Golem

Avatars d’une légende d’argile
Catalogue de l’exposition du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme de Paris sous la direction d’Ada Ackermann.

Golem le Maudit.

Avec la créature de Frankenstein, le golem est indéniablement le personnage fantastique le plus connu de la culture populaire. Remis au goût du jour au début du XXe siècle par le roman de l’autrichien Gustav Meyrinck et porté très vite à l’écran par Paul Wegener dans une trilogie cinématographique (en 1915 pour le premier, entre 1915 et 1902 pour le second), il a depuis rejoint le monde de la bande dessinée ou des arts plastiques au travers de multiples œuvres. Ce motif n’a cependant jamais perdu son lien avec le judaïsme (chez G. Meyrinck c’est un rabbin de Prague qui est son créateur), et il est déjà question de créer un golem dans le Talmud. Comme figure protectrice, il est parfois après 1960 l’expression d’une résistance juive face à l’Holocauste.

Ce catalogue rassemble de nombreux articles unis par la couleur de l’argile. Il débute par une introduction oxymorique intitulée « Le Golem nous parle ». Oxymorique, puisque traditionnellement, un golem ne parle pas. Puis il se découpe en six parties.

La première partie s’interroge sur ce qu’est le golem. Cette partie s’ouvre avec le poème Le Golem  de Jorge Luis Borges (écrit en 1958), précédé de son analyse. Puis suit un article sur les origines du golem puis une étude des illustrations faites en 1916 par Hugo Steiner-Prag pour le roman de G. Meyrinck. L’illustrateur, natif de Prague à la différence de G. Meyrinck, y reproduit les impressions du quartier juif de Josefov avant sa rénovation de la fin du XIXe siècle (qui était un lieu de tourisme folklorique, p. 47) et y campe un golem aux traits asiatiques, fidèle en cela au texte.

La seconde partie explore les différents visages du golem. Elle est inaugurée par un extrait des Oliviers du Négus écrit par Laurent Gaudé, où le golem apparaît comme un esprit de la Terre (une idée reprise à Gershom Sholem), qui se venge à travers lui des blessures qui lui infligent les hommes lors de la Première Guerre Mondiale (p. 57). Dans cette partie, l’antagonisme intrinsèque du golem est dévoilé. Celui qui est une masse informe (et c’est ici l’une des étymologies du mot, comme il en est question plus loin dans le volume), faite d’argile et d’eaux, s’anime quand on inscrit le mot émet (vérité en hébreux) sur son front et redevient de poussière (ou inactif) quand le « e », (qui est un a, alef,  éminemment symbolique en hébreux) est effacé pour former le mot « met » (signifiant mort). La première face du golem est sa face protectrice, très présente et même majoritaire aujourd’hui dans les comics, la sculpture, les jeux vidéo comme il l’était dans les films de la première moitié du XXe siècle. Mais le golem peut aussi être un monstre (p. 67), double non plus bénéfique mais maléfique de son créateur, et qui dans certaines représentations peut avoir une connotation antisémite. Mais il peut aussi être un symbole de l’hybris, de la prétention à dépasser Dieu, ou même de la vanité de l’artiste prétendant pouvoir créer un double de lui-même. Cette partie est close par la très intéressante étude d’un tableau de Gérard Garouste inspiré par F. Kafka (et peint en 2011), mettant en scène six personnes léchant un golem sortant d’un baquet.

La partie suivante a pour objectif de faire porter le regard du visiteur et du lecteur sur la plasticité du golem. Elle s’ouvre sur un extrait de texte de Manuela Draeger (La Shaggå du golem presque éternel)où le golem non seulement parle, mais surtout se sent prisonnier de son créateur. A cela s’ajoute que le golem chez M. Draeger devient le gardien du mot qui l’anime mais se révèle en plus être une figure féminine (p. 84). Le cœur de la partie est formé par un article détaillant les formes du golem dans les arts plastiques mais aussi sa relation à l’artiste, entre force déchaînée et transmutation (p. 88). L’inanimé qui s’anime est aussi un thème qui se retrouve exprimé sous forme de golem, avec l’utilisation de vêtements, de poussière, de sang ou de métal ressemblant à du papier déchiré. Mais l’artiste lui-même peut être le matériau de son œuvre (photographique, vidéo), dans l’optique de créer un Doppelgänger, un double (p. 100). L’artiste ou un modèle peut ainsi s’enduire de terre, sortir de terre et parfois ne faire plus qu’un avec sa création.

La quatrième partie reste dans la contemporanéité mais se concentre sur la mutation en s’intéressant à la descendance du golem. Introduit par un extrait commenté du Leviathan de John Hobbes, c’est la machine qui est le thème central (ce qui n’est pas évident à la lecture de l’introduction). Dès les débuts de la cybernétique, le golem est présent comme figure tutélaire et le premier ordinateur israélien est baptisé Golem I (p. 117). N’ont-ils pas le silicium, la bonté et la puissance en commun ? Le robot est indéniablement le fils le plus connu du golem, et lui aussi est porteur de l’ambivalence aide/angoisse, sur laquelle jouent plusieurs artistes. Et rôde le transhumanisme, abandon au aux pouvoirs de l’artifice … Quelques œuvres commentées de Zaven Paré complètent cette partie.

Assez illogiquement, la partie consacrée au lien entre le golem et l’écrit prend place à ce moment-là dans le livre. Encore une fois, un court texte en forme l’introduction, ici un poème de Paul Celan. Puis, l’étymologie du mot golem est mise à contribution (il y a trois occurrences dans la Bible, en II Rois 2, 8, Ezéchiel 27, 24 et Psaumes 139, 16). Le lecteur est entraîné vers un golem comme figure du désir, mais aussi porteur d’une double identité, technique et littéraire. La gematriah (où chaque nom a une équivalence numérique, technique kabbaliste classique) est mise à contribution pour mettre sur un même plan les mots golem, sagesse et l’addition Halakhah + Aggadah (la Loi et le Récit, p. 146). De même, le tserouf (combinaisons de lettres, autre technique kabbalistique) permet aussi à l’auteur de l’article Marc-André Ouaknin de se transporter dans différentes directions, vers Victor Hugo entre autres. La présentation d’une œuvre d’Anselm Kiefer met un point final à cette partie virevoltante.

La dernière partie de ce livre est constitué par les appendices. On y retrouve des repères biographiques, un glossaire fort utile au lecteur peu formé à la mystique juive, une liste des œuvres de l’exposition, une bibliographie et un index. Le texte du catalogue est en outre encadré par deux extraits de bandes dessinées signées Yoan Sfar et Dino Battaglia.

Ce très beau catalogue s’approche grandement de l’exhaustivité, aucune activité humaine liée au golem ne semble avoir été oubliée. Certes, pour des raisons assez évidentes, l’accent est mis sur la peinture et la sculpture et la mystique juive proprement dite n’est que l’arrière-fond, mais cet arrière-fond sait de temps en temps se mouvoir vers le devant de la scène. Les articles sont méthodologiquement bien étayés, et les textes sont, à de très rares exceptions, d’une grande facilité de lecture, avec très peu de redondances (un catalogue ne se lit de toute façon pas comme un roman). Les illustrations, en couleurs, sont d’une grande variété et d’une grande qualité, sourcées comme il se doit.

Cette exposition, et donc conséquemment catalogue, réussit pleinement à montrer la contemporanéité de la figure du golem, même si le contexte qui a fait naître mythe à l’époque moderne (s’inspirant de textes médiévaux, eux-mêmes faisant référence à la Bible et à la Mishnah) est totalement dépassé. Il est peu probable que, avec les évolutions constante de l’intelligence artificielle, la figure de la création humaine s’autonomisant de son concepteur soit amenée à disparaître.

(D. Trump comparé au golem  par des journalistes étasuniens p. 23 …8,5)

 

La condition humaine

Roman d’André Malraux.

