Notre-Dame – Une affaire d’Etat

Essai sur l’incendie de Notre-Dame de Paris et sa restauration par Didier Rykner.

Va falloir faire vite.

Un bon révélateur de la place de la France dans le paysage mental mondial a été l’incendie qui a touché la cathédrale Notre-Dame le 15 avril 2019 à Paris. L’émotion a été forte dans quantité d’endroits de par le monde, les messages de sympathies affluèrent, suivis par les dons, parfois très importants, pour la future restauration. Et restauration il y aura annonce le Président de la République, et peut-être même un peu plus. C’est de ce plus que ne veut pas l’auteur, en plus de nombreuses choses que ce livre lui permet de détailler.

Mais tout commence par l’incendie, le 15 avril 2019 à 18h18. Le feu couvait sans doute depuis des heures, mais l’alarme ne se déclenche qu’avec l’apparition des flammes dans la charpente de la nef. Pour plusieurs raisons, la localisation du départ de feu n’est pas rapide et les pompiers ne sont appelés qu’une demi-heure plus tard. La fumée est déjà visible par ceux qui regardent en direction du toit de plomb de la cathédrale. La charpente de la nef brûle, et à 19h50, la flèche s’effondre. Quand les pompiers ont réussi à éteindre l’incendie, la charpente n’est plus, tout comme le toit bien évidemment. Mais les rosaces ont survécu, comme de nombreuses œuvres d’art en contrebas.

Le second chapitre, qui fait suite au récit heure par heure du sinistre, est plus technique. La question est de savoir où a démarré l’incendie et pourquoi, avec comme première difficulté que le rapport d’enquête n’a pas encore été publié, quatre ans après. C’est anormalement long, même si la piste criminelle ou terroriste est écartée. Le chapitre aborde aussi les manquements possibles à la sécurité du chantier qui était en cours, ainsi que la législation que l’auteur juge pas au niveau, au vu des différents feux ayant affectés des monuments historiques dans les dernières années en France. Le dernier en date, le 11 juin 2024, a eu lieu au Château de Versailles. Et là encore, un chantier.

Une fois l’incendie éteint et alors que l’inventaire des dégâts est en cours, débute le débat sur la restauration. Certains observateurs ou politiciens parlent eux de reconstruction, ce qui n’est pas du tout la même chose, et qui vise in fine à une transformation parfois radicale du monument. Certains architectes se prennent à rêver d’être choisis pour ériger une nouvelle flèche comme geste architectural (alors que cette dernière est présente sur la cathédrale dès le début du XIIIe siècle). Si le Président de la République, le gouvernement et d’autres y pensent très fortement, jusqu’à organiser un concours, au grand soulagement de l’auteur (mais surtout en conformité avec la loi et les accords internationaux) la décision de l’Etat propriétaire est la restauration, c’est à dire refaire dans le dernier état connu en mariant donc le Moyen-Age et la réfection de Viollet-Le-Duc au XIXe siècle. La charpente aussi doit être refaite en bois, un choix non seulement matériellement possible, mais aussi pas si mauvaise en cas d’incendie si des mesures d’accompagnement sont prévues.

L’auteur analyse ensuite la loi spéciale votée pour la restauration de Notre Dame, passant de la méfiance à une sorte de satisfaction, surtout parce que les dérogations qu’elle permettait n’ont pas été utilisées. Puis D. Rykner évoque dans un sixième chapitre les étapes du chantier de restauration, des statues aux peintures en passant par les questions de statiques. Le chantier est l’occasion de programmes scientifiques d’importance. Puis l’auteur avance dans des thématiques qu’il considère comme plus problématiques. La première est celle des abords, du square attenant, selon lui saccagé, mais il met aussi en lumière l’absence d’un vrai musée et l’arrêt des fouilles archéologiques alors qu’au moins la moitié du jubé médiéval du chœur (démonté et enseveli au XVIIIe siècle p. 221 et dont la très haute qualité d’exécution est connue) n’a pas été fouillé à cause du délai imposé pour la réouverture de la cathédrale. Un dernier chapitre fait un état des lieux de la protection des monuments historiques en France et particulièrement des cathédrales, quatre ans après le sinistre, puis propose des moyens d’amélioration (avec des pistes de financement). Il reste beaucoup à faire, tel est le mot de conclusion.

Dans un livre très enlevé, personnel et richement illustré (en couleur), D. Rykner est égal à lui-même, à ce qu’il montre dans son travail quotidien à La Tribune de l’Art : ténacité, sérieux, vivacité de plume, avis tranchés mais argumentés (p. 48, p. 106 par exemple). Il n’est pas ami avec tout le monde et cela lui est égal, au premier rang pour D. Rykner il y a l’information du public et la défense du patrimoine. Il est donc ami avec S. Bern, avoine une grande partie des architectes français connus mais donne une vison plus nuancée du général Georgelin, en charge de la restauration, que ce que d’autres médias ont pu faire. Qui est surpris quand il démontre que la municipalité parisienne ment continuellement, tout en dépensant beaucoup d’argent dans des projets ineptes ce qu’elle devrait consacrer à la préservation et la mise en valeur de son patrimoine ?

Un travail journalistique modèle qui ravira tout lecteur intéressé.

(la voûte gothique est justement faite pour permettre au bâti de résister au feux de charpentes p. 34 … 8)

The Viking Age

A Time of Many Faces
Essai d’ostéologie viking par Caroline Ahlström Arcini.

Drôle de lapin.

Les Vikings sont bien partis de quelque part pour se rendre à Constantinople, Palerme ou au Groenland. En Scandinavie, ils vivèrent et moururent. Certains des cimetières ont été fouillés, et c’est ceux contenant des squelettes non crématisés qui ont intéressé C. Ahlström. Car C. Ahlström a un secret (assez mal gardé) : elle est ostéologue, archéologue spécialisée dans l’étude des os humains. Dans ce livre, son but est de dégager une description des Scandinaves restés sur place à partir du matériel ostéologique et d’ainsi mieux décrire leurs conditions de vie.

Aussi dans un premier temps C. Ahlström décrit les huit cimetières datés de la période viking (milieu VIIIe – milieu XIe siècles) qui forment la base de son étude. Ils se situent au Sud de la Suède (Lund, Vannhög et Fjälkinge en Scanie), sur l’île de Gotland (Kopparsvik, Slite, Fröjel) et dans a province d’Uppland (la célèbre Birka et Skämsta). A chaque fois l’auteur indique les répartitions par âge et sexe des squelettes retrouvés et présente quelques tombes ressortant du lot. Une vue d’ensemble des huit site montre qu’aucun groupe ne semble exclu, même si certains site montrent de grosses disparités (p. 37), mais comme on déjà pu le faire voir d’autres sites d’inhumation.

Avec un tel élargissement des horizons géographiques, le commerce au long-cours, les raids ou encore pour d’autres raisons, les individus peuvent se déplacer et s’installer ailleurs, de leur plein gré ou non. Une analyse du strontium dans l’émail dentaire permet de savoir si l’individu considéré est un local ou pas en fonction des valeurs médianes locales qui sont fonction de la géologie (comparaison avec des animaux locaux). L’auteur utilise 405 analyses au strontium, faite dans tout le pourtour de la Baltique pour ensuite dégager des tendances (p. 46). Ainsi au cimetière de Lund-Trinité, 75 % des squelettes considérés ne sont pas des gens ayant grandi à Lund. Cela monte même à 88 % à Birka, grand centre commercial. La proportion est de 30 % à Slite, moindre mais tout de même significatif. Tous ces individus ne sont pas venus de leur plein gré, mais leur statut ne transparaît pas dans leur localisation dans les cimetières ou en fonction du matériel enseveli avec eux. La Scanie semble avoir beaucoup de contacts avec les populations slaves de l’actuelle côte allemande, tandis que Gotland compte une forte population en provenance de l’actuelle Lettonie.

