Rome Day One

Essai d’archéologie romaine d’Andrea Carandini.

Une aube un peu blême.

L’archéologue A. Carandini, en charge des fouilles sur le Palatin, est le chef de file de ce que certains nomment avec certaines arrières- pensées les « croyants ». Pour lui, c’est vraiment Romulus qui, un 21 avril au milieu du VIIIe siècle, a fondé Rome en suivant les conseils de spécialistes étrusques. Ce faisant, il rejette l’autre hypothèse, celle d’une fusion (synœcisme) des villages présents sur les collines proches du Tibre. Dans son optique, A. Carandini ne fait pas un choix en aveugle ou par plaisir : il dit pouvoir prouver cela scientifiquement, grâce aux fouilles qu’il a dirigées pendant des décennies sur le Palatin et sur le Forum. Ce livre présente ses arguments sous une forme vulgarisatrice, à destination d’un public anglophone.

L’introduction nous renseigne tout d’abord sur les peuples du Latium au début du premier millénaire avant notre ère, puis sur les différents peuplements des collines de Rome selon la tradition. Il est aussi question des différents pomériums, d’Albe la Longue. Le premier chapitre démarre enfin avec les rites qui concourent à la fondation de Rome avec en premier lieu la prise des auspices par Romulus et Remus, chacun dans leur temple augural, respectivement sur l’Aventin et le Murcus (en direction d’Albe). Puis la ville est fondée, etrusco ritu, sur le Palatin : la Rome Carrée. L’auteur nous désigne une hutte de Romulus, un autel de fondation, un sillon de fondation et le mur qui en résulte. Il détaille même une porte (p. 60-61).

Le second chapitre embraye sur la fondation du forum dans la foulée de la Rome Carrée, avec la création du sanctuaire des Vestales, celui de Mars et Ops et la maison royale (les plans, par exemple p. 72, additionnent les murs existants, probables et hypothétiques). Le complexe est remanié, selon l’auteur, par les Tarquins. Ainsi, pour A. Carandini, l’Etat naît en même temps que la ville (p. 88), et il en profite pour lancer quelques piques à ses contradicteurs qui n’auraient pas actualisé leurs connaissances. Le comitium est aussi existant dès le début pour l’auteur, en face du Volcanal. Sur le Capitole (un temps pris par les Sabins de Titus Tatius avant qu’il fasse alliance avec Romulus et que les deux groupes ne fusionnent), le sanctuaire de Jupiter Feretrius reçoit les premières dépouilles opimes (les Tarquins y feront construire le grand temple de Jupiter Optimus).

Le troisième chapitre raconte comment Romulus créée le calendrier romain, agence sa bande en tribus et en curies puis décrit les ennemis de la jeune Rome : ceux de l’intérieur (Rémus, Acron de Caenina, les Titienses) comme ceux de l’extérieur (les Latins, les Etrusques).

La conclusion revient sur les arguments présentés, avec la création d’un royaume (ville, campagne, citadelle et forum), le tout entre 777 et 665 a. C. Encore, p. 117, quelques piques défiantes contre ses contradicteurs permettent à l’auteur de se défouler. Puis A. Carandini met en exergue le lien entre Rome et le monde occidental et compare (de manière ultra-classique, mais ici presque paternaliste) avec le despotisme oriental, coupé du peuple (la Cité Interdite p. 119). La dernière partie présente une sélection de sources littéraires, rangées par thème avant qu’un index n’achève ce volume de 160 pages de texte.

Les compétences de l’auteur sont très grandes et personne n’en disconvient. Mais il ne semble pas vouloir toujours se placer dans un débat apaisé entre chercheurs voulant ensemble découvrir la Vérité. Et si en plus il s’aventure dans des contrées qui lui sont moins connues (l’Occident et son déclin p. 13, l’absolutisme p. 110 en comparaison avec ce que serait la monarchie constitutionnelle romuléenne, pourtant la norme dans l’espace méditerranéen avant l’éclosion des tyrannies) … L’auteur est aussi dans ce livre obnubilé par son sujet, auprès duquel tout est à l’ombre. Ainsi, Athènes fait toujours moins bien et après (par exemple p. 32). De même, le calcul de superficie des villes et leur comparaison ne mène à rien (p. 113), surtout si l’on en vient à des calculs de population de la précision de l’unité (p. 108-109), au VIIIe siècle …

La réfutation des interprétations, de même qu’une discussion sur les camps en présence sur cette question, a déjà été faite de manière convaincante par J. Poucet (Folia Electronica Classica, 2016, 1) et à la lecture de cet ouvrage de vulgarisation, il est difficile de ne pas y souscrire. A. Carandini y croît, et cela est même parfois admirable, mais la surinterprétation mène ici à la Poésie, et pas à la Science.

La lecture de G. Dumézil avait, avant même la lecture de ce livre, miné ses arguments …

(qui utilise encore le terme Âges sombres de nos jours ? …6)

The Etruscans

9th-2nd centuries BC

Précis sur les armes et les armées étrusques par Raffaele d’Amato et Andrea Salimbeti.
Illustrations de Giuseppe Rava.

Rouge aussi est ma colère.

L’éditeur Osprey est très apprécié des figurinistes qui y trouvent pour monter leurs armées des renseignements sur le contexte et l’ordre de bataille de l’armée qu’ils ont choisi de peindre mais aussi des illustrations très bien documentées qui rendent crédibles leurs créations. Mais comme chaque tome est basé sur la même trame, il peut parfois manquer la plasticité nécessaire dans le cas d’armées ou de peuples dont on ne sait pas grand-chose, ou du moins pas assez pour en faire un livre court et abordable à tous les publics.

C’est le cas de celui-ci. Les seuls éléments surs étant matériels, ceux apportés par la recherche archéologique, il s’en suit un déséquilibre inévitable mais que les auteurs (certes avec de nombreuses cordes à leurs arcs mais pas spécialistes de la question) essayent de masquer de leur mieux. Tout découle du fait que la question cruciale des sources n’est jamais abordée, ce qui conduit à des affirmations péremptoires, allant jusqu’à la phantasmagorie.

Le livre est constitué de deux parties de manière chronologique : la première partie est dévolue à la période dite villanovienne (Xe-IXe siècle a.C.) et la seconde considère la période s’étalant du VIIIe au IIe siècle a. C. (appelée faussement ici classique). Une rapide mise au point contextuelle (mangée par le vieux débat de l’origine des Etrusques) et une chronologie très discutable ouvrent le volume.

Puis chaque partie est construite sur le même modèle. On commence par un petit point sur la sociologie, avant de s’intéresser à la composition et l’organisation des armées et aux tactiques employées. Une deuxième sous-partie détaille les armes et les équipements, distinguant les armes offensives des armes défensives, pour finir par les symboles de rang et l’habillement. La partie dite « classique » est la seule à bénéficier d’une section sur la musique.