On peut y aller les yeux fermés !

L’approche de la faillite apporte aux groupes financiers une conscience intense de la nation à laquelle ils appartiennent. p. 213

Petit retour vers les classiques de la littérature française à la faveur de l’été, avec aussi une double première : c’est le premier Goncourt et le premier roman écrit par un ministre qui atterrit sur ces pages.

L’action se situe en 1927 à Shanghai. C’est une période de troubles incessants pour la Chine, pays morcelé en plusieurs territoires sous la coupe de seigneurs de la guerre. Parmi les forces concurrentes, le jeune parti communiste chinois fait alliance avec le Kuomintang de Tchang Kaï-Chek à Shanghai pour libérer la ville. Parmi ces communistes figurent Kyo, May, Katow, Hemmelrich et Tchen. Ces derniers ont un besoin criant d’armes pour mener à bien leur soulèvement. Ils mettent la main sur la cargaison d’un bateau ancré dans le port. L’insurrection démarre le lendemain, et les groupes communistes prennent possession de l’ensemble de la ville. Les Européens des concessions internationales observent ces changements avec intérêt ou crainte. Parmi ceux-ci se trouve Ferral, un ancien ministre français qui dirige un important groupe industriel et qui va manœuvrer en faveur du Kuomintang pour essayer de sauver ses actifs. Le Kuomintang entre dans la ville et demande bien vite la remise des armes par les communistes. Kyo va demander des instructions dans la ville de Han Kéou mais revient avec l’interdiction d’un nouveau soulèvement ? Certains communistes, dont Tchen, veulent passer outre et préparent un attentat contre Tchang Kaï-Chek, qui échoue.

La répression s’abat sur les communistes, qui sont traqués partout dans la ville. Malgré les avertissements, Kyo est pris par la police nationaliste, et malgré une intercession du baron Clappique sur les insistances de son père Gisors, ne peut être libéré. Des permanences communistes sont prises d’assaut. Si Katow est fait prisonnier lors de l’un de ces derniers, Hemmelrich peut s’échapper. Tchen tente un attentat suicide. Kyo, sachant que la torture attend les captifs, se suicide mais Katow offre sa pilule de cyanure à deux compagnons. D’autres communistes ou personnages liés à eux arrivent à échapper à la répression et Ferral rentre en France où il échoue à sauver le Consortium qu’il dirige.

Le roman exprime une sympathie assez claire pour les communistes que l’on suit, mais cette sympathie n’est pas pour autant sans limite. En contrepoint, la critique du capitalisme financier et colonial finissant est-elle aussi très fine, et elle se fait sans tout calquer sur le personnage de Ferral, dont la volonté de contrôle se trouve in fine mise en échec. La personne de l’auteur est visible de deux manières dans ce roman. La première, c’est que l’on sent très clairement que l’expérience personnelle d’A. Malraux sert de soubassement, avec sa connaissance de l’Indochine mais aussi sa proximité avec la Chine (il refuse, au contraire d’un ami, d’aller en Chine participer à la guerre civile). La seconde, c’est que ce roman annonce d’une certaine façon ses engagements futurs, non plus intellectuels, mais physiques, en faveur des Républicains en Espagne et dans la Résistance (plus comme figure de proue que comme commandant opérationnel, et avec énormément de réserves quant à ses états de service). Les descriptions sont crues, on nous épargne peu de choses de la charnalité de la mort. La question du destin que l’on se choisit est absolument centrale dans cette œuvre et tous les personnages apportent une réponse différente à la question « Quelle est ma liberté ?».

Le lecteur est aussi mis à contribution pour couvrir les ellipses ou interpréter les demi-mots, mais il faut dire que c’est très bien fait et que la réputation de qualité de l’ouvrage n’est à notre sens pas exagérée. Stylistiquement, il n’y a pas un moment de faiblesse, et nous n’avons rencontré aucune difficulté, et plutôt même le contraire, une certaine réticence à reposer le livre.

(Clappique, quel personnage ! 8)

A History of the Amish

Essai historique sur les Amish de Steven M. Nolt.

Pininfarina n’est pas encore venu en Pennsylvanie.

On les a vu dans des films, ils font l’arrière-fond de nombreux romans, utilisent le cheval pour se déplacer … Les cow-boys ? Non, bien plus pacifistes : les Amish. A l’origine, ils ne sont pourtant pas de Pennsylvanie ou de l’Ohio, mais bien de la région du Rhin supérieur ou des Pays-Bas. Pour des raisons religieuses ou économiques, ils migrèrent vers la côte Est des Etats-Unis, avant d’essaimer dans plus de 30 états ou provinces d’Amérique du Nord (voir même au Honduras), sans pour autant passer à côté de schismes et de fusions partielles avec ceux qui leurs sont les plus proches du point de vue des pratiques, les Mennonites.

Les Mennonites, les Amish en sont issus. Quand Zwingli fait alliance avec la ville de Zürich pour établir plus fermement la Réforme en Suisse centrale, il est des Zurichois qui ne l’entendent pas de cette oreille et qui considèrent que l’Eglise ne doit rien avoir à faire avec l’Etat, puisque celui-ci fait baptiser d’office les enfants alors que pour ces dissidents seul un adulte peut choisir en conscience le baptême. Ils sont donc appelés Anabaptistes. Zurich réprime ces opinions, et les dissidents fuient, plus ou moins loin. Ils sont en Allemagne du Nord dès 1530 et arrivent peu après aux Pays-Bas. Sur place agit entre 1537 et 1545 la figure influente de Menno Simons, qui par son rayonnement et son œuvre théorique, va donner son nom au mouvement des Mennonites.

Pour la naissance des Amish à proprement parler, c’est dans le second chapitre que l’auteur explique le schisme qui se produit entre 1693 et 1695 à l’intérieur des églises mennonites (qui n’ont pas de direction centrale, chaque paroisse étant indépendante mais néanmoins en lien avec les autres du fait de leur marginalité). N’étant pas d’accord sur la pratique de l’évitement (couper ou non tous les ponts avec celui qui quitte l’église s’il ne fait pas amende honorable), Jakob Ammann et Hans Reist se disputent par lettres interposées et de vives voix. J. Ammann appelle chaque église à prendre position. A partir de 1711, il n’y a plus de retour en arrière possible et les deux communautés sont clairement séparées.

Le troisième chapitre conte la recherche de stabilité des Amish (ceux qui suivirent J. Ammann donc) au XVIIIe siècle. Ils sont majoritairement des métayers, reconnus par les nobles propriétaires pour leur loyauté et leurs connaissances agricoles. Ils ne construisent pas d’églises mais ce rassemblent chez un membre de la paroisse. Mais les différents gouvernements européens n’ont pas la tolérance des propriétaires locaux et de nombreux expulsions ont lieu (p. 61-62), qui ont pour conséquence qu’en 1737, 21 familles Amish traversent l’Atlantique pour aller s’installer dans la libérale Pennsylvanie (p. 63). Mais tous ne partent pas, et certains sont même appelés en Galicie par l’Autriche qui cherche à y installer des fermiers allemands (en 1781, p. 64). Certains s’établissent même en Volhynie.