Le chapitre suivant a pour objectif de préciser l’état de santé général de la population. Pour l’auteur, il est comparable à celui de la Scandinavie au début du XXe siècle, avec une taille moyenne de 172 cm pour les hommes, bien plus que la moyenne continentale. Le bilan dentaire est plus contrasté, avec de nombreux cas d’individus âgés (plus de 60 ans) avec peu de dents restantes. De nombreuses caries ont été relevées, dues au miel certes, mais surtout attribuables à une alimentation riche en féculents. Les dents, les seuls moyens de découpe avec le couteau, sont très sollicitées et le sable généré par les meules à main (servant à faire la farine) accentue l’abrasion et causent même des mini fractures. Il en résulte des usures très fortes, pouvant déboucher sur des inflammations de la mâchoire. Si l’arthrose est répandue, C. Ahlström n’a const,até que très peu de signes de violences, à rebours de ce que l’image du viking peut véhiculer et bien moins que celles constatées aux XIIe-XVe siècles. Chose rare, mais néanmoins significative d’une forte intégration des individus différents de la norme, trois squelettes de nains ont été retrouvés (Skämsta et Kopparsvik). Aucun dispositif funéraire ne les distingue des autres tombes. Il en est de même des individus atteints de la lèpre.

Le chapitre suivant s’intéresse aux tailles de dents, un possible marqueur d’identité. La technique en elle même peut se retrouver sur tous les continents, mais en Europe, elle se concentre en Scandinavie. Les porteurs de ce genre de marques (écoincement, taille de demi-lune de la partie inférieure ou encore création de bandes obliques ou horizontales pouvant recevoir des inserts colorés) sont de tous types : hommes et femmes, grands et petits etc. La pratique ne semble donc pas limitée à des pirates (7 tombes sur les 132 porteurs de dents taillées contiennent aussi une arme), mais pour l’auteur l’île de Gotland lui semble liée (80 % des cas) sans pouvoir prétendre à une exclusivité dans le monde scandinave.

Le livre s’achève sur un dernier court chapitre ayant pour but de présenter quelques idées sur la question d’une spécialisation des cimetières et sur l’éventuelle l’influence du christianisme dans l’attention accordée aux enfants (aucun changement selon C. Ahlström). Passé la conclusion récapitulative, un tableau des mesures de strontium et une bibliographie indicative complète ce volume de 90 pages de texte aux nombreuses illustrations.

Première constatation, comme dans beaucoup des livres d’archéologie que nous avons pu lire ces derniers temps : le livre est à peine âgé de six ans, il semble produit il y a cinquante ans tant les possibilités offertes par les analyses génomiques ont tout chamboulé. L’auteur annonce même de prochaines analyses mais les manques sont criants, puisque l’on ne sait pas en 2018 si les deux nains de Skämsta sont apparentés (même si c’est hautement probable) ou la relations entre deux individus enterrés ensemble (p. 26-28). Ceci ne diminue pas l’apport des mesures de strontium (avec une méthodologie très bien expliquée), avec des proportions de non-locaux importantes même hors des ports et des lieux de commerce. Cette partie nécessite encore des développements pour pouvoir voir avec bien plus de précision la composition de la population de la Scandinavie, avec une répartition chronologique plus fine.

Les passages sur les modifications dentaires et sur la santé dentaire nous ont semblé les plus aboutis et ils rachètent largement les petites imprécisions, par exemple sur l’organisation des royaumes carolingiens (p. 40), les légendes de photographies incomplètes (p. 33) ou que le défunt décide de son inhumation (p. 49). C’est peut-être un peu court, mais appréciable de part la visibilité donnée à une science auxiliaire rarement portée sur le devant de la scène.

(on ne sait toujours pas pourquoi certains individus sont inhumés sur le ventre … 7)

The Assassins

A Radical Sect in Islam
Essai d’histoire de l’Islam par Bernard Lewis. Publié en français sous le titre Les Assassins, terrorisme et politique dans l’Islam médiéval.

Non non, c’est pour mon saucisson.

Après la lecture du roman Alamut, il nous est apparu qu’il nous plairait de déterminer ce qui relevait de la littérature de ce qui relevait de sources historiques dans ce roman. Et avec le livre de B. Lewis c’est une bonne tranche d’ismaélisme nizârite qui est proposée au lecteur, par un spécialiste, islamologue et orientaliste, qui a eu une activité politique plus disputée à partir de la fin des années 1990 (sans parler de positionnements scientifiques, disons particuliers, sur le génocide arménien ou l’antisémitisme importé en terre d’Islam). En 1957, c’est lui qui a inventé le terme « choc des civilisations ». Mais en 1967, il est encore loin des ors de la Maison Blanche (et de la justification d’une politique aux conséquences encore bien visibles et désastreuses) et se spécialise dans les relations entre l’Islam et l’Occident.

De manière très intéressante, le livre débute sur la manière dont l’Occident a pris connaissance de l’existence de cette secte musulmane, en prenant comme point de départ l’introduction dans le vocabulaire du mot assassin (comme chez Dante par exemple, en Enfer, XIX, 49-50, dans le premier quart du XIVe siècle). Louis IX lui-même échange des cadeaux diplomatiques avec le chef syrien de la secte en 1250. L’existence des Assassins est donc connue, voire reconnue comme un acteur politique, par les Croisés alors qu’ils ne sont pas parmi les cibles prioritaires de leurs assassinats. Les cibles sont en effet les dirigeants politiques sunnites qui visent à la réunification de l’Islam ou pourraient le faire : un calife, un vizir, un sultan seldjoukide, jusqu’à Saladin lui-même (sans succès). Les études scientifiques sont bien sûr plus tardives, mais relativement précoces, puisque dès 1603, une étude lexicographique parle des Assassins. En 1809, l’orientaliste Silvestre de Sacy lit un mémoire entièrement consacrée à ce sujet à l’Institut de France.

Le second chapitre quitte l’historiographie pour plonger dans la théologie musulmane et décrire ce qu’est l’ismaélisme, la matrice de la secte des Assassins. Logiquement, tout commence avec la mort de Mahomet et le choix qui doit être fait entre la succession familiale ou la succession par les compagnons. Les Chiites, partisans d’Ali le gendre de Mahomet, se transforment avec les années en confession autonome. Mais le massacre d’Ali et d’une grande partie de sa famille en 680 lance un processus axant le chiisme sur le dolorisme et la succession des imams, dont certains peuvent disparaître (et doivent revenir sous la forme du Messie pour la fin des temps). Mais tous doivent être issus d’Ali, par son seul fils survivant. Le chiisme se construit donc autour de la succession des imams, mais est aussi traversé par des courants révolutionnaires pouvant contester une succession. Celle du sixième imam en 765 est compliquée et aboutit à une séparation en deux courant, celui des Chiites duodécimains (reconnaissant douze imams, comme c’est le cas en Iran) et celui des Ismaélites. Ces derniers trouvent un public chez les perdants économiques des IXe et Xe siècle dans tous les territoires contrôlés par l’Islam. En 909, des Ismaéliens du Yémen sortent de la clandestinité et établissent un Etat et même une dynastie en Egypte en 969 : les Fatimides. Ces derniers ne prennent pas le contrôle de l’Oumma ni ne renversent tous les pouvoirs sunnites, principalement à cause de l’arrivée sur le devant de la scène des Seldjoukides. Le pouvoir fatimide se délite, et l’Ismaélisme subit une nouvelle sécession par la non reconnaissance par tous du calife cairote à la fin du XIe siècle. Si le prince rebelle Nizâr est tué, ses soutiens survivent et quittent l’Egypte.