Commençons par les points positifs. Les parties sur l’armement et particulièrement sur les armures en lin ou à lamelles sont du plus grand intérêt, appuyés sur de nombreuses illustrations (de manière générale, et comme toujours chez Osprey, le volume est richement illustré avec souvent de belles planches couleurs pleine page de reconstitutions). Le parallèle entre certaines lances villanoviennes en forme de flamme de bougies avec des points retrouvées à Olympie éveille la curiosité. De même les auteurs font sagement le choix de ne pas considérer les chars étrusques comme autre chose que des moyens de locomotion prestigieux (p. 28).

Mais du côté historique, organisationnel et tactique, c’est pas loin d’être catastrophique. Faute de donner au lecteur l’état de la documentation, on le balade. Virgile devient une source historique indiscutable (p. 28), les libri rituales, codification religieuse dont on a que des bribes, seraient censés parler de l’organisation militaire des cités (p. 31), on imagine des unités militaires spécialisées dans l’utilisation de haches doubles sans la moindre trace écrite (p. 42) … Dans les illustrations de G. Rava, les guerriers sont parfois dotés de peinture rouge sur le visage et les bras (p.8 pour l’explication), sans que là encore on puisse trouver une source. Certes, il y a le rouge sur les joues du triomphe romain, mais c’est tout de même très différent. Tout est résumé dans l’aveu de la p. 25 : on ne sait pas comment combattaient les Etrusques, donc ils combattaient sûrement comme des hoplites grecs … La question de la naissance du combat manipulaire reste débattue mais il n’est pas inconcevable que les Etrusques aient pu y participer. L’utilisation soutenue de termes techniques grecs n’aide pas non plus le lecteur à se distancier de ce modèle grec envahissant.

« Work in progress » nous dit-on p. 39 …

(la ville de Corneto ne s’appelle plus ainsi depuis 1922 … 4,5/5)

Le désastre de 1940

Dossiers secrets de la France contemporaine IV, 1 La répétition générale
Essai historique de Claude Paillat.

A l’ancienne.

Pour les gouvernements français des années 1930, l’inéluctabilité de la guerre est loin d’être un fait accepté par tous. La France n’est-elle pas encore considérée par tous comme la plus puissante force militaire d’Europe ? N’a-t-elle pas à la tête de ses armées des généraux qui furent les vainqueurs de 1918 ? N’est-elle pas riche d’un réseau d’alliances qui cercle une Allemagne qui certes, a déjà pu alléger le carcan de Versailles grâce à son action diplomatique mais est un pays encore marqué par les très fortes polarisations politiques de la République de Weimar ? Le printemps 1940 n’est pourtant pas imprévisible. De nombreux observateurs, au plus haut niveau, voient bien les conséquences des coups de poker hitlériens et les encouragements qui constituent les non-réponses françaises. Les services de renseignement, les ambassades, les pays amis font remonter quantités de renseignements de première main. Mais en mai 1940, la surprise est quand même là …

Le premier chapitre démarre fort avec la simulation de l’Etat-Major qui, dès 1937, conclut à l’impossibilité pour la France de venir en aide à la Tchécoslovaquie si celle-ci est attaquée par l’Allemagne. Pire, toujours selon les perspectives explorées lors de cet exercice, l’Armée ne serait pas en mesure de prendre pied sur la rive droite du Rhin. Ces conclusions sont confirmées par le haut commandement allemand qui a lui aussi simulé ces opérations la même année et dont le rapport est fourni par les sources du Service de Renseignement militaire. Ces mêmes services (chapitre deux) sont déjà à l’œuvre pour comprendre et percer Enigma (comme les services polonais et tchécoslovaques, comme décrit dans les carnets du Général Rivet). Toutes les informations ne doivent d’ailleurs pas être acquises de manière secrète : la Wehrmacht, dans une grande opération PsyOps, montre ses chars et ses avions (troisième chapitre) aux visiteurs français invités. Les conceptions tactiques de Guderian (sur les divisions blindées) ne sont pas plus cachées.

On l’a dit, la France anime un réseau d’alliances en Europe. La seconde partie du livre les passe en revue. On commence avec la Pologne, alliée par toujours facile, soutenue financièrement et matériellement (alors que l’équipement de l’armée française est déjà insuffisant). La Tchécoslovaquie, création française de 1919, est handicapée par le conflit avec la Pologne à propos de la ville de Teschen. Comment dès lors obtenir de l’aide de Varsovie ? L’armée tchécoslovaque, amoindrie par la diversité ethnique du pays (Slovaques, Sudètes, Hongrois), n’est bien sûr pas en état de résister efficacement à une poussée allemande. Le chapitre suivant considère la Grande-Bretagne, qui comme à son habitude recherche l’équilibre des forces sur le continent, en plus de la germanophilie des élites. Très en retard sur l’armement, son armée est ridiculement petite et inapte à un engagement. L’Italie est encore en 1937 du côté de la France (septième chapitre) et Mussolini n’a que mépris pour Hitler. Mais l’affaire de Tchécoslovaquie va rapprocher le Duce de l’Allemagne, de même que l’Etat-Major envisage une intervention en Espagne. Le chapitre suivant revient au Nord et détaille l’état d’esprit belge, entre revendications flamandes et déclaration de neutralité en 1936 (qui empêche tout positionnement préventif de troupes françaises au plus près du Rhin pour ne pas rééditer 1914). L’année 1937 s’achève sur les premières opérations de propagande contre la Tchécoslovaquie et la réorganisation du haut-commandement allemand qui place Hitler seul à la direction des opérations.

L’année 1938 est celle qui voit démarrer l’expansion nazie. Avec l’annexion de l’Autriche (conséquence inéluctable du Traité de Versailles, chapitre dix), la Tchécoslovaquie devient la prochaine cible. Mais là encore, peu de conséquences stratégiques en France. Une simulation donne même une espérance de vie de quinze jours à l’aviation française en cas de guerre (chapitre suivant).

C. Paillat profite ensuite du douzième chapitre pour faire le portrait du général Gamelin, général en chef depuis 1935. Ancien adjoint de Weygand, il a 66 ans en 1938 …

D’autres simulations sont faites par l’Etat-Major, dont une qui a pour scénario une forte attaque blindée vers Sedan (p. 192) … Mais ce n’est guère plus reluisant du côté de l’aviation, où la production d’avions moderne n’atteint que 10% de la production allemande. Le tout sans concertation tactique avec l’armée de terre, en plein dans le douhetisme. Cinq chapitres sont ensuite consacrés à Munich, entre un négociateur anglais favorable à l’Allemagne, les préparatifs de cette dernière, les réticences dans une partie de la Wehrmacht, la constatation par Prague de sa solitude (p. 272), la propagande anti-française qui s’organise et le nouveau constat des insuffisances de la mobilisation et de la défense passive en France.