Mais c’est l’établissement du Nouveau Monde qui est appelé à être le plus florissant (quatrième chapitre). L’immigration amish s’intègre tout d’abord au sein des plus de 80 000 immigrants germanophones qui arrivent en Pennsylvanie au XVIIIe siècle, en n’en formant qu’une très petite part (p. 72). Par contre, fait distinctif, ils ne possèdent pas d’esclaves (par humilité autant que par humanisme, p. 83). Les Amish ne restent pas forcément dans leur premier lieu d’établissement, et certains se déplacent vers l’Ouest, jusqu’à la Frontière pour y trouver de meilleures terres ou encore des terres moins chères. Mais sur la Frontière comme pendant la Guerre de Sept Ans, le pacifisme actif et revendiqué des Amish peut leur créer des soucis. Plus encore, pendant la Guerre d’Indépendance, le refus de choisir un camp ou de renier le serment prêté au roi d’Angleterre les met en bute à l’oppression des Insurgents (p. 93). Certains peuvent échapper à la conscription en contribuant à un fond que ces objecteurs espéraient à visée caritative. Mais de nombreux Amish quittent l’Etat nouvellement créé pour rejoindre le Canada, jugé plus stable …

Ce problème de la conscription, corollaire de l’égalité des droits et donc de la fin de l’oppression religieuse (p. 99-101), il se présente aussi aux Amish restés en Europe après la Grande Révolution de 1789 (cinquième chapitre). Si un accord est conclu en France avec le Comité de Salut Public, Napoléon est moins flexible pour exempter les Amish de service militaire. Cette perte de marginalité se résout finalement que de deux façons : soit quitter l’église amish, soit émigrer aux Etats-Unis (p. 118).

Aux Etats-Unis justement, les établissements amish sont d’une grande volatilité, conséquence de l’extension territoriale du XIXe siècle (chapitre suivant). Avec cette extension, la croissance économique (de la distinction sociale dans une société sans classe, le raffinement p. 146) et l’innovation deviennent des thèmes au sein des églises amish, avec la Guerre de Sécession. Les débats sur la discipline (Ordnung) dans l’église ne sont pas sans conséquences pour le mouvement (septième chapitre) puisque se forment au milieu du XIXe siècle deux branches dans le mouvement, l’une dite progressiste et l’autre dite conservatrice. Entre 1862 et 1878 ont lieu de grands rassemblements de responsables d’églises, mais là encore la séparation n’est pas évitée. Les conservateurs forment en 1865 le Vieil Ordre (dont sont issus presque tous les Amish que l’on voit aujourd’hui) tandis que les progressistes, qui souhaitent aussi une plus grande structuration (p. 182), se rapprochent des Mennonites en accolant leur nom (p. 178). Ces derniers se rapprochent de plus en plus entre 1870 et le premier quart du XXe siècle, pour finalement fusionner (huitième chapitre), sans pour autant que le Vieil Ordre ne soit sans contact aucun avec les Mennonites, anciens Amish ou non. En 1937 disparait par fusion la dernière paroisse amish d’Europe (Ixheim, en Sarre, p. 232).

Le neuvième chapitre se repenche sur les Amish traditionalistes, qui sont peut-être 6300 à la fin du XIXe siècle (p. 234) mais maintiennent des liens très solides entre des communautés dispersées, notamment grâce à des journaux qui publient des correspondances de toute l’Amérique du Nord.  L’année 1908 marque cependant un tournant (dixième chapitre), avec la parution du premier roman qui situe l’action chez les Amish (p. 261), mais qui les fait aussi entrer à leur corps défendant dans l’arène politique en tant qu’exemple de vertu et de but à atteindre pour une réforme de la société étasunienne. Mais pas celle que les Amish voudraient … La voiture, l’avion et le téléphone sont regardés avec scepticisme par ces derniers (p. 263-270). Le problème de la conscription refait surface avec la Première Guerre Mondiale (p. 270-278). Objecteurs de conscience, germanophones, les Amish subissent de nombreuses avanies (et de nombreuses violences). L’entre deux-guerres est marqué  par leurs réticences aux études longues (au-delà de la 8e année de cursus) ou la question des aides gouvernementales (p. 292) qui entrainent des batailles juridiques médiatisées et victorieuses. Lors de la Seconde Guerre Mondiale, le positionnement pacifiste des Amish est mieux compris par le gouvernement étatsunien, mais leur refus des emprunts de guerre et des timbres avec des représentations d’armes fait quand même grincer des dents.

Dans le onzième chapitre, la liste des conflits ne prend pas fin pour autant, puisque la conscription ne cesse pas avec la fin du second conflit mondial. De même, l’école et l’état-providence reste des sujets chauds, qui conduisent parfois à une décision de la Cour Suprême fédérale. Les Amish profitent aussi  du mouvement pour les minorités des années 60 et 70 (p. 299). Ce qui conduit au dernier chapitre du livre, portant l’éclairage sur les Amish au début du XXIe siècle, avec leur conception de la non-violence et du pardon (p. 332), leur plus grande visibilité médiatique (tourisme, p. 342-348) mais aussi le changement structurel de la baisse de l’emploi agricole (et conséquemment la plus grande variété d’expériences professionnelles) et le passage au bio pour de nombreux exploitants. Le nombre total d’Amish ne cesse de grandir, les enfants restant plus dans l’église que dans les années 60 ou les années 20. Entre 1992 et 2013, il y a une augmentation de la population se rattachant au Vieil Ordre de 120% (il n’y a que 10% des enfants qui quittent la communauté, p. 349-350) ! L’ambivalence fascination/rejet des extérieurs à la communauté (p. 346-347) n’est donc pas prêt de s’éteindre …

Malgré des encadrés parfois mal placés (très clair sur l’habillement, p. 48-49), on ne peut retirer à ce livre de 350 pages sa grande qualité pédagogique. Le résumé, rapide mais très bon, sur la naissance de l’anabaptisme  est un exemple parmi d’autres. Il réussit à tenir la distance et à garder l’équilibre en entrant dans des détails parfois d’une grande complexité tout en gardant un langage roulant, sans pour autant que le lecteur se sente floué par une description qui serait trop de surface. Certes, quelques éléments peuvent-être présentés avec un peu trop de simplisme (sur l’aristocratie française en Alsace p. 22, sur l’assolement p. 106), ou n’ont pas été vérifiés (en 1840, l’Alsace est française, comme ne le suggère pas la p. 113). L’auteur enseignant en milieu mennonite (à l’université de Goshen), il est visiblement à la pointe sur les différences dogmatiques et liturgiques qui existent entre le Vieil Ordre et les Mennonites (il se peut même, au vu de son lieu de naissance et de son nom, qu’il puisse avoir des liens personnels avec les Amish). Le lecteur un peu familier des mouvements protestants y découvrira à coup sûr des choses (tous les Amish ne sont pas contre l’usage de la voiture !), en allant parfois même à la découverte de petits schismes dans quelques comtés reculés du Nebraska  …

L’ouvrage est très correctement illustré de photographies monochromes, de tableaux mais aussi de cartes et de croquis. Plusieurs extraits de sources sont reproduits dans les encadrés. Le volume est complété par les notes, une bibliographie, un index et un goût de reviens-y.

(en alsacien, Badarusch est en Louisiane … 7,5)

H.P.L.

Biographie imaginaire, nouvelle de steampunk horrifique et interview de Roland C. Wagner.

Providence, LA ville du rock !

Que l’œuvre de Howard Philip Lovecraft soit une source d’inspiration, la chose n’est pas nouvelle. Ce qui est par contre inédit dans la biographie écrite par R. Wagner, c’est que son sujet ne décède pas en 1937 mais en 1991, à l’âge de 101 ans (presque aussi vieux que Ernst Jünger !). Lovecraft gagne ainsi des décennies de production littéraire, qu’il met à profit pour écrire de la SF, se confronter aux autres auteurs majeurs de l’Âge d’Or et passer le flambeau aux auteurs des années 70 et 80 (dont fait partie R. Wagner).  La première partie, jusqu’en 1937 donc, est documentée sérieusement puis après 1937, R. Wagner déploie une carrière sous le signe de la plausabilité, empruntant des textes à d’autres auteurs et en inventant d’autres (et on pense avec émotion à la bibliothèque créée par Frank Herbert), montrant une évolution de la pensée politique de Lovecraft, collant avec les publications, les polémiques et les redécouvertes posthumes, sans oublier un retour vers les premiers amours à la fin de sa pseudo-carrière. Dans l’architecture de cette biographie contrafactuelle, les notes infrapaginales sont d’une importance cruciale et c’est un plaisir pour le lecteur de les analyser pour y départager le vrai du faux.  Dans ce court livre (150 pages) est d’abord présentée la version française de cette biographie et lui fait suite une traduction en langue anglaise (traduite par l’auteur ?).