Le chapitre suivant arrive enfin à Hassan-i Sabbah, le fondateur des Assassins et comment il passe du chiisme duodécimain à l’Ismaélisme grâce à un exilé d’Egypte puis s’engage dans la prédication. Il est notamment présent au nord de l’Iran, zone déjà travaillée par l’Ismaélisme et aux volontés d’indépendance vis à vis de Bagdad. Au bout d’un temps, le vizir de Bagdad veut justement mettre un terme aux entreprises ismaéliennes. Problème, Hassan a pris le contrôle du château d’Alamut et d’une série d’autres places fortes qui lui permettent de résister à une action de vive force du pouvoir de Bagdad (mais aussi aux Seldjoukides), qui justement échoue. Pour que cela ne recommence pas, Hassan-i Sabah commande son premier assassinat, celui du vizir Nizam Al Mulk.

L’arme de l’assassinat continue d’être utilisée par Alamut et ses dirigeants dans les années qui suivent dans les combats qui les opposent aux autres pouvoirs musulmans locaux. En interne, certains changements doctrinaux (une abolition de la Loi en 1164?, p. 72) conduisent à des dissensions. Mais c’est l’avancée mongole qui va se révéler un problème insurmontable pour les Assassins de Perse. Entre 1258 et 1270, ils sont dépossédés de leurs places fortes (y compris Alamut) et finalement le dernier imam et sa famille sont exécutés au retour d’un voyage à Karakorum où il n’est pas reçu par le Khan (p. 95).

Un autre pôle nizârite existait cependant (cinquième chapitre). Dès le temps de Hassan-i Sabbah, les efforts de prédication en Syrie permettent l’établissement de fortes bases des Assassins venus de Perse, principalement dans les villes. En 1103 a lieu à Homs le premier meurtre qui peut leur être attribué. En 1106, ils ont pris possession de la citadelle d’Afamyia, mais Tancrède d’Antioche leur reprend dans la foulée. En 1126, ils ont la main sur la forteresse de Banyas, accordée par le Turc Dodequin qui règne sur Damas et peuvent acquérir d’autres places dans les années qui suivent. En 1175-1176, les Assassins essaient d’éliminer Saladin par deux fois et l’assassinat en 1192 de Conrad de Montferrat, roi de Jérusalem (alors que la ville n’est plus sous contrôle franc), serait selon l’auteur aussi à attribuer aux Assassins, dans une de leurs rares actions contre des Chrétiens.

La secte existe toujours comme pouvoir politique en Syrie jusque dans les années 1260. La menace mongole est combattue, mais c’est le sultan mamelouk d’Egypte qui les oblige à payer tribut. En 1271, ils lui sont soumis alors que Alamut n’est déjà plus.

Le dernier chapitre discute des buts et des fins des Assassins de manière générale. L’assassinat politique n’est bien sûr pas leur invention et le régicide est une constante en Islam depuis la mort de Mahomet, où les martyrs demandent vengeance et où la justification religieuse du meurtre de dirigeants illégitimes est constante. D’autres sectes chiites pratiquent le meurtre ritualisé (par étranglement, p. 128). L’innovation se situe dans l’usage planifié et continu du meurtre politique, très efficace dans des sociétés où la continuité politique est dynastique au mieux. Les ordres de moines combattants, qui reçoivent un temps tribut des Assassins, les craignent sans doute moins, du fait de leurs mécanismes de succession de type électif (p. 130).

La lecture du livre n’est pas toujours simple, non parce que l’auteur est adepte de circonvolutions inutiles, mais parce que du fait des alliances changeantes, mais aussi de faits qui courent sur plusieurs siècles, les interactions sont très mouvantes. Heureusement il y a des cartes. Les photos en cahier central sont assez inutiles, parce que majoritairement de mauvaise qualité ou pas assez explicitées.

Il peut aussi par moments manquer un peu de contexte. Le passage sur l’abolition de la Loi à Alamut est peu clair et B. Lewis n’arrive pas à expliquer comment un tel changement de doctrine, suivi d’un retour à la situation ante, peut avoir été possible (puisqu’il pense cet épisode véridique), surtout dans une ambiance sectaire tout de même peu propice à ce genre de virages brusques. L’auteur, nous semble-t-il, fait l’économie de nous mentionner des hypothèses qu’il ne retient pas mais qui ne sont pas plus improbables. C’est le cas par exemple avec la mort de C. de Montferrat. Certes la série vidéoludique Assassin’s Creed met l’assassinat sur le compte des Ismaélites, mais le roi de Jérusalem avait d’autres ennemis, et comme le dit justement l’auteur dans son dernier chapitre, ces derniers n’avait de loin pas de monopole (sans parler des sources peu loquaces). N’excluons cependant pas l’influence que le format du livre peut avoir sur la suppression de développements qu’un éditeur pourrait voir comme superflus. Les notes en fin d’ouvrage sont assez peu nombreuses mais apportent un grand plus sur les questions de sources. Par contre les translittérations nous ont parues étranges, surtout pour un arabisant du calibre de l’auteur, mais c’est peut-être là une pratique anglophone (éventuellement datée) qui ne nous est pas connue.

Après cette lecture, nous pouvons juger le roman de V. Bartol comme très solidement et profondément ancré dans les faits historiques, avec une bonne utilisation de personnages historiques reliés entre eux par le romancier mais aussi certaines compressions chronologiques (dont justement le moment nihiliste).

(synonyme de zèle, foi et sacrifice avant d’être celui de meurtre …7)

Les Deux Corps du roi

Essai sur la théologie politique au Moyen-Age
Essai de théorie politique médiévale par Ernst Kantorowicz.

Corps à corps.

L’été est propice ou prétexte à la lecture de grands classiques historiques et celui-ci était sur la liste depuis très longtemps déjà. Sa thématique refait surface de temps à autres dans le débat public (surtout pour ce qui est des actes du président français) et il était plus que temps de vérifier si l’usage qui en est fait est conforme à la pensée de l’auteur, ou si l’on avait affaire à une justification d’idées (pas forcément illégitimes) en utilisant l’autorité de E. Kantorowicz.

L’œuvre en elle-même est un collage de différents textes, reflété par les diversité des chapitres. Sa préface explique avec légèreté la genèse du projet, engageant notamment le lecteur à ne pas voir ce livre comme une réaction à l’avènement de théologies politiques dans la première moitié du XXe siècle (p. 13, le livre est paru en 1957 mais sa première version date de 1950) mais montrant aussi quel est l’environnement humain de E. Kantorowicz à Berkeley, entre R. Oppenheimer et E. Panofsky.

Le premier chapitre, passé la très courte introduction, commence avec le problème juridique des terres du Duché de Lancastre dans l’Angleterre des Tudors. Ces terres appartiennent au roi de manière privée et il est question de savoir si, en état de minorité, le roi d’Angleterre peut bailler des terres. Les juristes élizabéthains produisent une réponse qui développe sur l’idée de deux Corps incorporés dans une seule personne : un corps naturel et un corps politique. Mais toujours selon eux, ces deux corps sont conjoints mais pas confondus (p. 34). Ce concept utilisé par les juristes anglais de l’époque moderne (et qui est une étape dans le développement de l’État en Europe occidentale) n’est pas né avec la Renaissance mais est bien plus antérieur, prenant racine au milieu du Moyen-Age. Ainsi, si le roi finit toujours par mourir, le Roi lui ne meurt jamais.

Puis l’auteur montre une illustration du concept chez Shakespeare, principalement dans la pièce Richard II, avant, dans un troisième chapitre, de détailler les théories politiques posant le roi comme imitateur du Christ (christomimetes) dans un chapitre très iconologique. A la royauté fondée sur le Christ fait suite, chronologiquement mais aussi dans ce livre, la royauté fondée sur la loi. Le Roi devient alors « Père et Fils de Justice » (p. 143). Mais il peut être aussi la tête du corps civique, directement inspiré du corps mystique de l’Église. Sous ce problème de continuité de la puissance publique se cache aussi une conception nouvelle du temps au Moyen-Age médian, qui fait suite à l’intérêt porté à l’aristotélisme et à l’averroïsme (sixième chapitre, avec l’annualisation des impôts p. 328-329). Thomas d’Aquin ne peut, par exemple, pas totalement exclure l’existence d’un monde sans commencement (p. 320). Les théoriciens du droit en viennent à penser que « le peuple de Bologne est le même qu’il y a un siècle » et donc que ce corps politique, comme d’autres, est immortel. Et si ce corps est immortel, sa tête l’est aussi. Ergo, le roi est immortel (p. 357, en passant par l’étape impériale). E. Kantorowicz continue ses explications, analysant les théories qui font de la Couronne une personnalité juridique fictive et mineure, mais aussi les effets des théories juridiques sur l’agencement des funérailles royales tant en Angleterre qu’en France (effigie et double gisant, p. 487).