Pour l’auteur, l’année 1939 est celle qui voit émerger une technocratie qui continuera à être aux affaires jusque dans les années 1960 (vingtième chapitre). Cette émergence est la conséquence de blocages sociaux, de l’aveuglement face à une Allemagne qui certes, met son économie en surchauffe, mais produit pour conquérir. La solution peut-elle se trouver aux Etats-Unis ? Dans l’immédiat, cela est peu probable (chapitre suivant). Les Etats-Unis sont neutres (avec une législation qui empêche l’exportation), veulent un paiement comptant et n’ont pas le matériel sur les étagères … Et le besoin est là, avec l’envahissement par l’Allemagne de ce qui reste de la Tchécoslovaquie en mars. La Pologne reçoit un premier ultimatum tandis que Hitler et Mussolini mettent sur pied une alliance, le « Pacte d’acier ». L’Angleterre ouvre les yeux, donne sa garantie à la Pologne, mais comme la France, sait qu’elle ne pourra honorer cette promesse …

Si le style est monstrueusement journalistique (il y a beaucoup trop de points d’exclamation), ce livre va dans les détails (ce qui peut parfois être un peu trop) avec une très grande constance malgré un appareil critique minimal. Il y vraiment peu de notes au vu de la masse d’informations dont certaines basées sur des témoignages recueillis par l’auteur. Certaines tournures sont datées (il est paru en 1983), comme avec le « nègre-blanc » de la p. 125 ou les autostrades de la p. 198.  Les photos sont très nombreuses, près de 150. Nous sommes venus à lui à cause de la relation des simulations, exercices sur cartes et autres kriegspiel de l’Etat-Major dont à notre sens on ne parle pas assez dans les ouvrages sur la Seconde Guerre Mondiale et qui semblent décisifs quant au diagnostic des faiblesses françaises (les p. 319-320 sont terribles). Nous ne fûmes pas déçus. Ce livre est surtout un rappel de ce qu’était l’Europe sans système d’alliance fixe, comme c’était le cas pendant la Guerre Froide (mais sans l’automaticité de 1914). Le système devant encercler l’Allemagne n’était vraiment pas au point, avec des alliés qui se tirent dans les pattes constamment.

L’auteur ne ménage pas ses critiques contre la politique gouvernementale des années 1930 et Gamelin est particulièrement gâté de ce côté-là dans le chapitre qui lui est entièrement dévoué. Pour l’auteur, la pusillanimité de Gamelin serait due à la crainte qu’il aurait eu pour sa carrière (p. 320). Il nous semble que cet argument est inopérant. Qu’elle carrière espère encore un généralissime de 68 ans, certes reconnu par tous comme un esprit brillant ? Il est déjà au sommet ! Là encore, la p. 319 qui parle de la note du 12 octobre 1938 (listant les correctifs à apporter à la défense du territoire) est affolante. En octobre 1938, après trois ans de commandement suprême, le général Gamelin se rend compte que la Ligne Maginot ne couvre pas la Belgique, ni le Jura, ni les Alpes. Et ce n’est qu’une énormité de la note qui en comporte une palanquée si l’on suit l’auteur. Alors que tout le Deuxième Bureau de l’Etat-Major sait en 1938 que la guerre rattrapera la France dans un an tout au plus, aucune mesure, budgétaire, de temps de travail ou opérative (doctrine d’emploi des chars par exemple), n’est prise par le gouvernement. La France n’est pas passée entre les gouttes …

(on sent bien la rage à peine contenue du témoin dans ce livre … 7,5/8)

 

 

The Spy and the Traitor

Biographie de Oleg Gordievsky par Ben McIntyre.

Toujours seul.

Qu’il y a-t-il de mieux pour un service de renseignement que de recruter quelqu’un de haut placé dans un service adverse et de pouvoir bénéficier de ses apports pendant de nombreuses années ? C’est ce qu’avait réussi à faire le Komintern et le NKVD dans les années 1930 et 1940 avec Kim Philby. Mais ce dernier avait été recruté avant son entrée au MI6. Alors qu’Oleg Gordievsky, officier du premier directorat principal du KGB (renseignement extérieur), a lui été recruté alors qu’il était déjà en poste à Copenhague. De 1974 à 1985, il renseigne le MI6 sur l’espionnage soviétique au Royaume-Uni et en Scandinavie et ensuite, une fois officier supérieur, sur les vues du Soviet Suprême au travers de ses demandes de renseignements. En 1985, le MI6 se retrouve donc à avoir pour agent le chef de poste du KGB de l’ambassade soviétique à Londres (résident) … Mais si en Occident un agent double risque des années de prison, en URSS, c’est la mort assurée.

O. Gordievsky est né dans une famille de tchékistes, et son frère l’a précédé au premier directorat principal du KGB. Après de brillantes études, il intègre le KGB en 1963. Mais n’étant pas marié, il n’obtient pas de poste à l’étranger et est affecté au soutien des illégaux (agents sans couverture diplomatique) à Moscou. Il fait un mariage de raison avec une collègue, Elena Akopian, en 1965 (p. 23) et en 1966, il peut enfin prendre un poste à Copenhague pour être officier traitant d’illégaux. Gordievsky se plaît vraiment beaucoup au Danemark mais sa fonction n’est pas inconnue du contre-espionnage danois. En 1968, il est secoué par les événements de Prague et commence à se poser de plus en plus de questions sur le bien-fondé de son travail. Les Danois tentent le coup du « pot de miel » en envoyant un jeune homme le séduire. Ils avaient conclu faussement à l’homosexualité cachée de Gordievsky. En 1970, il retourne en URSS, à sa grande tristesse. Grace à un concours de circonstances, il revient à Copenhague en octobre 1972, toujours avec sa femme (même si leur mariage est déjà au point mort, p.44). Les Danois l’ont laissé revenir, avec une idée derrière la tête, et ils ont mis le MI6 dans le coup. Avec un peu de délais, Gordievsky entre au service de sa Gracieuse Majesté (p. 58), par idéologie, et renseigne les Britanniques sur les agents soviétiques en Scandinavie dont il a connaissances et les opérations en cours. Mais pour rendre les choses plus compliquées et dangereuses, il commence une relation avec une jeune soviétique travaillant pour l’OMS, Leila Aliyeva. Mais non seulement le KGB n’aime pas les aventures extraconjugales mais il aime encore moins les divorces … En 1979, il rentre à nouveau en URSS, divorce et se remarie avec Leila. Comme prévu, sa carrière en subit le contrecoup.

Mais il est de nouveau en selle trois ans plus tard, avec la possibilité d’aller travailler à Londres. Gordievsky débarque donc à Londres en juin 1982 avec sa femme et ses deux enfants. La collaboration interrompue en URSS peut reprendre, avec notamment la préparation de la rencontre Thatcher-Gorbatchev ou les manœuvres Able Archer 1983 qui sans ses renseignements auraient pu tourner à la guerre nucléaire. Jusqu’en 1985. En mai de cette année, il est rappelé à Moscou alors qu’il venait d’être nommé chef de poste. La chasse à la taupe avait été lancée quelques semaines auparavant, mais les preuves manquaient encore. Gordievsky est interrogé, son appartement est sur écoute, il est même drogué au sérum de vérité mais aucune confession n’est faite. Signe que rien n’est perdu, il n’est ni emprisonné à la Loubianka, ni torturé. Mais au premier faux pas, ce sera la balle dans la nuque. V. Vetrov, l’agent « Farewell » de la DST et lieutenant-colonel du KGB, avait déjà été exécuté en janvier. Il réussit à contacter le MI6 à Moscou qui lance une opération d’exfiltration préparée de longue date. Le 19 juillet (p. 274), il passe en Finlande dans le coffre d’une voiture de l’ambassade britannique après avoir été récupéré à une aire d’autoroute. Sa famille reste en URSS. Sa femme ignorait tout de ses activités. Ils ne se retrouverons que six ans plus tard, trois mois avant la fin de l’URSS.