La seconde partie du livre est une nouvelle de steampunk horrifique qui prend place aux Etats-Unis dans les années 1890 (ce qui permet une distanciation d’avec l’élément victorien que ne semble pas apprécier l’auteur pour son côté puritain, selon l’interview donnée à ActuSF en fin de volume). Une révolte indienne reçoit l’aide de mystérieuses créatures dotées d’armes produisant des rayons mortels. Les forces militaires fédérales sont constamment battues et la Frontière recule, recule … Le gouvernement étatsunien ne peut donc qu’accepter l’aide que souhaite lui fournir d’autres créatures tout autant mystérieuses. Tout ceci ne peut que troubler Martin Lévêque, un professeur d’occultisme français, qui veut tirer au clair cette affaire avec l’aide de Kit Carson. C’est l’occasion pour lecteur de rencontrer une ribambelle de figures connues de l’Ouest sauvage (dans une version très secouée): Buffalo Bill, les Dalton, Jesse James, les agents de Pinkerton et leur chef, Doc Holiday etc. Mais dans ce monde existe aussi un livre maudit, peut être la clef de la compréhension de l’arrivée sur Terre de ces êtres technologiquement avancés. Cette nouvelle est dotée d’un ton enjouée et humoristique, d’un rythme particulièrement plaisant et de dialogues frais qui montrent avec éclat le plaisir qu’a eu l’auteur à l’écrire. C’est court, efficace, très prenant, grinçant et avec quelques clins d’œil légers et fins et avec un brin de militance (aux saveurs très années 70 il faut dire). Un délice.

Le volume est enfin complété par deux entretiens donnés par R. Wagner au site internet ActuSF en 2006 et en 2007. Dans la première interview,  il explique comment lui est venue l’idée de la biographie alternative et dans la seconde il détaille les choix et les lectures qui ont présidé à l’écriture de la nouvelle (presque sans retouche, p. 157).  Cette dernière partie est très succincte mais apporte quelques renseignements très intéressants sur la cuisine où ont été mitonnés les deux précédents textes.

Pour avoir une compréhension minimale des textes, une connaissance préalable de H.P Lovecraft et de son œuvre est impérative, sous peine de passer au travers de tout ce qui fait le sel de l’ouvrage. Mais si cette connaissance (qui n’a pas besoin d’être encyclopédique, loin de là) est présente, c’est une heure  de plaisirs divers qui attend le lecteur. Et un excellent premier contact avec R. Wagner pour ceux qui comme nous n’avaient encore rien lu de cette figure de la science-fiction francophone.

(étrange note sur un tout aussi étrange personnage que  J. Bergier p. 31 …8,5)

Tarkin

Roman de science-fiction dans le monde de Star Wars par James Luceno. Publié en français avec le même titre.

Raide comme l’injustice.

James Luceno est déjà un vieux routier du monde de Star Wars, avec une production débutant bien avant le rachat de Lucas Arts par Disney (qui, rappelons-le, a conduit à la mise sur le côté de pans entier de la production artistique autour des films). Après une participation, entre autres, au Cycle du Nouvel Ordre Jedi, Disney lui a donc confié la novellisation/contextualisation de la nouvelle trilogie et des films connexes. Avant Catalyseur  (prenant place avant Rogue One avec de très nombreux personnages communs), J. Luceno a donc écrit en 2014 un roman autour du personnage du Grand Moff Tarkin, le commandant de l’Etoile de la Mort qui meurt dans cette dernière lors de la bataille de Yavin (Episode IV).

Le roman débute avec l’attaque par un assaillant non-identifié de la base de l’Empire qui protège le site de construction de l’Etoile de la Mort. Tarkin déjoue le piège tendu mais sent bien que ce n’est pas la dernière fois que cet assaillant fera parler de lui. La capitale impériale est alertée et convoque Tarkin séance tenante pour lui confier l’enquête visant à démasquer ce groupe et à les châtier en en faisant un exemple. Mais il ne mènera pas seul ses investigations, puisqu’il doit faire équipe avec Dark Vador. Notre couple associant carpe et lapin démarre donc son enquête et remarque bien vite qu’ils ont toujours un temps de retard sur les dissidents.  Est-ce uniquement du aux capacités techniques hors-normes des pirates ? Toujours est-il qu’au cours de l’enquête reviennent à l’esprit du héros de nombreux souvenirs de son enfance et de son adolescence sur la planète Eriadu, sur l’enseignement survivaliste qu’il a reçu jusqu’au rite initiatique final.

Nous avons lu ce roman de 370 pages dans sa traduction allemande (et encore nos remerciements au généreux donateur qui se reconnaîtra). L’auteur fait le travail, en brossant le portrait d’un personnage très apprécié des fans, surtout parce qu’il apparaît très peu à l’écran mais montre dans ce cours laps de temps le pouvoir qu’est le sien. Le portrait est sans grande aspérité ni surprise majeure, avec comme hélas très souvent dans les œuvres estampillées Star Wars les mêmes lieux et les mêmes motifs (il y a tout de même bien peu de planètes dans cette galaxie fort lointaine). Plus embêtant dans ce roman écrit de manière efficace mais qui est cependant loin d’être stylistiquement un chef-d’œuvre, le lecteur sait parfois les choses avant les personnages (censés être des esprits plus que vifs). Le scénario est donc de ce fait perfectible, mais met cependant assez habilement en lumière le passage de la République à l’Empire, avec des politiques et des militaires qui restent loyaux envers l’Etat, quel que soit sa forme constitutionnelle sur fond de conquête des postes décisionnels par une coterie de natifs des mondes périphériques. La fin de la domination coloniale de Coruscant, la capitale, sur les mondes extérieurs habités plus tardivement, est aussi la fin de la République si l’on suit le discours que le sénateur Palpatine sert au jeune Tarkin quand il cherche à s’attacher ses services. Est-ce une intéressante critique du fédéralisme ou celle du centralisme toujours ennemi de la Liberté, dans un contexte bien évidemment étatsunien ?

Le lecteur non fan de l’univers ne trouvera que très peu de plaisir dans ce livre, avec un texte qui n’a pas pour ambition de marquer la littérature et n’a rien d’un roman psychologique (on est loin de Timothy Zahn dans le même univers). Le lecteur plus afin de l’univers créé par Georges Lucas aura plaisir à découvrir le contexte qui amène à la Rébellion, avec l’accent mis sur les chefs de l’Empire et leurs tensions, dans un univers plus numérique que celui imaginé en 1977.

(un Dark Vader qui semble dans ce roman légèrement introverti, mais ce n’est pas lui la vedette … 5)

Viking Worlds

Things, Spaces and Movement
Actes de colloque sous la direction de Marianne Hem Eriksen, Unn Pedersen, Bernt Rundberget, Irmelin Axelsen et Heidi Lund Berg.

Porte ouverte sur un pré verdoyant.

Il est toujours bon de revenir vers le Septentrion, de boire au tonneau de Mimr sans sacrifier un œil ou de passer quelques jours et nuits pendu à Yggdrasil. Il y avait longtemps que l’on ne l’avait pas fait, et cela nous manquait. Viking Worlds vient donc à point, en rassemblant  treize contributions, majoritairement de « jeunes chercheurs » au colloque tenu à Oslo en mars 2013. Ces contributions sont réunies en trois parties : espaces réels et idéaux, objets et espaces genrés (avec un point d’interrogation) et enfin une dernière partie intitulée production, échange et mouvement.