Le huitième et dernier chapitre propose une excursion du côté de chez Dante, mais du côté de sa théorie politique bien plus que chez sa Divine Comédie. Chapitre étonnant, inattendu même, qui démontre la laïcisation du concept de Chrétienté à laquelle procède Dante pour forger l’Humanité sur laquelle doit régner l’empereur en opposition au pape, dans une Rome impériale. Il en arrive à ces vers dans le Purgatoire (XXXII, 100-102, cités p. 553), qui sont tout de même stupéfiants :

Dans l’autre monde tu ne seras pas longtemps un étranger
Tu seras éternellement avec moi
Citoyen de cette Rome dont le Christ est Romain.

Dans l’épilogue enfin, et avant la bibliographie et les 274 pages de notes, l’auteur remonte encore plus loin dans le temps et donne quelques exemples dans l’Antiquité tardive de représentations (numismatiques) qui pourraient faire croire que le concept médiéval pourrait plonger ses racines de manière bien plus profondes encore.

Ce n’est pas que la lecture soit ardue. Non, elle est même très agréable. Mais nous étions très insuffisamment préparé. L’Angleterre des Tudor n’est pas notre tasse de thé, l’histoire du droit est une lacune (hors Rome, et encore) et l’arrière-plan intellectuel de la Querelle des Investitures nous est très très sombre. Aussi la lecture n’a pas pu être très critique mais a eu l’effet positif d’un dessillement. De nos très nombreuses notes, on peut extraire les très bonnes et fouillées analyses iconologiques où l’on peut décerner clairement l’influence panofskienne, quelques maximes juridiques décoiffantes « Quod non capit Christus, rapit fiscus » p. 218 par exemple ou « Imperium semper est »), l’influence du droit dans le fait que le mot patrie va signifier royaume sous Philippe le Bel (p. 279, en parallèle de sécularisations de concepts religieux tel le martyr ou le roi comme époux de l’État), ou encore les deux paradis de Dante avec ses deux guides (et son illustration à Pérouse, p. 528-530). Mais cela ne rend de loin pas justice au différents raisonnements de l’auteur à l’extrême limpidité et à ce monument de l’histoire des idées qu’est ce livre.

Une place parmi les classiques des sciences historiques qui ne lui sera jamais disputée.

(les personnes juridiques fictives sont comme des anges … 8,5)

The Children of Ash and Elm

A History of the Vikings
Manuel de vikingologie par Neil Price, traduit sous le titre Les Enfants du frêne et de l’orme. Une histoire des Vikings.

Bien plus que des bouts de mêtal en tas.

Hervath, Hjorvath, Hrani, Agantyr !
Je vous réveille tous sous les racines des arbres,
avec casque et cotte de maille, avec épée aiguë,
avec bouclier et harnais, avec lance rougie.
Vous, fils d’Arngrim, violente race,
avez grandement changé depuis l’amoncellement de la terre.
Le Réveil d’Agantyr, cité p. 234

Après avoir produit un des livres les plus excitants dans les études nordiques des dernières décennies, le même auteur décide de produire un manuel sur les Vikings. Comment résister ? Nous n’avons pas pu.

Et grand bien nous fit. Le sujet est certes beaucoup moins resserré que dans The Viking Way mais la sensibilité de l’auteur, sa distance scientifique vis-à-vis de son sujet et la qualité de sa plume sont toujours là. Et s’il y a moins de passages romancés (de petites saynètes apparaissent ci et là) et qu’un seul dessin de Ƿórhallur Ƿráinsson, c’est pour laisser de la place à tout ce qui doit être dit entre le VIe siècle (les conséquences au Nord de la fin de l’Empire romain en Occident) et le XVe siècle (la fin de la colonie groenlandaise). Et ceux qui ont espéré que tout démarre avec la mise à sac du monastère de Lindisfarne (en 793 p. C.) devront attendre 200 pages et la seconde partie de l’ouvrage. Chez N. Price, il y a d’abord une mise en place qui a pour but premier de permettre au lecteur de se faire une juste image des sociétés norroises au VIIIe siècle et de bien être clair sur le fait les Vikings ne sont pas des démons sortis de l’Enfer et que tout le monde sait qui sont ses voisins.

Commençant avec une introduction générale mais très loin d’être bateau (ou drakkar ?) sur les sources et les intentions de l’auteur, N. Price attaque directement avec le but de l’archéologie cognitive : que pensent les gens qui ont produit les objets que l’on retrouve en terre ? Pour cela, il part de la mythologie nordique pour esquisser le paysage mental des Norrois d’avant la christianisation (et éventuellement de quelques restes après). Comme dans The Viking Way, l’auteur ne se limite pas à un tableau simpliste de dieux mais évoque tous les types d’êtres invisibles avec qui les hommes partagent la Terre (Midgard), mais aussi tout ce qui constitue un humain pour un Norrois (hamr, hugr, hamingja et fylgja).

Puis N. Price entame sa progression chronologique avec le Ve siècle, celui qui voit l’effacement de Rome (une puissance connue en Scandinavie et pas si éloignée si l’on prend pour point de départ le limes en Frise) et les mouvements de populations germaniques. L’éruption du volcan Ilopango au Nicaragua en 536 et 539/540 a de dramatiques suites en Scandinavie de par les conséquences des rejets dans l’atmosphère des deux irruptions sur une agriculture très extensive (sur peut-être 80 ans, avec des différences régionales marquées p. 77). Les structures sociales en sont modifiées et le mythe du long hiver (Fimbulwinter) comme annonciateur du Ragnarǫk y puise peut-être même son origine. La moitié de la population de Scandinavie peut avoir péri.

De ce cataclysme naît la culture de la halle, avec ses bancs, son foyer central et le siège du maître des lieux, le tout destiné à la réception de visiteurs et de poètes (p. 95). C’est « la civilisation, la lumière, la renommée, l’honneur, la mémoire, l’histoire et la joie. Au delà de ses portes, comme dans Beowulf, et dans ce dernier défonçant ces mêmes portes, sont les monstres du chaos et de la nuit » (p. 96). La plus grande de ces halles atteint les 80 mètres de long (à Borg dans les Lofoten), soit un bâtiment aussi long que la cathédrale de Trondheim achevée au XIVe siècle.

L’auteur continue son exploration de la structure sociale du monde scandinave entre la chute de Rome et le VIIIe siècle dans un troisième chapitre qui traite de la ferme comme unité de base (et de tout ce qui fait sa vie quotidienne comme la nourriture), du mariage et de la polygynie, des liens politiques et d’amitié. De manière étonnante, l’habillement (jamais avec des poches p. 135) est bien moins connu que l’on ne le croit, comme ont pu le montrer des découvertes récentes de figurations métalliques (p. 126-132).