Il est très difficile de reposer ce livre avant de l’avoir lu en entier. Il est extrêmement bien construit en plus d’être fantastiquement documenté. L’architecture du livre peut apparaitre comme déséquilibrée (la troisième partie du livre ne concerne que le rappel à Moscou en 1985 et l’exfiltration) mais elle rend compte de l’exploit réalisé. On parle de s’échapper d’un pays où la surveillance est constante, avec un domicile sous écoute et sous surveillance vidéo dans une emprise du KGB, où le passage de frontière est extrêmement long et surveillé (même pour des voitures diplomatiques), avec en plus le fait que les Soviétiques ont un droit de poursuite en Finlande, pays neutre. Tout ceci en étant bien sûr personnellement filé. Le facteur qui a fait la différence, c’est que le fugitif était un agent formé. Ainsi, on a le déroulé de l’opération d’exfiltration presque heure par heure.

Si une grosse place est ainsi octroyée à l’exfiltration, cela n’amoindrit pas les autres parties. On n’apprend bien évidemment pas en détail les renseignements que Gordievsky donne au MI6 lors de leurs rendez-vous, mais il est question des agents en Scandinavie avec leur histoire, aux agents et aux contacts en Grande-Bretagne (milieux parlementaires, syndicats). Le KGB n’arrive clairement plus à recruter comme dans les années 1930 le Komintern ou le NKVD pouvait le faire. Idéologiquement, le stalinisme, la répression à Budapest, le Mur de Berlin et le Coup de Prague ont fait de gros dégâts. La rémunération entre bien plus souvent en ligne de compte que la volonté de défendre la patrie du socialisme … En parallèle de la double-vie de Gordievsky, B. McIntyre sait aussi habilement mettre en parallèle celles d’autres acteurs, au nombre desquels les taupes soviétiques (ou qui aspirent à le devenir) sont au premier rang : Stig Bergling, Arne Treholt, Aldrich Ames ou encore Michael Bettaney. Le KGB londonien n’a jamais cru les renseignements que voulait donner M. Bettaney et A. Ames, employé par le FBI, a envoyé à la mort de nombreux agents pour pouvoir payer le train de vie de son épouse …

Le rôle de Gordievsky dans la conduite de la politique internationale du Royaume-Uni est aussi expliqué en détail, avec les conseils qu’il a pu donner à Thatcher quand elle a rencontré Gorbatchev (p. 199) mais aussi comment agir de manière idoine aux obsèques d’Andropoff.  C’est lui qui démontre aux dirigeants britanniques et à leurs alliés que les dirigeants soviétiques croient en leur propre propagande en 1983 (p. 184).

Il y a bien sûr, du côté du référencement des sources, les limites dues au sujet mais la bibliographie reste impressionnante et en accord avec les connaissances très larges démontrées dans cet ouvrage. Les deux encarts photographiques sont un parfait complément au texte, avec des clichés personnels ou en provenance d’archives de services de renseignement. Si le lecteur est autant accroché, c’est bien évidemment que les 340 pages de textes sont très bien écrites, avec un peu d’humour léger et un niveau de langue élevé (et un vocabulaire parfois complexe). Le recrutement d’un agent peut ainsi être un ballet amoureux (p. 57).

Arrivé à la fin du livre, le titre bénéficie d’un autre éclairage : il n’est pas question de deux personnes différentes mais bien d’une seule et même personne, selon qu’on la considère depuis Moscou ou depuis Londres. Gordievsky est toujours sous le coup d’une condamnation à mort par contumace, il n’y a pas eu d’amnistie après 1991 et ce qui a pu arriver à d’autres anciens agents du KGB en Grande-Bretagne n’incite pas à ouvrir sa porte à des inconnus.

(un député écossais du Labour ne peut pas être recruté par le KGB p. 156 car personne ne le comprend avec son accent édimbourgeois … 8,5)

Black Hand

Biographie journalistique de Joe Petrosino par Stephan Talty.

Peur sur la ville.

Avec la seconde vague de migration italienne vers les Etats-Unis à la fin du XIXe siècle, une partie des pratiques criminelles est importée elle aussi. New-York est la ville la plus touchée, puisqu’elle est la ville rassemblant la plus grande communauté italophone du Nouveau Monde, que cette dernière est concentrée géographiquement (les générations suivantes, avec la hausse de leurs revenus, vont se disperser) et qu’elle est le port d’arrivée de ces immigrés. Venant en grande partie de régions d’Italie à peine intégrées au royaume où le gouvernement et ses agents n’avaient pas été franchement acquis à l’idée de modernité et de citoyenneté (avec ses protections), la petite colonie italienne se trouvait désarmée face au crime de plus en plus organisé. Ajoutant à cela un racisme très ancré dans l’administration et la police de la ville, très largement aux mains d’irlando-étatsuniens (eux-mêmes victimes du racisme des WASP), New-York était une très bonne base de départ pour la première génération de la mafia.

Un cap est franchi quand apparaît une organisation criminelle appelée la Main Noire qui se spécialise dans les enlèvements d’enfants, le chantage à l’incendie et le plastiquage de négoces de marchands récalcitrants. Si ces bandits sont un temps confondus avec les anarchistes (eux aussi très portés sur l’explosif et auteurs de très nombreux attentats dans tout le monde occidental à la fin du XIXe siècle) et si comme eux ils essaiment dans tous les Etats-Unis, leurs objectifs sont bien différents. On ne veut pas éliminer rois et présidents quand on est adhérent de la Main Noire, on veut gagner de l’argent en employant la violence à un très haut degré pour maintenir une population captive sous influence et dans la peur. Mais les autorités étatsuniennes ne prennent pas le problème à bras le corps, surtout parce que cela ne concerne presque que des immigrés italiens. Seul un policier sent le danger que représente une telle organisation bientôt présente dans toutes les grandes villes du pays : Joe Petrosino.

