reste de la population …

Le chapitre suivant s’intéresse au décor de tout univers de cyberpunk : la ville. Tentaculaires, monde (mais avec une inspiration asiatique), dangereuse, la ville cyberpunk est elle-même un cyborg. Et tant que l’on est chez les cyborgs … Le corps est le thème du chapitre suivant, entre extension, connexion, marchandisation, post-biologie et post-humanité. Suit le chapitre sur la société, marquée par la précarité (mais aussi l’inventivité), la violence, le crime (mise en parallèle avec le crime victorien et les gangs new-yorkais de la fin du XIXe siècle, p. 164) mais surtout la résignation. Est-ce le reflet d’une peur du déclassement qui prend naissance dans les sociétés occidentales dans les années 1980 ? Le dernier chapitre s’intéresse au cyberespace, nouveau milieu qui imprègne tout dans les univers cyberpunks. Son côté addictif est très tôt noté dans les œuvres, tout comme son absence de frontières. Mais cette absence de bornes ne signifie pas absence de conflits et de dangers physiques …

La conclusion est articulée sur le fait de savoir si le cyberpunk est un genre dystopique (avec plusieurs angles d’attaque), ou si la fermeture de l’horizon qui le caractérise et les difficultés de vivre dans de tels mondes ne sont pas finalement à relativiser à l’aune de certaines expériences humaines (le XIXe siècle n’est pas partout une sinécure). Ce n’est clairement pas de la fiction émancipatrice (p. 171) …

Ce livre réussit pleinement à faire comprendre que le cyberpunk est à la fois une anthropologie de la technique et une esthétique du changement technique. W. Gibson dit qu’il écrit sur le présent (et le cyberpunk n’est pas une utopie qui a déraillée comme 1984, p. 200-201). Il est en plus un voyage intérieur, à l’opposé d’un autre sous-genre en vogue au même moment, le space-opéra, qui met l’accent sur le voyage stellaire (p. 182). Il n’est pas d’une lecture trop enthousiasmante, avec peut-être un peu trop de citations dans le texte et des présentations trop lourdes des auteurs de ces mêmes citations (mais le titre est accrocheur !).  Mais avec sa structure solide, ce livre balaie avec une grande efficacité le sujet choisi, même si la conclusion semble être la partie du livre la plus riche en analyses et la moins dans la description. Il ressort aussi dans le sous-genre une centralité fondamentale de William Gibson (la Trilogie de la Conurb) et il aurait été bon d’avoir une bibliographie peut-être plus complète du sous-genre pour mieux prendre en compte l’entourage.

Une très bonne analyse, tout à fait dans la lignée des autres numéros de la série.

(dans le cyberpunk, il n’y a pas déshumanisation par le totalitarisme mais par l’anomie et/ou la richesse p. 209-210 …6)

Les monades urbaines

Roman de science-fiction de Robert Silverberg.

Quel est le rapport de cette couverture avec la choucroute ?

Mille étages, 3 000 m de hauteur, 885 000 habitants. Après l’effondrement, l’essentiel des habitants de la Terre s’est rassemblé dans ce type de bâtiments imposants appelés monades, laissant l’agriculture à quelques petites communes fortement robotisées qui alimentent ces mêmes monades. Des points de civilisation dans des déserts entretenus par des robots jardiniers, où personne ne va n’y ne désire aller. Grace à cette organisation, l’Humanité compte 75 milliards d’habitants sur Terre au XXIVe siècle. Pour faire tenir autant de personnes en un espace restreint, une organisation socio-spatiale est impérative. Chaque tour est donc divisée en plusieurs villes de manière verticale, peuplées selon les occupations des habitants. Au sommet, dans Louisville pour ce qui concerne la monade 116 qui est le cadre du roman, vit l’élite dirigeante de la tour.

Soi-disant débarrassée des tabous d’avant l’ère urbmonadale, la monade est dominée par la religion de la reproduction, entre liberté sexuelle obligatoire et drogues. Etrangement, le mariage existe toujours. Et quand la population devient trop importante, une partie de cette dernière est envoyée peupler une nouvelle monade.