Mais il est un fait qu’il ne faut pas oublier, et qui, s’il est bien présent dans les sagas, l’est beaucoup plus rarement dans les ouvrages de vulgarisation, c’est qu’économiquement, tout cela repose sur l’esclavage, à un niveau élevé et pour une grande variété de fonctions. Mais après tout, c’est aussi l’objectif des raids de Vikings par la suite …

Après avoir dans tout un chapitre et de manière très vaste abordé la question du genre dans la société norroise (Odin le queer p. 173, un grand paradoxe), N. Price propose une nouvelle brique dans sa construction avec l’organisation politique des différentes entités scandinaves, entre roitelets et assemblées législatives et judiciaires, ce qui conduit à la question de l’alphabétisation (pas négligeable p. 192) mais aussi à celle des bateaux et des changements de types dans les mers septentrionales. La voile fait son apparition vers 750 en Baltique et le dessin évolue dans le sens d’une meilleure tenue à la mer, pour pouvoir affronter les océans. Le septième chapitre explore ensuite un autre versant des nouvelles élites nées au Ve-VIe siècles, celle de la fonction sacrée (avec certaines fusions entre halle et temple (p. 211), mais aussi plus généralement comment les populations norroises rencontrent les autres habitants invisibles de la Terre. Sacrifices, magie, mises en scène, les moyens sont innombrables. Tout comme les modes d’inhumations (du moins ceux visibles p. 226) que N. Price détaille du simple trous dans le sol au grand style qui classe son homme : le bateau-tombe. Mais ce grand homme peut aussi être une femme, comme à Oseberg. L’auteur détaille aussi les difficultés de la crémation, qui nécessite des personnes spécialisées (p. 230) et où seule une partie, voire une toute petite partie, de ce qu’il reste du corps est enseveli (p. 231-232).

Puis, à ce point du livre, après 270 pages de ce qui pourrait être une introduction s’il l’on a mauvais esprit, arrive pour le lecteur le premier chapitre sur le phénomène viking (pour commencer cette seconde partie). Et tout semble plutôt commencer dans la Baltique vers 750, avant de toucher la Mer du Nord dans le cadre de changements politiques et commerciaux locaux (les marchés en Europe et en Scandinavie) mais aussi avec des incitations personnelles comme la gloire, la richesse, l’acquisition de partenaires sexuels et les ordres des Rois de la Mer (saekonungr p. 300 : un chef, une armée, pas de terres, des pirates donc), sans plan d’ensemble (p. 333).

Mais avec le temps, les forces commencent à collaborer entre elles, comme coalescent les pouvoirs politiques en Scandinavie même. Ce se sont plus des raids de quelques jours avec un seul bateau, ce sont plusieurs équipages, qui finissent par rester plus longtemps parce qu’ils ne sont pas chassés (mais toute expédition n’est pas un succès non plus …). En 865 débute la conquête et la colonisation de l’Angleterre par la « Grande Armée Païenne » (qui se déplace avec femmes et enfants). La Francie (coût astronomique des rançons p.351), l’Irlande puis jusqu’en Méditerranée et à Madère (p. 377), Ladoga, Kiev, Alexandrie et Constantinople de l’autre, mais N. Price n’oublie évidemment pas les Feroés, l’Islande (où les hommes sont scandinaves mais beaucoup de femmes irlandaises, p. 380-381), le Groenland et l’énigmatique Vinland (avec souvent les mêmes gens à l’Est comme à l’Ouest). Parallèlement naissent des royaumes au Nord et la christianisation progresse (les petits marteaux de Thor en pendentifs semblent être une réaction à la croix).

En 1408 est célébré le dernier mariage connu au Groenland. La colonie locale a presque disparu et c’est ainsi que pour l’auteur prend fin la période viking (relation ahurissante du 600e anniversaire avec un descendant p. 501-502).

Que ce manuel fera date est l’évidence même. Tout y est : érudition historique, articulation entre les différents types de sources, qualité littéraire très au dessus du lot, facilité de lecture. Alors certes, la présentation des références n’étanche pas la soif de précision du spécialiste mais cette présentation des références/notes s’étend sur 60 pages et est aussi bien écrit que le reste. Les illustrations, assez nombreuses pour ce type de production, sont intelligemment choisies. Mais surtout ce livre est l’incarnation de ce que doit montrer l’archéologie : les gens derrière l’artefact. Et c’est tout particulièrement le cas, dans un mode presque émotionnel, avec des objets simples, comme ces moufles d’enfants reliés par un fil trouvés en Islande (p. 135-136), mais sans jamais oublier que l’auteur est un scientifique.

Au moins une gemme par page, un éblouissement continu.

The Vikings were back the following year, and they knew what they liked : isolated, undefended, but very rich monastic houses. (p. 282)

(et qui donc était conseiller historique de la série télévisée Vikings ? …9)

Constantinople : Archaeology of a Byzantine Megapolis

Rapport final de prospection archéologique pluriannuelle constantinopolitaine par Ken Dark.

Fatih Camii, la même chose mais différent.

Une ancienne capitale impériale recèle toujours de grandes quantités de restes de bâtiments disparus et Istamboul ne fait pas exception à cette règle. Ken Dark et Ferudun Özgümüş (et leur équipe avec eux) ont donc parcouru les rues et les places de l’ancienne Constantinople à la recherche d’artefacts romains et byzantins pour documenter leurs trouvailles et ainsi augmenter la connaissance urbanistique de la Seconde Rome. Jusque-là les archéologues, du cru comme étrangers, s’étaient attelés à l’étude de monuments bien précis mais pas à toute une aire urbaine. Leurs campagnes de prospections, entre 1999 et 2004, sont une première pour Constantinople. Le centre ancien, à l’intérieur des murs de Constantin étant le mieux connu et ayant déjà été parcouru par bouts, le projet s’est donné pour limites la zone entre les murs, entre celui de Constantin (IVe siècle) et celui de Théodose II (Ve siècle). La zone n’est pas petite mais contient encore aujourd’hui, bizarrement, quelques champs (le projet a donc effectué la toute première prospection agreste constantinopolitaine !).

L’auteur propose tout d’abord au lecteur une introduction dans son premier chapitre portant sur les différentes phases de l’archéologie du tissu urbain à Constantinople (et l’importance du terrassement dans le tissu urbain). Ensuite est présenté le projet dont le présent livre est le rapport final : son histoire, son organisation et les méthodes employées (le problème de la datation des artefacts et de la caractérisation des activités humaines laissant des traces y est bien sûr abordé). Le troisième chapitre est le premier de l’étude proprement dite, avec la partie sud de l’espace intermural. Cette partie méridionale est elle-même réparties en deux rues principales, nord et sud. Cette dernière reliaient la Porte Dorée de Constantin à la Porte Dorée de Théodose, dans ce que l’auteur pense être une extension du Mese, la voie monumentale du centre de Constantinople. La monumentalisation y est très prononcée, entre églises et constructions impériales (p. 46) et doit impressionner le visiteur. Le chapitre suivant poursuit assez logiquement l’analyse avec la partie nord de la zone étudiée par le projet, y compris dans le très connu monastère de Saint Sauveur in Chora.

K. Dark porte ensuite une attention plus prononcée sur deux lieux importants de la Constantinople byzantine dans les deux chapitres finaux de son livre. Le cinquième chapitre passe en revue les découvertes faites au palais de Blachernes, collée à la Corne d’Or et donnant sur les fortifications de la ville. Le palais de Blachernes a pour origine l’église de la Vierge de Blachernes, important lieu de pèlerinage hors les murs abritant entre autres reliques la ceinture de la Vierge. Cet établissement religieux est intégré dans les défenses de la ville et un complexe impérial est bâti à coté. Ce palais est est le principal palais impérial dans les 500 dernières années de la période byzantine. Et malgré sa réputation, tout est très loin d’être clair dans l’organisation des lieux et ce à quoi pouvaitt ressembler les différents édifices de la zone. L’auteur tente d’apporter son aide sans pouvoir définitivement trancher la question à l’aide d’artefacts non encore publiés et d’analyses détaillées. Le second lieu scruté plus en détail dans ce livre, au même niveau symbolique, est l’église des Saints-Apôtres. D’abord mausolée de Constantin, une église lui est adjoint par son fils Constance II et cette église devient le lieu d’inhumation des empereurs jusqu’au XIe siècle (et son symbolisme s’exporte jusqu’à Paris …). L’église est détruite en 1461 (elle était déjà partiellement ruinée) pour permettre la construction sur le site de Fatih Camii, la mosquée du conquérant, dans laquelle Mehmet fera construire sa tombe (et se désignant ainsi comme successeur des empereurs). L’auteur entreprend de retrouver les traces encore visibles des églises sous la mosquée et sur la terrasse afin de prouver la reprise du plan et des fondations (p. 94) par les constructeurs ottomans. Un puits sacré byzantin y est même encore en usage aujourd’hui (p. 96,le seul autre cas connu dans une mosquée à Istamboul étant Sainte Sophie).