J. Petrosino est arrivé à New York à 13 ans, en 1873. Il est cireur de chaussures puis nettoie les rues avant d’entrer dans la police en 1883. Il est le premier étatsunien d’origine italienne dans ce cas. En 1895, grâce à l’adjoint à la police Théodore Roosevelt (par la suite président des Etats-Unis), il est nommé sergent et affecté au combat contre le crime à Little Italy. De toute la police new-yorkaise, il était le seul à connaître la langue et l’environnement. Il développe des méthodes personnelles, avec travestissement et utilisation de fausses identités. En 1905, il est promu lieutenant. Après beaucoup d’hésitations de la part de ses supérieurs, on lui confie la création et la direction d’une équipe d’inspecteurs italiens. A lui de conduire la lutte contre le crime dans Manhattan-Sud. Si tout ne marche pas à la perfection, son équipe de cinq inspecteurs enregistre des succès, entravant ce qui était une marche triomphale de la Main Noire. Mais la bataille administrative continue en coulisses même si Petrosino peut compter sur un commissaire comprenant une partie de ses objectifs et méthodes. Ce dernier l’envoie en mission en Italie au début de l’année 1909, a priori de manière secrète mais en vendant la mèche dans la presse. J. Petrosino noue des contacts sur place, voit sa famille en Campagnie, consulte des fichiers de justice (afin de pouvoir expulser des immigrés ayant déjà été condamnés) et tente de mettre sur pied un réseau d’informateurs. Mais à Palerme, il a trop d’ennemis, trop d’anciens de la Main Noire y ont été renvoyés suite à ses enquêtes et qui peuvent le reconnaitre. Il a peut-être été lui-même trop naïf et fier. Un soir, sur la Piazza Marina, il est assassiné.

Sa mort fait bouger les choses à New-York. Ses funérailles sont plus suivies que celles du président McKinley (dont il n’a pas pu empêcher l’assassinat en 1905), avec 250 000 personnes présentes (p. 254). Les idées de Petrosino sont acceptées après sa mort, mais seulement provisoirement et très vite son équipe d’inspecteurs italo-étasuniens est démantelée et les renseignements glanés en Italie restent inutilisés …

Même si l’auteur discute un peu de ses sources, rassemble quelques notes en fin de volumes (sans les renvois) et une sélection bibliographique, on ne peut pas qualifier cette bibliographie de scientifique. Mais c’est tout de même fait avec sérieux et cela a l’avantage d’être très agréable à lire, à deux doigts du prenant. Il y aurait un film basé sur ce livre en préproduction. L’auteur ne limite pas son propos à J. Petrosino mais possède une bonne connaissance du contexte historique et criminologique du début du XXe siècle. On voit même passer une citation de H.P. Lovecraft p. 17.

Un très bon aperçu de la vie de l’immigré italien à New-York au début du XXe siècle.

(des réactions contrastées face au terrorisme en 1905 …7/7,5)

The Man Who Deciphered Linear B

The story of Michael Ventris.
Biographie du déchiffreur du Linéaire B par Andrew Robinson.

Ph’nglui mglw’nafh Cthulhu R’lyeh wgah’nagl fhtagn !

En 1900, à Knossos en Crète, l’archéologue Arthur Evans fouille un palais dit minoen. Au cours de ses travaux, il met au jour plusieurs tablettes d’argiles inscrites. Rapidement, il conclut à la présence de deux types distincts d’écritures, jusqu’alors inconnus : le Linéaire A et le Linéaire B. A. Evans ne peut rapprocher aucun langage connu de ses trouvailles et ne peut au cours des années qui suivent (il meurt en 1941) arriver à aucune conclusion étayée dans ce domaine, même si le Linéaire B semble être beaucoup plus prometteur que le A en termes de compréhension. A la différence des hiéroglyphes égyptiens, aucune inscription bilingue n’est découverte à Knossos, ni ailleurs, et ce jusqu’à nos jours. On ne sait même pas en 1900 quel est le type d’alphabet employé : consonantique, avec des voyelles, syllabique, logogrammique ? La clef, s’il en est une, ne peut être trouvée que de manière inductive, par recoupements entre les tablettes.

En 1936, l’état de l’art a peu évolué et différentes théories s’affrontent toujours. A. Evans, souhaitant être le premier à percer le secret des tablettes, n’a publié que six des textes mis au jour (p. 23). Le jeune Michael Ventris, 14 ans, fils d’un colonel britannique et d’une mère passionnée d’art, visite une exposition consacrée aux civilisations grecque et minoenne à son école. A. Evans est présent, présente une tablette et insiste sur ses vains efforts pour la lire. Le jeune Michael montre son intérêt, un intérêt qui le poursuivra toute sa vie. Quatre années plus tard, il publie son premier article sur la question dans la revue American Journal of Archaeology (p. 33). Malgré un don des langues (il en pratique une dizaine), M. Ventris ne se dirige pas vers la philologie mais se destine à l’architecture. Les années de guerre (il est officier navigateur dans la RAF) freinent son cursus mais il est diplômé en 1948. Nouant des contacts dans le monde universitaire (pas toujours fructueux ni satisfaisants pour quelqu’un d’extérieur à ce monde), ayant accès à plus de tablettes (celles de Pylos, découvertes en 1939), affinant sa méthode et testant des combinaisons, l’avancée décisive est faite en juin 1952. M. Ventris a alors la preuve que le linéaire B est bien une forme archaïque de grec, ce que lui-même réfutait comme tant d’autres dans les années 1940 (p. 98). Il aurait tant aimé que ce soit de l’étrusque … Suivent un livre, des articles, de nombreuses conférences, une gloire internationale mais aussi une lassitude (le mystère n’est-il pas résolu ?) et l’envie de enfin pouvoir être complètement architecte. Il décède dans un accident de voiture en 1956, à l’âge de 34 ans.

Ce livre se démarque par une grande érudition dans le domaine de la découverte des langues anciennes (il y a de nombreuses comparaisons avec le déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens, des hiéroglyphes mayas ou du cunéiforme, comme à la p. 80 par exemple) et la proximité de l’auteur avec certains acteurs de cette aventure scientifique d’avant le temps de l’informatique. On peut lui reprocher son absence de notes mais l’auteur explique son choix en fin de volume (p. 160). Mais cela n’enlève pas une petite frustration … La variété des sources et leur nombre est néanmoins appréhendable à la lecture. C’est écrit dans un anglais très châtié, peut-être pour coller à l’époque et au niveau social de M. Ventris (sa mère possède des Picasso). La volonté de M. Ventris de faire coller le Linéaire B à l’étrusque est à notre sens expliqué de manière cohérente (se détacher d’un classicisme aryanisé dans les années 30 et 40, p.40, de manière plus émotionnelle que rationnelle) mais l’auteur peine à éclairer le lecteur dans la répartition entre logique et intuition dans la méthode employée pour le déchiffrement (p. 156 par exemple). Il est très souvent question du génie de M. Ventris mais l’explication nous semble toujours trop courte. La comparaison avec Champollion est toutefois intéressante (p. 12-13). Dans une conclusion générale, l’auteur démontre enfin que l’un des plus grands mérites de M. Ventris est d’avoir eu le courage et/ou la clairvoyance d’abandonner l’hypothèse qu’il chérissait depuis le début : le Linéaire B n’est pas de l’étrusque, c’est bel et bien du grec.

De nombreuses illustrations accompagnent le texte et chacun peut donc se faire une idée des difficultés mais aussi de voir certaines des étapes de l’avancement vers le déchiffrement. Des conseils de lecture et un index occupent la fin du volume.