C’est dans cet environnement que prennent place plusieurs arcs narratifs, avec des personnages liés entre eux d’une manière ou de l’autre. On suit ainsi (dans de nombreuses saynètes) Charles Mattern le socio-computeur, le musicien Dillon Chrimes, l’ambitieux administrateur Siegmund Kluver et sa magnifique femme Mamelon, les jumeaux Micael et Micaela Statler ou encore l’historien Jason Quevedo. La fiction d’un bonheur intemporel qui serait celui de la monade ne survit pas aux toutes premières pages du roman, quand Charles Mattern reçoit un visiteur venu de Vénus pour étudier la société urbmonadale. Déjà le doute s’insinue dans l’esprit du socio-computeur. Mais qui fait acte de rébellion dans un espace fermé (sans extériorité, c’est à dire une monade au sens de Leibniz) est éliminé séance tenante …

Ce roman est à juste titre un grand classique de la science-fiction urbaine. Il doit beaucoup à son époque de production (première publication en 1971), avec son approche littéralement très « sex, drugs and rock n’roll ». R. Silverberg accole même Mick Jagger à Bach et Wagner (p. 104). Il est critique à la fois de la surpopulation (explicite p. 267 et son corollaire la sururbanisation) qui ne peut que déboucher sur un système au mieux dirigiste, au pire totalitaire (p. 137, reconditionnement mental p. 80) couplé à un certain jeunisme (les soixante-huitards ?) que voit peut-être poindre l’auteur. A la page 182, il est même question de parler politique dans un monde qui en semble dépourvu, parce qu’il s’est privé de temps (un contre-exemple p. 187 ?). R. Silverberg intègre aussi dans son monde le problème de la gestion des sols arables, à un moment où le Club de Rome n’a même pas encore publié son rapport sur les limites de la croissance (1972). En allant plus loin dans cette direction, faut-il voir aussi dans ce roman une aversion pour le littéralisme évangélique (croissez et multipliez) ?

La critique antitotalitaire nous semble cependant rester au premier plan. Malgré la monade, malgré la pression sociale de tous les instants, le bonheur est lui-même obligatoire et l’Homme reste l’Homme : il n’y a pas eu de modification génétique après l’effondrement et la construction des monades, comme le montrent aussi les habitants des communes agricoles. La part animale de l’Homme, tout comme sa curiosité, n’ont pas été effacés par la satisfaction assurée de tous les besoins primaires. Les habitants doivent donc survivre, « se déguiser un peu mieux » (p. 177).

Ces thèmes, que l’on peut estimer trop nombreux pour un seul roman, sont admirablement agencés par R. Silverberg pour donner naissance à cette dystopie. Avec très peu de temps morts, une très belle économie de moyens, des articulations fines et des dialogues efficaces, l’auteur est parvenu à donner naissance à un monde où affleure l’explosion.

Ce roman est resté le classique qu’il était déjà au moment de la première publication française en 1974.

(mais pourquoi s’appelle-t-il Siegmund ? …8,5)

La pensée captive

Essai sur les logocraties populaires
Essai d’histoire des mentalités de Czesław Miłosz.

Elle en a vu des vertes et des pas mûres cette colombe.

Mes paroles sont aussi une protestation. Je conteste à la doctrine le droit de justifier les crimes commis en son nom. Je conteste à l’homme contemporain, qui oublie combien il est misérable en comparaison de ce que l’homme peut être, le droit de juger selon sa propre mesure le passé et l’avenir. p. 20

Le matériel humain paraît avoir un trait particulier : il n’aime pas qu’on le réduise à n’être que du matériel humain. p. 303

Pour celui qui voulait en savoir plus sur l’URSS et la réalité de son empire avant 1956 et le rapport secret du XXe Congrès du PCUS, il y avait tout de même de nombreuses sources. Kravtchenko, déjà en 1947, plus tous ceux qui revenaient après des années de camp de prisonniers. C. Miłosz appartient à ce mouvement éditorial mais avec des différences bien marquées : il n’est pas un dissident parce qu’il n’a jamais été communiste et il ne témoigne pas du système concentrationnaire soviétique mais s’intéresse à la manière dont vivent spirituellement les intellectuels dans les toutes nouvelles démocraties populaires, sous la coupe de Moscou mais pas intégrées à l’URSS.