Le dernier chapitre est une prise de hauteur, une systématisation des découvertes faites lors des prospections. L’auteur y analyse la densité possible du bâtit à partir des résultats de la prospection dans la zone considérée, concluant à de fortes disparités entre rues animées et cimetières. La présence de citernes, le type de construction collective le plus commun à Constantinople, n’est pas forcément antérieur à une densification d’une zone. Les citernes à ciel ouvert, dont certaines sont juste gigantesques, devaient avoir une fonction agricole (p. 103). Les établissements religieux de tous types sont bien plus structurants dans ce qui devient une sorte de seconde Jérusalem.

Le volume est complété par deux appendices sur la première phase de la construction de Fatih Camii et sur l’église de Zoodochos Pege, avant de laisser place au catalogue des découvertes faites dans le cadre du projet, aux cartes localisant ces découvertes, à une bibliographie massive et un index.

Fatalement c’est aride comme lecture et demande une très grosse base de connaissance en byzantinologie. Méthodologiquement, c’est très intéressant et la manière dont l’auteur se confronte au problème d’un site « trop connu » par les sources littéraires (biais de confirmation) est fort intéressant. C’est aussi de la prospection urbaine que l’on ne peut bien évidemment pas faire partout. Les participants au projet passent dans toutes les rues, parlent aux habitants, sont conduits à des artefacts ou ne peuvent voir ces derniers qu’en coup de vent dans des conditions pas faciles. L’aspect légal et de conservation revêt aussi une grande importance dans le livre. Ce dernier rappelle aussi que de nombreuses églises constantinopolitaines ont été construites après 1453. Pour le côté formel, une relecture supplémentaire aurait fait le plus grand bien à l’ouvrage et l’absence de cartes de situation (ou de schémas) au début des chapitres descriptif se fait cruellement ressentir. Quelques photos dans le texte auraient grandement aidées à la compréhension des descriptions.

Le titre du livre est légèrement mensonger (nous aurions eu quelque chose de vraiment plus gros entre les mains) mais apporte beaucoup au lecteur déjà intéressé qui y trouvera des apports méthodologiques de première importance.

(le bain byzantin de Sofular Hamamı est toujours en usage en 2013 p. 50 … 6,5)

Women and Weapons in the Viking World

Amazons of the North
Essai d’archéologie viking de Leszek Gardeła.

Beau décor pour un jeté de hache !

L’analyse génomique de la tombe Bj 581 de Birka (Suède) en 2017 avait jeté un pavé dans la mare des études nordiques. Découverte en 1878, la tombe abritait un guerrier au vu du matériel recueilli. Le guerrier est devenu une femme après analyse des restes ostéologiques … Mais la tombe est-elle pour autant celle d’une guerrière ? L. Gardeła éclaire les différents contextes et les liens possibles entre femmes et armes à l’époque viking, entre le VIIIe et le XIe siècles. Loin des emballements rapides …

Classiquement avec ce type d’ouvrage, l’introduction aborde les problèmes méthodologiques et théoriques afin de bien délimiter le sujet, entre diversité des pratiques funéraires scandinaves, artefacts polysémiques, idéal guerrier et la question sexe/genre dans le monde viking. L’auteur enchaîne sur l’historiographie. De manière assez surprenante l’existence possible de guerrières viking remonte au tout début du XXe siècle, avec la fouille de Nordre Kjølen en Norvège, que les fouilleurs analysent comme la tombe d’une skjoldmø, une « jeune femme au bouclier » prenant part au combat (p. 22), que l’on retrouve dans certaines sagas mais aussi chez des historiens comme Saxo Grammaticus et Jean Skylitzès. Leur analyse est reprise par de nombreux scientifiques.

Les textes en question font l’objet d’une longue analyse dans le troisième chapitre. L. Gardeła commence avec la Gesta Danorum de Saxo Grammaticus avant de passer à la Saga des Islandais (une œuvre plutôt réaliste) puis aux sagas légendaires qui mettent en scènes des femmes prenant les armes (souvent peu de temps et en l’absence d’hommes p. 93) ou même combattent. Il y aussi un cas périphérique chez les Anglo-Saxons. Tout ceci mène aux indices livrés par les tombes contenant des armes et qui peuvent contenir un défunt de sexe féminin. A tout seigneur tout honneur, l’auteur commence ce chapitre avec la maintenant célèbre tombe de Birka, Bj. 581 (qui peut de plus aussi montrer un lien fort avec le monde centre-européen). Commençant par la Suède (quatre sépultures), l’auteur embraye avec la Norvège (au moins dix cas) puis s’intéresse au Danemark (trois exemples). A chaque fois, la tombe et son contenu sont détaillés, accompagné d’illustrations et souvent d’une vue d’artiste (très plaisante mais qui ne valent peut-être pas celles faites par Ƿórhallur Ƿráinsson dans The Viking Way).

Une fois la description faite, L. Gardeła interprète son corpus, arme après arme. La présence d’une hache, par exemple, ne permet pas de définir le guerrier. Les types retrouvés peuvent tout à fait être des outils aux nombreux emplois (de cuisine, pour couper du bois) ou servir dan le cadre de rituels. Il est à noter que certaines tombes contiennent des armes miniatures (et pas que des haches), que l’auteur analyse aussi, tout comme leur positionnement dans la tombe. L’auteur s’intéresse dans le reste du chapitre aux épées (emblématiques s’il en est), aux lances, aux boucliers, aux arcs et flèches et enfin aux équipements de monte.

Le sixième chapitre est iconographique (on avait déjà eu quelques éléments de ce type dans les chapitres précédents). Il est d’abord question des broches dites « valkyrie », que l’auteur réinterprète comme des représentations de Sigurd et Brynhildr. Mais il n’oublie pas les petites statuettes et appliques, la tapisserie d’Oseberg et les stèles.

Le chapitre suivant s’aventure hors de Scandinavie pour trouver d’autres exemples de femmes combattantes, que ce soit chez les Sarmates mais aussi des cas de travestissement éventuellement combattant dans les Provinces Unies du début de l’époque moderne (p. 127), les guerrières de la garde royale du Dahomey ou encore les femmes au front lors des deux guerres mondiales (Russie, Serbie, Pologne) mais sans oublier (avec quelques dommageables imprécisions, p. 133) les engagements non combattants. Le dernier chapitre est la conclusion de l’ouvrage (qui contient 130 pages de texte). Cette conclusion est très prudente, l’auteur n’est visiblement pas encore convaincu de l’existence de guerrières viking même s’il est gagné à l’idée que la mentalité scandinave de la période ne s’y oppose pas et permet peut-être à des femmes de poursuivre un idéal guerrier sans forcément être sur le champ de bataille. Aucune des femmes inhumées ne semble avoir souffert de traumatismes que l’on pourrait attribuer au combat, ce qui serait un argument de poids dans la reconnaissance de l’existence de guerrières (qui de toutes façons seraient en nombre extrêmement réduit).