(un dilettantisme assez appliqué tout de même …8)

L’origine religieuse des Droits de l’Homme

Essai d’histoire politico-religieuse de Valentine Zuber.

Parfois, il faut savoir muscler son jeu.

La proclamation de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en 1789 (DDHC), qui avait pour but de donner une nouvelle direction au droit en France, semble avoir eu bien plus de conséquences politiques que la prise de la Bastille. Et dès sa proclamation se pose la question de ses influences : les nombreuses déclarations de droits venues d’Amérique du Nord et les œuvres de Jean-Jacques Rousseau étaient évidentes à presque tous les observateurs de la fin du XVIIIe siècle, mais la question de l’influence de la religion y est déjà très débattue, autour d’un affrontement entre tenants de la théorie positiviste contre ceux des droits naturels (p. 8).

En 1789, l’article 10 de la DDHC est celui qui définit la liberté religieuse. Chacun est libre de sa conscience et de sa pratique, dans les limites de l’ordre public (un compromis p. 20). Mais pour certains participants au débat, la formulation laisse la porte ouverte à l’arbitraire ou définit une tolérance (par essence réversible) au lieu d’une véritable liberté (premier chapitre). Si le courant « philosophique » des révolutionnaires est celui qui est encore bien en lumière de nos jours (Lafayette écrit plusieurs déclarations avant 1789, p. 48), V. Zuber se concentre plus sur l’apport protestant (sortis de la clandestinité en 1787 seulement) et sur celui du clergé dit patriote (gallican), favorable à une catholicité nationale comme l’abbé Grégoire.

Plusieurs penseurs se penchent sur l’origine des droits de l’homme (second chapitre) et le premier d’entre eux est l’homme des deux révolutions, Thomas Paine. Ce dernier voit par ailleurs la Révolution de 1789 comme la première combattant une idée et non plus un despote (p. 49) et pense que les Droits de l’Homme sont naturels et que la religion n’est dangereuse que si elle est établie par la loi (p. 51-52). Le lien avec la Réforme est assez vite fait, au point que Edgar Quinet pense que la Révolution est une seconde Réforme qui a échoué (p. 66-67). Michelet de son côté voit la Révolution comme une religion nouvelle. Tocqueville prend le contrepied, en érigeant la religion comme nécessaire à la démocratie à l’exemple des Etats-Unis (« le despotisme peut être sans foi, pas la liberté » p. 83). Pour l’auteur, d’un point de vue historiographique, la politico-religiosité de la DDHC est communément acceptée avant que ne domine à partir de la fin du XIXe siècle en France une philosophie plus républicaine des Droits de l’Homme (p. 47).

Les religions elles-mêmes réagissent à la Déclarations (ou aux déclarations, puisqu’en 1948, l’ONU vote une Déclaration Universelle des Droits de l’Homme). Le protestantisme oscille entre une adhésion politique (mythe républico-calviniste d’une Réforme française, concept important après 1870, p. 156, mais critiqué par les nationalistes vers 1900, p. 95) et une critique théologique, puisqu’une origine divine des Droits de l’Homme est difficile à mettre de côté de manière complète. Du côté catholique, l’opposition romaine est frontale et totale  et les tentatives libérales françaises y sont très mal reçues. L’affaire Dreyfus fait bouger les lignes et une sorte d’acceptation catholique, toujours partielle, se fait après 1945 (p. 248). Les droits de Dieu ont toujours la prééminence, et pour l’auteur, les années 1980 voient un retour des doctrines préconciliaires (p. 256 et p. 299 sur l’état actuel). Le chapitre s’achève avec une courte excursion en Orthodoxie (une prise en compte récente avec de nombreux caveat p. 267) et, très rapidement, dans le monde musulman.

La conclusion, après 270 pages de texte, expose la pensée de l’auteur de manière assez ouverte.

L’ouvrage est bien entendu très érudit mais les notes pourraient parfois être plus explicites (la note 26 de la p. 151, concerne un mauvais choix de date mais qui n’est pas expliquée). Le déséquilibre entre les parties (la seconde étant bien plus importante) n’est pas gênant, portant l’accent sur la réception des déclarations que sur leurs origine (démentant donc un peu le titre). La conclusion demanderait cependant une discussion approfondie, de par les choix qui sont effectués. Sur « l’intervention occidentale » (p. 279-280, le terme étant lui-même très discutable) en 2003 en Irak où les actes sapent les discours, l’auteur confond par exemple moyens militaires et de police. Mais cette conclusion a la vertu de ne pas avancer masquée, tout en étant bien démarquée du reste du texte.

Mais il faut tout de même faire le constat que dans la critique contemporaine des Droits de l’Homme (qui parle encore du texte ?), la critique religieuse est extrêmement minoritaire en France. Mais si l’on cherche bien, pas encore totalement disparue.

(le jacobinisme ne ferait que remplir le vide de la monarchie p. 99 … 7)

The Archaeology of Etruscan Society

Essai d’étruscologie de Vedia Izzet.

Peau, pot et Pô.

Dans cet essai, Vedia Izzet (qui enseigne à Southampton) s’est donnée pour objectif de lier différents aspects de la culture matérielle étrusque par le concept de confins, d’interfaces (p. 31) et d’étudiers les changements qui ont lieu dans la culture étrusque à la fin du VIe siècle. Elle progresse ainsi du plus petit vers le plus grand, commençant avec les miroirs pour aboutir au grand large du commerce international dans l’espace méditerranéen.

Mais avant cela, V. Izzet pose son cadre méthodologique, et ceci de manière très approfondie dans le premier chapitre. Il est fait appel de manière très forte aux sciences sociales (sociologie du réseau, ethnologie). Cela a pour corollaire un hypercriticisme envers les sources écrites (puisqu’elles sont toujours écrites par des non-étrusques), qui concoure à conduire, selon l’auteur, l’étruscologie hors de l’archéologie classique (p. 10-15). C’est une vue qui se défend (et semble se retrouver de plus en plus, bien entendu chez les anglo-saxons, plus sensibles historiographiquement à la proximité avec l‘ethnologie), visant à ne plus voir les Etrusques comme coincés entre les Grecs et les Romains, la cinquième roue du carrosse et de simples transmetteurs idiots d’une culture grecque supposément supérieure. V. Izzet propose aussi de se défaire du biais funéraire et d’une vision trop marquée par l’histoire de l’art (forte critique du Corpus Speculorum Etruscorum p. 17). De manière générale, elle constate une absence de réflexion sur le pourquoi des évolutions (p. 19), trop souvent ramené à des influences étrangères (p. 20-21). Si l’on peut ne pas être en accord avec tous ces choix méthodologiques, c’est très solide de ce côté-là, non seulement dans ce premier chapitre mais aussi dans tous les suivants.