L’introduction met la barre haute et laisse même penser que le livre va envoyer un pavé dans la mare en parlant d’avancées fondamentales sur le sujet des femmes combattantes (autres que walkyries, p. 3-6). Mais de ceci il n’est hélas nullement question dans le reste du livre, douchant d’autant l’impérieux enthousiasme né dans l’introduction. Mais la lecture reste néanmoins très intéressante, avec des sujets et des méthodes d’acquisition des connaissances très diverses.

Le premier chapitre réinterroge d’un point de vue archéologique et étymologique la halle nobiliaire, un lieu emblématique de l’âge viking, et le second chapitre, de très haute volée, analyse la description d’une telle halle dans le poème Husdrapa (source non publiée). Mais est-ce une description d’un lieu existant ? Le chapitre suivant s’éloigne des halles pour passer aux lieux de rassemblement en Norvège occidentale, en tant que lieu de justice et de politique qui se retrouve aussi en Islande. Le Danemark n’est pas oublié avec une étude toponymique dans l’arrière-pays de du complexe palatial de Tyssø. La partie s’achève une contribution qui s’éloigne pas trop de Tyssø en expliquant l’importance de l’anneau dans la constitution de lieux sacrés (celui en or de Tyssø pèse deux kilos …). Les deux articles sur la halle et les lieux de rassemblement nous semblent les plus intéressants dans cette partie, même si les critères pour qualifier un bâtiment de halle nobiliaire pourraient être affinés en déterminant un nombre minimum de critères permettant cette qualification (p. 15).

La seconde partie démarre avec la mise en lumière de la sépulture d’une jeune fille ayant vécu dans la place marchande de Birka (Suède). Cette sépulture met en relief la place de Birka au sein d’un réseau commercial très étendu. L’article suivant s’éloigne de la côte pour s’intéresser à l’estive en Islande et à la répartition du travail selon le sexe. Quel était le lien entre l’alpage et la ferme ? Quels étaient les contacts entre les différents membres de la famille ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles l’auteur tente de répondre. La question des clefs, qui semblaient tranchée depuis plus d’un siècle, revient sur le devant de la scène dans le dernier article de cette partie, avec un ton très critique et un propos très historiographique. L’article sur Birka est cependant quelque peu décevant, n’entrant sans doute pas assez dans les détails. Par contre, l’article sur l’estive a été une réelle découverte pour nous, très finement écrit et même avec d’utiles rappels (sur la fiabilité des évènements extérieurs à Islande rapportés dans les sagas familiales islandaises, p. 104). L’utilisation du terme de préhistoire scandinave pour l’époque viking dans l’article sur les clefs nous semble tout de même faux (p. 128), mais il est vrai que cet article est de manière générale assez nébuleux. L’auteur se veut penser l’archéologie foucaldienne, où il n’y a plus de Vérité, mais s’en plains dans le même temps … La forme y gêne plus que le fond, mais on se rapproche malheureusement aussi de l’anachronisme (p. 134-135).

La dernière partie est introduite par un article plutôt généraliste (mais néanmoins très bon) sur le commerce au Haut Moyen-Âge, avec un petit accent mis sur la Scandinavie. Il est suivi par une contribution plutôt technique sur le tissage dans tous ses aspects, mais qui s’intéresse tant aux tissus et aux pesons (dont le poids et la forme sont déterminants) qu’à ceux qui tissent. Le métal fait lien avec le papier suivant qui met en lumière le travail du plomb en Norvège, suivi presque logiquement avec celui sur l’analyse isotopique de l’argent de différents trésors découverts au Danemark.  Le volume voit enfin sa conclusion avec un article sur les Vikings en Pologne, un sujet il est vrai rarement central dans ce genre de livres, mais qui a aussi été défavorisé par la Guerre Froide qui a coupé la Scandinavie de la production scientifique polonaise (en polonais). Il semble pourtant qu’il y ait beaucoup à dire sur la présence viking sur les bords sud-est de la Baltique. L’article sur le tissage et ses évolutions est d’un grand intérêt (comment est faite une voile, l’élément le plus cher d’un bateau) et il est amusant de savoir qu’il existe des festivals vikings florissants en Pologne (p. 215-216).

Comme les thèmes sont passionnants, ce livre se lit goulument. Les auteurs écrivent de manière globalement claire, rendant le tout accessible au non-spécialiste (mais qui a quelques notions cependant). Chaque contribution est introduite par un résumé et accompagnée d’une bibliographie. Il y a de nombreuses illustrations dans le texte, dont certaines en couleur. Un bel exemple de ce qui se fait de nos jours dans le monde anglo-saxon et assimilé dans l’étude de la Scandinavie alto-médiévale. Mais le coup de l’introduction reste un peu en travers de la gorge …

(beaucoup de premières pierres dont on espère voir le chemin qu’elles deviendront … 7,5)

Le guide Howard

Guide de l’œuvre littéraire de Robert E. Howard par Patrice Louinet.

Pas de travail du chapeau.

La réédition toilettée de l’intégrale des aventures de Conan, avec les textes établis (c’est raconté p. 197), traduits et commentés par Patrice Louinet avait fait entrer la réception du héros le plus connu de Robert Howard dans une autre ère. Mais P. Louinet ne s’étant pas contenté de Conan et étant parmi les meilleurs spécialistes mondiaux de l’œuvre howardienne, il était le plus indiqué pour signer un guide, proche dans sa forme du guide sur Philip Dick et pourtant pas identique.

Le but de l’auteur est clair dès l’introduction : il veut que Robert Howard soit enfin reconnu comme un auteur de premier plan, qui a concouru à la définition d’un pan entier des littératures de l’imaginaire (la fantasy épique ou « heroic fantasy » ou encore « sword and sorcery »), à l’égal de J.R.R. Tolkien donc, en le séparant de ses continuateurs qui n’ont fait que mal réécrire ou trahir son œuvre, mais ont aussi colporté des mensonges intéressés sur sa biographie.

Pour ce faire, la première des onze parties de ce livre porte sur dix idées reçues auquel un lecteur pourrait avoir été confrontées : son enfance misérable, sa sympathie pour le fascisme, sa croyance en un Conan ayant existé … Et dès cette partie, P. Louinet ne fait pas mystère de son ressentiment envers ceux qui ont voulu récupérer les œuvres de R. Howard, et au premier rang d’entre eux, les époux Sprague de Camp. Ils seront éreintés, avec d’autres et souvent avec un humour féroce, tout au long de ce guide.

La seconde partie est composée de vingt fiches de lecture, présentant les vingt nouvelles que P. Louinet juge comme indispensables et les premiers à devoir être lus. Ce n’est pas un classement selon leur qualité mais surtout au travers du commentaire qui accompagne chaque fiche d’une mise en relief, afin de montrer les étapes successives dans l’œuvre importante de R. Howard qui ne se limite de loin pas à la vingtaine de nouvelles mettant Conan en scène mais va du récit dit de confession aux nouvelles de boxe et aux récits paléolithiques.

La biographie prend place dans le troisième chapitre. Elle est d’une facture classique et ramassée, commençant avec les parents de R. Howard et s’achevant avec eux, puisque sa mère survit un jour à son fils unique (il s’est suicidé après avoir appris que sa mère ne sortirait plus du coma) et que son père ne meurt qu’en 1944, non sans avoir essayé de tirer inélégamment parti des écrits de son fils.

La partie suivante revient aux textes, avec une liste de vingt autres écrits qui peuvent mériter une lecture, principalement pour balayer tout le spectre de la production de notre Texan. La liste est augmentée de dix entrées au chapitre suivant, avec de courtes annotations.

La partie suivante a pour objectif de démêler le vrai du faux en ce qui concerne Conan. Y est discuté sa qualité de barbare, de sa citation la plus célèbre (celle sur les ennemis et leurs femmes, p.179) ou, entre autres choses, des femmes que l’on croise dans ses aventures. « Sur Howard » est le titre de la partie suivante. Il reprend le même genre de jeu question-réponse que dans le chapitre précédent, cette fois-ci sur les magazines pulps, sur la filiation littéraire de R. Howard mais aussi sur sa machine à écrire.