Historiographiquement et méthodologiquement très solide, l’auteur rappelle plusieurs fois sa ligne de conduite basée sur la prudence (p. 92), surtout à l’aide d’un argument simple qui naît des apports du premier chapitre : le matériel des tombes est un choix fait par ceux qui inhument, pas par le défunt. Les artefacts ne sont donc pas forcément des possessions du défunt mais reflètent comment le voient ceux qui inhument (p. 9, avec un très bon diagramme des objets funéraires). Une autre caractéristique de l’ouvrage est son utilisation d’exemples non-scandinaves et le plus souvent polonais (le nom de l’auteur est un indice …), ce qui donne des ouvertures plus inhabituelles et pas moins pertinentes (les armes miniatures chez les femmes aztèques pour l’accouchement par exemple p. 127). Il reste quelques défauts, le premier étant une écriture assez peu plaisante (même s’il est difficile de faire du beau dans les descriptions de fouilles et les inventaires) et qui peut ralentir le rythme. La tentative littéraire de la conclusion, peut être en référence à The Viking Way (l’auteur semble être très lié à N. Price, peut-être son élève), est très maladroite. Nous n’avons pas pu non plus nous expliquer comment un homme de 35/40 ans peut avoir une mère de 40 ans (double inhumation à Gerdrup p. 69-70, mais un article de 2021 sur cette tombe par O. T. Kastholm et A. Margaryan ne fait pas mieux) …

Un ouvrage qui calme les auteurs de conclusions hâtives et rappelle certains fondamentaux, dans l’équilibre et le réalisme mais pas sans exclure la possibilité de l’existence d’une incarnation de femmes combattantes en lien avec des figures mythologiques dans le Nord médiéval.

(ainsi ces belles broches trilobées sont d’origine carolingienne p. 103-104 …8)

Der Mensch des Mittelalters

Essai d’histoire médiévale sous la direction de Jacques La Goff.
Paru en français sous le titre L’Homme médiéval.

Recherches sur l’expérience humaine.

L’objectif est ici de faire une description courte et compréhensible de la société médiévale occidentale à partir de dix portraits ou idéaux-types. Il restera des petits trous dans la raquette mais les auteurs en ont conscience. En 400 pages on ne peut clairement pas tout dire, surtout s’il faut prendre en considérations les dix siècles de la période. L’assortiment est donc varié et sont présents le moine, le guerrier/chevalier, le paysan, le citadin, l’intellectuel, l’artiste, le marchand, la femme (et la famille), le saint et enfin, le marginal.

Chaque portrait forme un chapitre, lui-même confié à un historien ou une historienne qui, au moment de la première parution en 1987, n’était déjà plus un débutant. Cinq Italiens, quatre Français, un Soviétique (dans la ligne du Parti p. 284) et un Polonais se sont donc attelés à la tâche et proposent ici ce qui est devenu un classique associé à Jacques Le Goff, où ce dernier ne signe que l’introduction, mais dont les idées en matière d’histoire des mentalités semblent bien représentées. Cette même introduction détaille le projet derrière ce livre et comment les chapitres doivent se répondre au sein de la tripartition classique oratores/bellatores/laboratores.

Le niveau général est haut. Si d’une manière ce livre est un manuel, il ne doit pas être le premier manuel lu par un lecteur intéressé par le Moyen-Age, rien que pour s’en sortir avec la chronologie. Mais il est aussi un peu daté. Ecrit en 1987 par des auteurs qui sont déjà très installés dans la carrière, il est le fruit d’une recherche plus ancienne. Le mot « barbare » est tout de même encore beaucoup utilisé (p. 88 par exemple) et l’archéologie expérimentale a démontré la grande mobilité du chevalier en armure (p. 127) … Le chapitre sur le paysan est très généraliste, mais c’est difficile de faire une synthèse à partir de situations aussi radicalement différentes. On remarquera aussi plus d’exemples italiens qu’à l’accoutumé.

Néanmoins, il y a dans ce livre de très nombreuses idées intéressantes qui interpellent le lecteur. Comme par exemple l’idée de la disparition de l’esclavage en Europe occidentale parallèlement avec la démilitarisation de la société « romano-barbare » au VIIIe siècle (p. 89), celle d’une christianisation de la chevalerie avec Bernard de Clairvaux et d’une cléricalisation du guerrier (p. 104), celle de la ville comme royaume de la monnaie (p. 167), celle de la confrérie (très répandue à la fin du Moyen-Age) comme une avancée vers l’égalité des membres du corps civique (p. 179-183), les différentes définitions de la sainteté au Nord et au Sud des Alpes (martyrs, évêques, nobles fondateurs, rois, ascètes). Le dernier chapitre sur la marginalité (B. Geremek) à lui seul mérite la lecture de ce livre.

Des approches parfois datées (femmes ET famille …), une lecture pas toujours prenante et aisée (du moins en allemand) avec des moments où le livre tombe des mains mais encore et toujours un classique.

(peut-on vraiment parler de souverains absolus au XVIe siècle p.128 ? …6)

Les Dialogues de Maître Eckhart avec sœur Catherine de Strasbourg

Conversation rhéno-mystique attribuée à Maître Eckhart, éditée par Gérard Pfister et Marie-Anne Vannier.

Elle ne dévie pas de sa route Catherine.

Dans le bouillonnement religieux rhénan, nous avions déjà vu dans ces lignes deux intéressants petits textes, Le Livre des neuf rochers et L’Ami de Dieu de l’Oberland. Voici le troisième, attribué par les éditeurs du XIXe siècle au célèbre Maître Eckhart mais plus vraisemblablement produit par quelqu’un de son entourage ou influencé par lui. Le texte prend la forme d’une conversation, sur un temps assez long, entre une femme dénommée Catherine (Sœur Catherine, sans aucune autre information biographique autre que son lien avec Strasbourg) et son directeur de conscience, en qui il faudrait voir Maître Eckhart. Cet échange est entrecoupé par des interventions d’un autre personnage qui semble lui-aussi conseiller Catherine, non nommé, mais en qui il faudrait voir quelqu’un de très avancé dans les voies mystiques, possiblement l’Ami de Dieu. Nourri par les apports de l’Ami de Dieu, Catherine renverse le rapport d’enseignement entre elle et son confesseur au cours de la conversation, à tel point que l’homme d’église doit constater que Catherine la devance sur la voie de la fusion avec Dieu. Suivent quelques points de vues, sur le purgatoire par exemple.

Ce petit texte a pour ambition de présenter dans un premier lieu les trois voies mystiques. La première est appelée purgative (pénitentielle, étalonnée sur les sept péchés capitaux), la seconde est dénommée illuminative (« Conserve une bouche véridique, un corps pur et une âme pleine d’amour » p.44) et enfin la dernière est qualifiée d’unitive (prendre la croix du Christ) et Catherine passe par les trois. Le second objectif semble aussi de vouloir montrer que tout le monde, homme comme femme, laïc ou clerc, peut s’engager dans une telle démarche religieuse et y rencontrer la divinité. Il faut peut-être voire là les tendances égalitaires (mais pas égalitaristes) qui serpentent dans les mouvements religieux du Moyen-Age tardif, qui sans forcément déboucher sur le protestantisme à l’époque moderne (ah, la tentation téléologique qui nous guette …), prennent de nombreuses formes, au sein de fraternités citadines (à objectif religieux ou social) ou du hussitisme au début du XVe siècle. L’aspect personnel de cette même démarche, non pas indépendante de l’Eglise mais en autonomie, en est la conséquence.

Un ouvrage direct qui se lit avec facilité mais qui pose au lecteur d’intéressantes questions, de tous ordres.

(elle le bouscule avec forces rudesses la Catherine … 8)

Königinnen der Merowinger

Adelsgräber aus den Kirchen von Köln, Saint-Denis, Chelles und Frankfurt am Main
Catalogue de l’exposition du même nom sous la direction de Patrick Périn et Egon Wamers.

Reine un jour, reine toujours.