Le second chapitre initie la série d’études avec les miroirs, une grande spécialité étrusque. Ils sont considérés non seulement pour leurs revers historiés mais aussi pour leur qualité d’objet usuel (ce qui est, il faut en convenir avec l’auteur, moins fait), dialoguant avec celui, homme ou femme, qui le tient. L’étude dans ce chapitre se base sur le principe du corps modelé socialement (la peau sociale p. 49, avec son apprêt, les vêtements etc.), qui prend place dans un cadre de possibles sociaux. Du point de vue des sources, l’auteur rappelle qu’environs 4000 miroirs étrusques ont été retrouvés, dont seulement quatre dateraient d’avant la fin du VIe siècle et dont la moitié ne sont pas gravés. Mais si la conscience des corps et l’idée de beauté existe avant le Ve siècle, comment expliquer l’essor de la production à ce moment -là ? De plus, de nombreux miroirs comportent des scènes de parement, renvoyant au porteur dudit miroir. L’auteur, évidemment, cherche ses arguments dans les études de genre mais ses comparaisons risquent beaucoup l’anachronisme. De même, certaines analyses n’arrivent pas à convaincre (l’objectivation de deux danseuses p. 69 par exemple ou sur le sens de la nudité et de l’habillage, à la même page ou les exagérations des p. 71-73). Il arrive même que l’auteur puisse se contredire, parlant de choix de genre d’abord mais n’évoquant que la passivité féminine. Une comparaison entre ce que V. Izzet dit de la femme étrusque et la place de l’épouse du suzerain dans l’amour courtois aurait été intéressant … Par contre elle explique lumineusement la mécanique du parement, fait de soustractions chez l’homme (nudité) et d’addition chez la femme (p. 81). Il faut donc, pour l’auteur, bien prendre en compte les deux surfaces du miroir et leurs interactions.

Le troisième chapitre poursuit son parcours scalaire en passant à l’architecture funéraire. Le mouvement qui a lieu voit la disparition des grandes tombes à tumulus (il y a une critique des termes latins et grecs employés pour les descriptions) pour laisser la place à des tombes plus standardisées (comme à Orvieto). V. Izzet détaille d’abord les entrées des tombes (en théorie l’auteur ne veut étudier que Cerveteri, mais les exemples sont situés dans toute l’Etrurie), puis les différents types de structures avant de passer aux décorations (sculptées ou peintes). Les tombes entièrement peintes représentent à peine 2% de l’ensemble (p. 111). L’organisation des nécropoles évolue elle-aussi, avec une place laissée libre à la possibilité de rassemblement, comme une place urbaine, accompagnée d’une plus grande rationalisation de l’espace et une fin de l’orientation générale vers le nord-est des tombes (p. 118-119). Petite nouveauté, il a été prouvé la présence de tentes devant les tombes, vraisemblablement lors des funérailles (p. 112-113). L’auteur pense que c’est lié aux peintures à l’intérieur, mais il faut avouer que ce n’est pas entièrement convaincant.

Le chapitre suivant reste à la croisée des mondes puisqu’il prend en considération les sanctuaires. Il y a une très claire monumentalisation des sanctuaires à la fin du VIe siècle (p. 128), sans pour autant un abandon de sanctuaires plus anciens sans structures pérennes (comme le Lac des Idoles par exemple). V. Izzet détaille la forme que prend ce nouveau type de sanctuaire en se penchant sur le temple sous toutes ses facettes. Le maître mot, assez contestable, est que tout y a une signification (p. 122), mais lier la décoration à on emplacement sur le bâtiment n’est de loin pas sans intérêt.

Tant que l’on est dans l’architecture, restons-y avec l’architecture domestique (cinquième chapitre). L’objet de l’étude est ici le passage des huttes avec leurs murs courbes aux maisons intégrées dans les insulae, et donc aux murs droits et à des dimensions prédéfinies. La difficulté du corpus documentaires se niche ici dans le fait que de très nombreuses villes étrusques, et bien évidemment parmi les plus importantes, sont aussi le site de villes médiévales, modernes et contemporaines. L’étude s’en trouve fortement limitée. Ce chapitre est hélas miné par une contradiction (p. 147) : l’étude se veut non-chronologique mais elle l’est tout de même. Si l’on ajoute à cela la désagréable impression que certains auteurs cités semblent découvrir l’eau tiède (toujours p. 147), qu’il est questions de facteurs socio-culturels du changement qui ne sont jamais précisés (p. 152) et que le concept de non-maison est des plus flou (p. 151) et ne porte pas bien loin, cela fait de ce chapitre l’un des moins bon du livre.

Le chapitre suivant élargit encore le champ pour se placer au niveau des cités. Il est question de territoires, délimité par des forts ou des sanctuaires mais l’auteur développe aussi un point de vue non rituel des via cave (p. 193) et s’attarde sur des questions très britanniques de paysage avec les modifications causées par les canalisations (jusqu’à 600m de long à Véies au VIe siècle, p. 196) ou les routes (p. 195). Les constituants de la ville ne sont pas pour autant oubliés tout comme l’interface entre ville te campagne (p. 189). La vision d’une antiquité italienne non romaine très rurale en est assez chamboulée : dans la vallée de l’Albegna au VIe siècle, on compte 70% d’urbains (p. 206).

Le septième et dernier chapitre est peut-être le meilleur du volume. Comme couronnement, il donne au lecteur un aperçu des échanges méditerranéens (où la Grèce n’est pas le centre de tout) et à la place de l’Etrurie dans ceux-ci. La Grèce donc, ou plutôt les différentes cités grecques, mais aussi l’Italie et ses composantes. La côte levantine est elle aussi brièvement abordée, après avoir fait un très utile rappel historiographique. La conclusion de ce chapitre sert de conclusion générale, résumant la pensée de l’auteur, avant de passer à bibliographie imposante (plus de 70 pages !) et un index.

Au bilan, ce livre, aux larges ambitions tout en n’étant pas un manuel peine à atteindre ses objectifs. Pour le lecteur, les causes des changements listés au VIe siècle restent floues. Certains thèmes sont bien traités, d’autres ont du mal à emballer le lecteur. Parmi les points les plus intéressants figure celui sur l’alphabétisation féminine, mais qu’il faut mettre en regard avec le taux moyen d’alphabétisation (si l’on suit L. Shipley, comme ici). Il manque souvent des datations (pour les illustrations par exemple) et V. Izzet abuse de références plus tardives pour prouver ses dires. On peut aussi regretter que Charun soit qualifié de divinité p. 90, alors que c’est clairement un démon.

Mais ce qui reste le plus handicapant, c’est le système de références et de notes dans le texte (dit système Cambridge) qui empêche une lecture fluide, et qui, quand manquent les numéros de page auxquelles est renvoyé le lecteur, limite la reproductibilité scientifique. Et comme la bibliographie le montre, V. Izzet n’est pas avare en références …

(particulier cette disparition des plaques architectoniques domestiques après le VIe siècle p. 163 …6,5)

Le soldat XXe-XXIe siècles

Recueil d’articles sur la condition militaire édité par Francois Lecointre.

Parfois chaud.

Ce volume rassemble 24 articles de 18 auteurs différents parus initialement dans la revue Inflexions, une revue éditée par l’Etat-Major des Armées et dont Francois Lecointre a été le directeur entre 2015 et 2017 avant d’être appelé à de plus hautes fonctions.