Puis P. Louinet passe en revue les adaptations sur tous types d’écrans, de plateaux et de papiers des nouvelles ou seulement des héros de R. Howard. Il n’hésite pas à donner un avis, généralement tranché (p. 233-234, p. 243, un festival). C’est rarement positif et le ton est donné dès le début, en affirmant qu’il n’existe aucune adaptation de R. Howard au cinéma (p. 225). Quittant l’auteur, P. Louinet se retourne vers l’entourage réel et artistique de R. Howard en le comparant à Tolkien (p. 247), en parlant de l’influence de F. Frazetta  ou de Glenn Lord dans le succès posthume mais c’est aussi la partie où il démontre pourquoi il en veut aux époux de Camp (p. 253-258).

Enfin, avant la bibliographie indicative commentée et la très rapide conclusion, P. Louinet reproduit plusieurs extraits de lettres que R. Howard envoya à H.P. Lovecraft. Les deux écrivains échangèrent beaucoup de lettres, furent indéniablement amis malgré leurs profondes différences, mais ne se rencontrèrent jamais.

De nombreuses et courtes anecdotes parsèment le livre, apportant des informations de manière ludique.

Ah on est loin du rythme d’écriture d’un Alain Damasio avec R. Howard ! Et ce n’est pas que le premier jet est déjà parfait, il y a quantité de retouches avant qu’une nouvelle ne soit envoyé à un magazine même s’il aimait à prétendre le contraire. Pour une carrière qui a duré douze ans, entre 1924 et 1936, ce fut diablement prolifique. Et il est mort à 30 ans … Cet aspect météoritique est bien rendu dans ce guide qui marie très bien le guide de lecture aux questionnements sur l’homme, modelé par son contexte. Il est proche de H.P. Lovecraft mais n’est pas phagocyté par lui, il s’adresse à un public ravagé par la crise de 29 (p. 126), qui cherche l’évasion mais aussi exprime une défiance puissante envers la politique. Au travers de ce qu’il dit de la civilisation, il rappelle à ses lecteurs que la chute peut très bien ne pas s’arrêter, mais de manière poétique.

Les illustrations monochromes dans le texte appellent le lecteur à les chercher en couleur pour se faire aussi une idée de la sensualité calibrée de l’auteur, calibrée pour le lectorat (et ce qu’en pensait les éditeurs) et pour se retrouver en couverture du magazine. P. Louinet connaît évidemment très bien son sujet et tisse une toile qui relie entre eux les différents héros de R. Howard et donne envie, par son enthousiasme ciblé et son érudition, de connaître plus avant cet auteur du Texas qui a su faire voyager et rêver des générations de lecteurs. On regrettera juste de petites imprécisions de langage (balnéaire ou thermale ? p. 120) ou de cohérence (deux dates différentes p. 130 et 133) et une assez incompréhensible faute (voix/voie p. 120). Les répétitions de « le Texan » lassent un peu sur la fin …

Il y a donc de grandes chances que ces bons conseils portent quelques fruits.

(le père de Howard fit nettoyer la voiture dans laquelle ce dernier se suicida d’une balle dans la tête et la conduisit encore plusieurs années … 8)

 

Auftrag: Menschenraub

Entführungen von Westberlinern und Bundesbürgern durch das Ministerium für Staatssicherheit der DDR
Thèse en histoire contemporaine allemande de Susanne Muhle.

Qui vole un œuf vole un keuf.

En 1949, prenant acte de la distance installée entre les alliés occidentaux et l’allié soviétique, se constituent deux Etats allemands : la République Fédérale d’Allemagne et la République Démocratique d’Allemagne. La première regroupe ainsi sans les fusionner les trois zones d’occupation française, britannique et étatsunienne et la seconde s’établit dans la seule zone soviétique. Il va sans dire que leurs accointances politiques reflètent ces relations. Le cas de Berlin, ville divisée elle aussi en quatre zones, est particulier. En 1949, la ville n’est officiellement rattachée à aucun Etat, aussi Berlin-Ouest ne fait pas partie de la RFA et des lois différentes s’y appliquent. Deux administrations s’y font, dès l’arrivée des troupes d’occupation, concurrence. La volonté soviétique d’obtenir une Allemagne unifiée dans son orbite et une capitale totalement intégrée à sa zone d’occupation est mise en échec (après blocus). Pire, le manque de légitimité de la RDA, qui se matérialise par la fuite ininterrompue de ses habitants vers Berlin-Ouest, conduit la dictature du SED (Parti Socialiste Unifié, le parti unique) à s’en prendre à des organisations et des personnes considérées comme non comme dangereuses mais comme ennemies. Tombent dans cette catégorie sans nuance et toute stalinienne non seulement les agents de services de renseignement occidentaux (en grand nombre à Berlin-Ouest), mais aussi les bureaux en charge de la RDA dans les partis politiques de RFA, les organisations d’émigrés russes, les opposants ouest-allemands à la dictature, les démocrates est-allemands réfugiés, ceux qui aident à fuir mais aussi les anciens membres de l’appareil du SED, les anciens policiers ou douaniers et les anciens de la Stasi (il y 456 transfuge travaillant à la Stasi ou en étant retraité, p. 91, dont 108 reviennent bon gré mal gré en RDA p. 151-152).

 Pour empêcher ces ennemis de nuire, le Ministère pour la Sécurité de l’Etat (Ministerium für Staatssicherheit, abrégé en MfS ou Stasi) est chargé de les amener sur le territoire de la RDA, que ce soit à partir de la RFA ou de Berlin-Ouest. Ils peuvent y être conduits de manière violente ou y être appréhendés « par hasard », en les y attirant ou en leur faisant changer de secteur de manière subreptice ou involontaire. Ensuite, ils peuvent être jugés, secrètement, de manière normale ou lors de procès-spectacles. Ou, souvent pire, envoyés à Moscou chez le donneur d’ordre premier (et qui longtemps conseillé et formé la Stasi). Il y aurait eu entre 1949 et la fin des années 1960 plus de 590 enlèvements ou passage de frontière par la ruse (parfois sous la menace d’armes). Les kidnappeurs étaient autour de 500, tous collaborateurs occasionnels de la Stasi et constitués en groupes de circonstance ou constitués (p. 16). Ils sont le thème central de l’étude Susanne Muhle au long des 600 pages de ce livre.

L’introduction commence bien évidemment par délimiter le sujet, avant de décrire les sources utilisées, son positionnement historiographique (dans la ligne de la « nouvelle criminologie » p. 15 et de C. Brown et son 110e bataillon de police de réserve p. 27) et d’annoncer le plan. Le prologue qui suit est en fait la contextualisation du travail, en ce début de Guerre Froide où en Allemagne, chacun cherche la déstabilisation de l’autre. Il présente les forces en présence, étatiques comme non-étatiques (et ceux qui changent de statut, comme l’organisation Gehlen qui passe sous le contrôle du gouvernement Adenauer en 1955 pour devenir le BND, p. 49). La Stasi y est longuement portraiturée, rassemblant des compétences de police secrète, de police judiciaire et de contre-espionnage (p. 54). Elle rassemble en 1953 sur le territoire de la RDA plus de personnel que n’en avait la Gestapo en 1938 sur tout le territoire du Reich (mais renseignant surtout sur le parti unique, p. 55-56), dont beaucoup d’anciens soldats ou d’Hitlerjugend.

Mais déjà le lecteur est confronté au cœur du sujet dans le premier chapitre, avec une exploration en profondeur de la pratique de l’enlèvement par la Stasi (et dans quelque cas la police aux frontières) p. 59-60). C’est entre 1950 et 1955 qu’eurent lieu 75% des enlèvements (p. 76). Si il y a de claires évolutions dans le temps et des  techniques (notamment en lien avec les conflits au sein du SED p. 76-80), S. Muhle rappelle que les donneurs et les responsables sont très longtemps les mêmes : E. Mielke a tout de même été n° 1 ou n° 2 de la Stasi pendant toute la durée de la RDA ! La branche espionnage de la Stasi (HVA) participe aux actions décidées par les différentes directions mais jamais en première ligne (p. 87).