Il n’y eu visiblement en 1959 pas le même engouement qu’en 1922 quand H. Carter mis au jour une petite tombe dans la Vallée des Rois thébaine. Pourtant fut découverte cette même année la plus ancienne sépulture royale française (plus précisément franque), en la basilique de Saint-Denis. Peut-être un tout petit peu moins d’or entassé … et une image beaucoup moins positive (la barbarie, les « Ages Sombres », les rois fainéants etc.). Le sarcophage est intact et renferme les restes de la reine Arégonde en plus de plusieurs artefacts trahissant son rang royal. Les sépultures comparables et de cette période qui nous sont parvenues sont peu nombreuses : celle de Wisigarde à Cologne, de Balthilde à Chelles et d’une fillette de très haut rang à Francfort-sur-le-Main. Elles furent toutes mises en miroir dans l’exposition de 2012 et conséquemment ce catalogue.

Le livre ouvre sur une partie introductive centrée sur la place des femmes de haute noblesse dans la société franque, entre polygamie royale (exorbitante du droit commun et combattue par l’Eglise) et sainteté (comme nous allons le voir), mais aussi quelques données biographiques sur les reines franques évoquées dans ce catalogue. Il y a aussi quelques généralités sur le matériel retrouvé dans les tombes (la question de l’origine assez étonnante du grenat des bijoux cloisonnés se trouve plus loin dans le livre p. 110-111) et leur origine, puis quelques explications sur les sépultures auprès ou dans les églises au Haut Moyen-Age. L’église n’est pas toujours préexistante et les Mérovingiens semble aimer les ruines romaines comme lieu de sépulture (quitte à prendre un bain pour une église, p. 63) ou construire une halle sur la tombe dans le cimetière.

 Suit la première figure considérée, la reine Wisigarde (c. 510 – c. 538), épouse de Théodebert Ier. Sa tombe a été (de manière extrêmement probable) retrouvée à Cologne, sous l’actuelle cathédrale en 1959 (elle aussi). Dans la tombe voisine et exactement contemporaine se trouve un garçon, dont l’analyse génétique (mitochondriale) montre l’absence de lien familiaux avec Wisigarde. Dans la tombe de cette dernière, on ne dénombre pas moins d’une centaine d’objets, de la fibule cloisonnée, aux anneaux et bracelets en passant par une sphère en cristal de roche, un couteau à manche en or, des bouteilles en verre, des gants et un coffre. Une telle richesse accompagnant la défunte a pu faire douter certains scientifiques du christianisme de la personne inhumée. Cela semble néanmoins être le cas, la présence d’offrandes variées (y compris de la nourriture) n’étant pas absente d’autres tombes contemporaines et chrétiennes (p. 69). Il y a après tout des monnaies dans la tombe du pape Jean-Paul II …

Le chapitre suivant est consacré à la reine Arégonde (née vers 514 et morte entre 571 et 582, p. 116), dont le sarcophage a été retrouvé à Saint-Denis sous la basilique du même nom. Le sarcophage, loin d’être esseulé (l’analyse ADN a détecté quinze individus ayant des liens familiaux avec Arégonde et ensevelis à proximité), contient un mobilier très riche et varié dont les pièces centrales sont une épingle ouvragée et une bague portant le nom de la reine. L’analyse de la dépouille conclut à une légère infirmité de la reine, à cause d’une poliomyélite contractée entre quatre et cinq ans, à de l’arthrose (la reine est morte soixantenaire) et à un accouchement difficile au vu de l’émail dentaire (Chilpéric Ier en 534, p. 106 ?).

La reine Balthilde (c. 625-680) est la troisième reine considérée. Elle a été inhumée dans le couvent qu’elle a fondé à Chelles-sur-Marne mais sa sépulture d’origine n’est plus identifiable. Par contre, du fait de sa sainteté, le contenu de la tombe, cendres comme artefacts, ont été conservés comme reliques (translatio en 833). Arrivée encore enfant (vers 641) comme esclave ou otage à la cour franque depuis l’Angleterre, elle épouse vers 649 le roi Clovis II. En 657, elle est co-régente au nom de son fils mineur Clothaire III, assistée entre autres par l’évêque Eloi de Noyon, celui que la chanson a rendu populaire pour une histoire de vêtement et orfèvre de grand talent. Elle fonde de nombreux monastères dans la mouvance irlando-franque (règle de Saint Colomban), dont celui masculin de Corbie et celui de Chelles (en 658/659, sur le site d’une chapelle fondée par la reine Clotilde, l’épouse de Clovis Ier) où elle se retire à la majorité de Clothaire III en 665. Des possessions de la sainte ont été conservés une tunique portant des broderies reproduisant des bijoux (sans doute ceux qu’elle portait en tant que reine avant 665, p. 131-136), un manteau en soie, une fibule dorée, une ceinture et différents galons tissés. Une mèche de cheveux nous est aussi parvenue avec un long bandeau de soie enroulé autour permettant de reconstituer la coiffure de la reine. Enfin, parmi les reliques, des restes de plantes sauvages (le fond du sarcophage ?) et de l’encens.

A la description des reliques de Chelles fait suite un article sur le sceau en or découvert en Angleterre en 1998 et qui a toutes les chances d’avoir appartenu à Balthilde (aux liens forts et persistants tout au long de sa vie avec l’île). C’est un sceau monté sur un axe, avec sur une face un portrait féminin en buste et l’inscription +BALdEhILDIS et sur l’autre face un couple nu, ayant vraisemblablement une relation intime surplombés d’une croix. Un autre article détaille les liens entre Balthilde et Saint Eloi, évêque, orfèvre de la cour mais aussi chargé du trésor royal et de la frappe des monnaies.

La dernière partie du catalogue est consacré à la tombe d’enfant découverte en 1992 dans l’église des Saints-Bartholomée-et-Charlemagne de Francfort-sur-le-Main. Cette église avait été construite sur la basilique du Saint-Sauveur (855) due à Louis le Germanique et desservant le palais de Louis le Pieux à proximité immédiate, mais la tombe était abritée par un bâtiment rectangulaire (memoria ?), une chapelle étant située plus à l’ouest. La tombe est celle d’une fillette âgée de quatre ou cinq ans, datée des débuts du VIIIe siècle, et appartenant à la haute noblesse franque (qui administre le domaine royal sur les bords du Main ?). Inhumés avec la fillette, des victuailles et des tasses en verre, des tissus (dont une couverture tissée avec une croix en or), mais surtout la défunte porte de nombreux bijoux de tous types, un olfactoriolum autour du cou (une boîte diffusant du parfum), un bracelet romain et un objet trapézoïdal en ivoire.  Le plus étrange étant la présence à la droite de la fillette d’une autre sépulture contemporaine, celle d’un garçon du même âge, crématisé dans une peau d’ours accompagnée de divers os d’ours et de griffes. On peut imaginer que, enfants de familles amies et décédés des mêmes causes, il a été décidé d’une inhumation conjointe mais selon deux rites radicalement différents, l’un chrétien et l’autre païen. Toujours est-il que la tombe de la fillette se retrouve en plein dans l’axe de la nef de l’église Saint-Sauveur 150 ans plus tard, démontrant sans doute une persistance mémorielle et une considération spéciale.

Cure rafraichissante et régénérative pour celui qui n’a pas entendu parler des Mérovingiens depuis trop d’années, ce livre ravira aussi le profane par ses très nombreuses illustrations (de tous types) et sa clarté, qui ne se fait pas au détriment de son exigence méthodologique. On notera aussi la présence de nombreuses cartes. La qualité des pièces d’orfèvrerie présentées reste ahurissante, mais ce qui va sans doute nous rester le plus en mémoire ce sont les liens culturels très forts avec Constantinople dans les cours franques. Le ton est donné pour les bijoux et l’habillement en grande partie du côté du Bosphore, mais cela s’étend aussi aux pratiques funéraires (refaire chez soi l’église des Saints-Apôtres de Constantinople, exemple de mausolée impérial, avec l’actuelle église Sainte-Geneviève à Paris). Entre Romains …

Toujours et encore (et comme nous en parlons depuis des années), les soi-disants « Ages Sombres » gagnent en luminosité.

(Arégonde fait importer ses chaussures de la Rome byzantine p. 115 … 8)