Après une préface de K. Jaspers et un double avant-propos, l’auteur ouvre son livre par les conditions qui favorisent l’acceptation du totalitarisme : le vide spirituel, l’absurde, la nécessité, le succès, la culpabilité. Pour l’auteur toujours, l’intellectuel est par nature plus sensible que d’autres aux attraits de la pensée totalitaire et l’artiste trouve enfin une place dans la société (p. 30). Le second chapitre est centré sur la vision de l’Ouest qu’ont les intellectuels des démocraties populaires à la fin des années 1940. Et déjà en 1953, tout est changé …

Puis le chapitre suivant décrit le jeu d’acteur auquel est astreint tout intellectuel, à des degrés divers, dans les démocraties populaires. Appelé « Ketman » par l’auteur, c’est une sorte de taqiyya persane (dissimulation, de l’arabe kitman) qu’il a trouvé chez Gobineau (p. 87).

Suivent quatre portraits d’écrivains que l’auteur a connu, aux destins contrastés. Le premier était un auteur proche de l’extrême droite qui peu après 1945 adhère au communisme. C. Miłosz sent que c’est ce qu’il aurait pu devenir, une compromission après l’autre, graduellement. Le second est mu par la haine du monde qui se retrouve structuré par le matérialisme dialectique stalinien. Le troisième est devenu un hiérarque du régime et règne sur les carrières après être revenu dans les fourgons du gouvernement de Lublin. Le dernier portrait est celui d’un écrivain alcoolique chez qui tout est fantaisie. Pas vraiment le genre d’auteur prédisposé au réalisme socialiste, et inversement.

L’avant-dernier chapitre se veut plus général et disserte sur l’absence unanime de considération de l’Etat dans les démocraties populaires en 1950, où les soutiens sincères des autorités officielles sont bien rares, y compris parmi les ouvriers que le régime est censé choyer. Ce dernier doit donc dominer les esprits comme condition de sa survie. Il faut installer une Nouvelle Foi et cette entreprise est rendue plus facile par l’effondrement du christianisme (causé par la technique, p. 267), qui est pourtant le dernier refuge de la résistance.

Le dernier chapitre est consacré aux Baltes, que l’auteur né à Vilnius connaît un peu. Il compare l’invasion des pays baltes par les forces soviétiques à celle des Espagnols au Mexique (p. 285). Se battant contre l’absorption et la digestion par l’URSS, la situation des Baltes fait peur aux habitants des démocraties populaires qui y voient leur destin. C’est sur le constat des obligations de l’état de poète, de voir et de décrire, que s’achève ce livre.

Le constat que propose ce livre, avec beaucoup d’éléments personnels, est d’une clairvoyance très impressionnante pour 1953 (une révolution sans dynamisme révolutionnaire p. 212-214), à la fois sur les conditions historiques mais aussi quant aux choix qui sont laissés aux écrivains (fuite, soumission, adhésion, résistance, évasion) et par extension aux intellectuels et aux artistes dans les démocraties populaires. Si l’on excepte le fait que l’auteur pense que l’URSS était à un doigt de la défaite durant le Seconde Guerre Mondiale (p. 168-169), il ne nous apparait pas d’analyse historique qui soit fondamentalement fausse dans ce livre. Certaines idées sont même frappantes : avec l’arrivée des Soviétiques, le capital a été remplacé par la peur, la peur de manquer a été remplacée par la peur nue (p. 298). Et cette peur ne peut pas disparaître, parce que sans elle pas d’orthodoxie, et s’il y a hétérodoxie, il y aura alors révolte (p. 299).

Comme on peut l’attendre d’un Prix Nobel de littérature, c’est bien écrit, avec des ambiances très différentes selon les chapitres (les derniers sont les plus caustiques) et des passages d’anthologie (p. 214 par exemple). Le sujet est grave mais l’humour n’est pas absent. Un livre qui se dévore.

Des millions de gens dans des espaces dévastés quittaient juste un totalitarisme pour entrer dans un autre …

(« D. n’était jamais sérieux. Être sérieux, comme on sait, constitue l’exigence fondamentale du réalisme soviétique » p. 239 … 8)