Le second chapitre passe de l’autre côté de la violence en étudiant les victimes des enlèvements. L’auteur nous présente plusieurs cas, appartenant aux catégories ennemies déjà mentionnées et démontre comment la Stasi était profondément et durablement staliniste dans sa vision du monde, sa culture transmise par le KGB (p. 169-180) et son personnel dirigeant (troisième chapitre). La mort de Staline n’est que l’occasion d’un ralentissement  dans les enlèvements avant que les stalinistes ne soient à nouveau aux commandes (p. 185) et que le nombre de kidnappings reparte à la hausse entre 1958 et 1960.

Le chapitre suivant décrit le parcours des kidnappés, avec les premiers interrogatoires et la prison préventive, le procès, puis la détention et le retour en Allemagne de l’Ouest (pour ceux qui ne sont pas morts en détention ou parmi les 26 qui ont été condamnés à mort p. 239), à échéance de la peine, grâce, échange d’agents ou rachat par le gouvernement ouest-allemand (p. 258). L’isolement est souvent le lot des condamnés et le suicide ou les automutilations ne sont pas rares (p. 254). Etrangement, treize personnes restèrent en RDA une fois libérés (p. 261). La grâce était parfois le fruit d’une mobilisation des opinions publiques de par le monde, un monde qui n’était pas ignorant des enlèvements (cinquième chapitre). Les journaux ouest-allemands racontent sans fard les enlèvements. L’auteur met au clair ce que savait le monde des enlèvements de la Stasi, avec comme première difficulté le fait de savoir si c’était un enlèvement ou, comme souvent affirmé par la RDA, une fuite vers une terre de « démocratie réelle » (p. 226, p. 322). Des associations recueillaient des témoignages d’anciens détenus pour bâtir des fichiers de disparus, comme elles l’avaient fait avec les camps du NKVD entre 1945 et 1950, où passèrent 189 000 internés, tous civils, et où y moururent un tiers (p. 305) !

Puis S. Muhle revient du côté des kidnappeurs avec l’étude d’une cohorte de cinquante collaborateurs officieux de la Stasi (dont cinq femmes) qui ont participé à un ou plusieurs enlèvements, et qui sont une toute petite minorité (peut-être 3% furent recrutés pour ce type d’action, p. 369) parmi les collaborateurs occasionnels (plusieurs centaines de milliers de personnes à la fin des années 1980). Elle les répartit en trois types : le premier est caractérisé par son absence de lien avec la cible, le second est chargé de gagner la confiance de la cible et le denier type est déjà un familier de la cible (p. 408). L’auteur détaille leurs biographies et leur milieu d’origine (la moitié sont des Allemands de l’Ouest), leur âge et les effets de génération (la Stasi n’est pas très intéressée par le passé de soldat ou de SS de ses collaborateurs officieux p. 375), leur orientation politique (en général ils ont des affinités avec la gauche p. 378, et n’ont pas été membre du NSDAP et ne sont pas membres du SED), leur éducation et leur milieu professionnel et comment ils ont été recrutés par le Ministère pour la Sécurité de l’Etat (certains sont sortis de prison quelques jours avant l’action prévue p. 395-396). La description se poursuit dans le chapitre suivant avec le questionnement des motivations des gens perpétrant les enlèvements (par conscience politique, sous la contrainte ou pour se racheter, par intérêt matériel, par goût de la violence et du délit, par revanche, par goût de l’aventure ou sensation de puissance). Seule une petite minorité des collaborateurs de l’Ouest ont effectué leur tâche gratuitement (p. 418) et la conviction communiste était préférée par les officiers traitants (p. 420-436, plus chez les types 2 que les type 1  et plus chez les type 3 que les type 2). La pression est inhérente au processus de recrutement de la Stasi même si un refus à très rarement des conséquences. Mais la pression ne fait pas tout, car 16 500 collaborateurs de services de renseignement du Bloc de l’Est fuient pour l’Ouest entre 1950 et 1959 (p. 440).

Devant un tel éventail de motivations possibles, l’auteur se pose naturellement la question de la distance entre la norme voulue par le donneur d’ordre et la pratique (chapitre huit). Comment était reçues les initiatives des « employés » ? Comment étaient gérées les conséquences des activités criminelles des kidnappeurs (dont le fait d’être pris par les polices de l’Est comme de l’Ouest) avec le risque de la fin du secret ? Les collaborateurs pouvaient monter des coups seuls (p. 487) et la source première de conflit, augmentant de plus avec le temps,  avec leurs officiers traitant était d’obtenir plus de contrats pour gagner encore plus d’argent. Certains collaborateurs furent tout même employés pendant plus de 25 ans (p. 516) …

Le neuvième chapitre continue d’exposer le parcours des abducteurs, une fois que ceux-ci ne sont plus utilisés par la Stasi. Certains y continuent leur carrière en tant qu’employés normaux (et peuvent devenir officiers traitants), mais d’autres continuent sur leur trajectoire précédente. Et parfois la justice passe (dixième chapitre), que ce soit avant 1990 (uniquement en RFA) ou après 1990. Mais les suspects n’étaient souvent pas connus ou les preuves étaient insuffisantes avant 1990. Après 1990 se pose la question de la loi à appliquer pour juger les coupables, avec en parallèle la responsabilité générale de la Stasi.

Le volume est clos par un épilogue, qui est un très bon résumé du livre, des remerciements et des appendices (abréviations, un récapitulatif des cinquante kidnappeurs étudiés, une bibliographie et un index).

La Guerre Froide, toujours si près et étonnamment si lointaine. Et si le MfS n’a conduit qu’un nombre limité d’enlèvements après la construction du Mur de Berlin, ce n’est pas pour autant qu’il avait arrêté d’en planifier, comme il planifiait aussi des homicides (p. 108-112 et p. 397). Mais le besoin ne se faisait plus aussi pressant : le SED avait assis sa dictature, la situation semblait gelée pour des décennies et le Mur compliquait l’organisation d’actions tout en coupant les services occidentaux de leurs sources. De plus les organisations d’opposants étaient moins actives, découragées.  Pourtant ce qui était la norme pour le MfS ne l’était pas du tout pour les services alliés (à moins que des ouvertures d’archives démentent ce point, mais c’est tout de même peu probable). In fine, ces enlèvements avaient deux finalités, l’une externe et l’autre interne. Externe, car ils visaient des agents à Berlin-Ouest ou en RFA et faisaient planer un sentiment d’insécurité que même la fin du Mur n’a pas totalement éradiqué chez les victimes (l’auteur a conversé avec l’une d’elles, p. 377). Mais aussi interne, puisse que les membres des « organismes armés » (Stasi, police, garde-frontières, armée) savent ce qui peut les attendre en cas de défection (p. 557).

Ce livre porte donc un éclairage très puissant sur les enlèvements, leurs victimes et ceux qui les commettent, en exploitant une masse très importante de documents (et en premier lieu les dossiers des collaborateurs et ceux de leurs missions) et en sachant aussi s’en extraire pour en apprécier leur insertion dans un ensemble plus large, celui de la Stasi et du parti unique qu’elle protège d’ennemis situés hors de son territoire. On peut reprocher à l’auteur un manque ponctuel d’indicateurs temporels dans son texte, nuisant en de rares cas à sa clarté, tout comme l’utilisation un peu trop poussée de pourcentages avec deux décimales, pourcentages artificiels quand on parle de 50 occurrences.  Mais des ratios auraient-ils été plus indiqués ? Ce ne sont toujours et encore que 50 cas et en étudier plus aurait été une adjonction très importante de travail qui n’aurait pas rendu les statistiques plus vraies, sauf à étudier tous les kidnappeurs (mais il manque des dossiers …). Et le texte n’aurait pas gagné en légèreté, la présentation en série de cas d’enlèvement se fait un peu au détriment de la synthèse. Des comparaisons de données sur les collaborateurs auraient aussi bénéficié par moments de comparaisons avec la société est-allemande des années 50. On sait ce que gagne un malfrat engagé pour un enlèvement à Berlin-Ouest mais comme on ne connaît pas le salaire moyen, comment savoir si c’est une grosse somme ou une très grosse somme ?

Malgré les petites redites et les peu nombreuses erreurs typographiques, l’effet est tout de même parfois glaçant à la lecture de ce livre. Il y a le cas d’une fille contrainte par la maladie de sa mère de livrer son père, ce dernier étant ensuite condamné à mort, ou le cas d’un enfant de deux condamnés à mort qui est confié à un employé de la procurature générale et qui ne lira la lettre d’adieu de sa mère que 56 ans après sa mort (note 616 p. 240).

Le livre nécessite une bonne endurance, le sujet étant peu propice à l’humour et certaines parties étant un peu arides mais saura récompenser le lecteur familier de l’allemand (on peut douter d’une prochaine traduction en français …) par une bien meilleure connaissance des relations inter-allemandes au début de la Guerre Froide et de la vie dans un pays divisé, alors que les ruines encombrent encore de nombreuses rues.

 (une victime passée par le goulag et le camp de concentration goûte encore à l’isolement complet dans les geôles de la Stasi p. 245 … 7,5)

 

Le petit guide à trimbaler de Philip K. Dick

Mini-guide sur l’œuvre et la postérité de Philip K. Dick par Etienne Barillier.

Pleins de mots qui devaient sortir de la tête.

Il avait toujours voulu être un écrivain réaliste et ne fut jamais un auteur de science-fiction. Et aujourd’hui, certains voient même en lui le Kafka de la deuxième partie du XXe siècle. S’il a pu soupçonner sur la fin de sa vie que son œuvre allait avoir des déclinaisons sur écran, il ne vécut que peu de temps de son œuvre : sa vie de bohème, dominée par les drogues diverses, ne l’aidait pas vraiment à faire durer les rares périodes de stabilité …

Ce petit livre compact qui ne fait pas mentir son titre est divisé en huit parties et une conclusion. Il débute avec une préface faite de dix questions que le lecteur peut se poser sur P. Dick, avec à chaque fois une réponse de l’auteur en moins d’une page. La partie suivante n’est pas, de manière inattendue, constituée par une biographie de P. Dick mais par une série de fiches sur les romans de l’auteur (des quelques 120 nouvelles écrites par le Californien, seules quelques-unes seront évoquées dans ce guide). La progression y est chronologique, mais de fait aussi agencée selon les différentes phases de la production dickienne, et s’achevant avec dix questions sur la monumentale Exégèse (et ses 8 000 pages).

La troisième partie est celle de la biographie, commençant avec les difficiles premières années (mort de sa sœur jumelle, séparation de ses parents), les personnes qui l’ont aidé ou influencé et se poursuivant avec ses débuts d’écrivains, ses premiers succès, sa reconnaissance comme auteur, ses différents mariages, les facteurs de stabilité et d’instabilité. Là encore, dix questions sur la vie de P. Dick permettent de se faire une très bonne, et précise idée, sur une vie assez autodestructrice.

Les trois chapitres suivants s’attaquent aux adaptations des écrits (et pas que les romans) de P. Dick. En premier lieu, au cinéma (même français, p. 125-126) et à la radio, avec un panorama très impressionnant et a priori exhaustif des films sortis ou en projet (jusqu’en 2012, donc sans l’adaptation en série du Maître au Haut-Château diffusée à partir de 2015 ), sans oublier les productions où P. Dick est lui-même un personnage. Puis E. Barrillier passe en revue les productions culturelles (avec en plus la BD et la musique) qu’il qualifie de dickiennes. Et enfin, de manière plus succincte dans la sixième partie, les adaptations en jeux vidéo.

L’avant-dernière composante est centrée sur les études se penchant sur P. Dick, avec des biographies, des sites internet, des documentaires, la correspondance, au cinéma et encore la fameuse Exégèse. Le livre s’achève avec des conseils de lectures, parmi les romans et parmi les nouvelles. Dans la conclusion, en une seule page, E. Barrillier fait part au lecteur du choc que fut pour lui la lecture d’Ubik et quels compagnons, toujours proches, sont pour lui les livres du grand Phil Dick.

Le principal problème à la lecture fut que l’exemplaire que j’avais entre les mains n’était pas complet. Il manquait en effet les pages 16 à 32, soit les dernières questions de la préface et l’analyse des premières œuvres. Embêtant … Nous espérons que ce n’est pas un mal qui a atteint tous les exemplaires imprimés. C’est sans doute le seul point noir de notre lecture. Tout est intéressant, pesé dans la critique comme dans la louange, sans admiration béate de la part d’E. Barrillier. Les séries de questions sont bien pensées, les commentaires des romans reprennent les notes des éditeurs ou de de l’agent littéraire (et c’est parfois sanglant, p. 35), l’intertextualité toujours bien en vue et les citations à propos (même si peut-être insuffisantes en nombre et un peu trop bouche-trous). L’auteur est aussi très renseigné sur le développement des projets sur écran, et même le théâtre est couvert par sa recherche !

En plus d’être très adapté au transport, c’est un livre érudit écrit par un passionné aux idées claires et au propos structuré qui s’offre au lecteur curieux. Une parfaite porte d’entrée pour une meilleure connaissance d’un auteur difficilement classable mais dont les accointances avec le roman réaliste et Kafka (il aimait faire le rapprochement avec son K personnel, p. 112) l’ont fait beaucoup aimer en France, où il fut très considéré dès 1972 (p. 111).

(mort en 1982, sa pierre tombale avait été gravée dès 1929 par des parents prévoyants mais peut-être un peu pessimistes … 7,5)

Le petit-neveu de Pickman

Bande dessinée de Nicolas Fructus.

L’art comme thérapie ?

Le petit-neveu de Pickman rassemble 40 planches monochromes, sans dialogue, et formant une histoire inspirée du monde de H.P. Lovecraft. Le titre, très directement inspiré du Modèle de Pickman (1926), du même auteur, ne peut pas le démentir.

Comme dans la nouvelle, le personnage principal est un artiste produisant des œuvres horrifiques. Sa compagne cherche peut-être à le libérer de ses rêves mais le rituel ne tourne pas comme prévu …

L’absence de dialogue permet évidemment à l’imagination du lecteur, et pour ainsi dire à chaque lecture, de s’imaginer une multiplicité d’histoires à partir de la base graphique que propose N.  Fructus. Mais même si la parenté avec Lovecraft, comme c’était déjà le cas dans Gotland du même N. Fructus (avec Thomas Day), est indéniable (le titre, le sujet, la référence explicite au Mythe de Cthulhu), les différences sont très grandes : le narrateur est ici omniscient, l’influence africaine très prégnante (dans la décoration, mais à contre-emploi de ce qu’en faisant le Maître de Providence) et le côté psychologique est quasiment absent, au profit d’une sensualité affirmée, pouvant même tourner au gore. On sent bien que l’auteur veut faire voir au lecteur l’éventualité d’une autofiction (le fait que le dessinateur du livre ne ressemble pas trait pour trait à N. Fructus n’est pas dirimant), mais ce petit livre bien dessiné montre aussi la difficulté à faire de l’horreur cosmique sans texte, même si le dessin suggère très bien le mouvement.

Un livre court, qui se renouvelle de lui-même, mais qui est affecté des mêmes faiblesses et des mêmes points forts que le Gotland.

(la fin est ambigüe à souhait … 6,5)