L’ouvrage est agencé en trois parties traitant d’abord du soldat, puis du combat en enfin du retour. Mais avant cela, un avant-propos de l’éditeur, des notices biographiques et une préface ouvrent le ban. Dans la première partie, seul le premier chapitre s’intéresse au corps du soldat. Les autres chapitres s’intéressent plus à la psychologie du militaire mais sous plusieurs aspects. La bravoure et le courage sont l’objet de trois chapitres, que ce soit en lien avec des batailles emblématiques (Camerone, Sidi-Brahim et Bazeilles) ou de manière plus abstraite, que ce soit sur le champ de bataille ou comment le courage se construit. Puis suivent quatre articles sur la dissidence, la désobéissance et la légalité des ordres (avec comme exemples principaux 1940 et 1962.  La première partie est complétée par deux articles sur l’autorité, d’un point de vue de la sociologie des organisations et avec De Lattre comme exemple d’autorité faisant plier les évènements en Indochine.

La seconde partie commence avec un article qui traite du soldat augmenté (de manière additionnelle ou invasive) et de ce que son auteur appelle la tentation de l’hybris. Suivent deux témoignages plus personnels sur ce qu’est un ennemi et sur la gestion psychologique du siège d’un poste français de la Forpronu en 1995. Puis est reproduit en version abrégée le témoignage de Michel Goya sur la lutte contre les snipers à Sarajevo en 1993. L’article suivant rentre en profondeur dans les nécessités du contrôle des foules par les forces armées françaises en opérations, à bien différencier du maintien de l’ordre pratiqué par la gendarmerie (p. 253), et qui s’avère crucial à la réussite des missions contemporaines (sous l’œil de caméras avides d’images croustillantes). En suite le lecteur peut à nouveau lire un témoignage, celui de l’éditeur du volume sur l’assaut du pont de Verbanja en 1995. Autre continent, autre époque pour l’avant dernier article de la partie qui a pour objet le difficile équilibre à maintenir entre deux factions sur le terrain avec l’exemple centrafricain en 2014. Il revient à M. Goya de conclure cette partie avec une réflexion sur l’influence de la technologie et de la guerre en réseau au combat, et surtout ses limites.

La dernière partie est ouverte par un article sur l’usage des décorations, entre mémoire, justice, symbolique et mésusages. Mais le retour du combattant n’est pas toujours complet comme le démontre l’article suivant, ou plus exactement, le combattant peut amener avec lui une partie de sa mission quand il revient à la maison. Le faire d’avoir tué peut lui occasionner des blessures psychiques, parfois mêmes des mois après l’évènement. Ceux qui sont restés (sa famille, ses camarades) peuvent en être eux aussi atteints (chapitre XXI). La question de la verbalisation de l’expérience est aussi le thème de l’article suivant (parole étouffée, refoulée, censurée). Phénomène devenu éclatant avec l’embuscade d’Uzbine en 2008, la judiciarisation du soldat (auparavant héros puis victime) progresse, comme veut le démontrer le chapitre suivant. La notion de pouvoir y est centrale. Le dernier article du livre se penche sur une armée qui disparait physiquement et donc symboliquement de l’espace publique français. L’indifférence de la société serait bienveillante envers les armées, mais c’est toujours de l’indifférence (et nous avons pensé p. 369, sur le thème de l’écoute, à N. Elias et son livre La solitude des mourants).

Les notes, un index et une table des matières complètent classiquement ce livre qui comporte 400 pages de texte.

De ces très bons articles, pas tous d’un égal intérêt à nos yeux (mais comment peut-il en être autant), nous aimerions en faire ressortir quelques-uns. Le premier est l’article de Rémy Porte sur les officiers face à la défaite de juin 1940, qui est un très bon article historique, très fouillé, sur les réseaux d’officiers, les moments de bascule et l’attentsime généralisé des officiers de l’armée d’armistice. Le second est l’article qui suit, sur deux figures et deux modes de désobéissance/dissidence avec les généraux Zeller et Pâris de la Bollardière. Un article très empathique avec une excellente compréhension du contexte. Les articles de Michel Goya sont aussi à signaler, et plus particulièrement celui sur De Lattre, qui démontre avec verve que les commandants de théâtre, à l’interface entre le politique et le militaire, ne sont pas interchangeables. L’article sur les décorations, classique dans sa théorie, va assez en profondeur, tout comme celui sur les aspects traumatiques de l’acte de tuer. De manière générale, la dernière partie de l’ouvrage nous a semblé la meilleure, même si chaque partie est d’une grande cohérence interne, avec des enchaînements bien pensés entre les différents articles.

Mais comme nous ne pouvons être content de tout, il faut noter quelques erreurs historiques : la Bérézina toujours présentée comme une défaite p. 61, le fait que la doctrine de 1918 soit celle de 1940 p. 27 (alors que M. Goya signe des articles dans le même livre) ou que l’illusion divine de Hernan Cortès soit le déclencheur des massacres p. 186). On disconviendra aussi le besoin de réciprocité devant le danger du combat (et donc une absence de continuum entre l’arc et le drone armé pour l’auteur p. 183-184), que la tradition soit temporelle p. 138 (se rapporter ici à M. Gauchet dans son analyse sur l’hétéronomie et l’autonomie) ou que les djihadistes du Mali n’en « auraient que le nom » p. 196.

Un bon livre sur ce qu’est qu’être militaire en France aujourd’hui.

(les articles sur la Yougoslavie rappellent le dévoiement du maintient de la paix dans les années 90 … 7)

Railways and the Formation of the Italian State in the Nineteenth Century

Essai d’histoire politico-économique des chemins de fer en Italie par Albert Schram.

J’aime quand un plan se déroule sans accroc.

Quatorze années après la première ligne anglaise, en 1839, la terre italienne entre elle aussi dans l’ère de la locomotion vapeur terrestre. Mais le plus étonnant, c’est que cette première n’a pas lieu dans le Royaume de Sardaigne, le plus avancé au plan organisationnel, mais dans le Royaume des Deux-Siciles, le moins avancé socialement. D’ailleurs ce premier tronçon relie Naples au palais royal de Portici … Mais très vite, la folie ferroviaire envahie toutes les parties et principautés italiennes et les projets fleurissent. Les réalisations prennent plus de temps. En 1842, la ligne Padoue-Mestre est inaugurée (en Vénétie autrichienne) et en 1853, au Piémont, Turin est relié à Gênes. En six ans, les lignes piémontaises auront rejoint toutes les frontières du royaume (suisse, française et austriaco-lombarde). Mais l’unification italienne, effective en 1860, fait naître d’autres horizons, rend caduques des lignes pensées comme internationales et fait apparaître de nouveaux besoins. Les réponses vont varier au gré des gouvernements … A. Schram embrasse toute cette période dans ce livre, en prenant en considération non seulement l’installation de ce nouveau moyen de transport en Italie, comment il est vu par les différentes entités politiques et son effet sur l’économie italienne.

Comme ce livre est tiré d’une thèse, il est assez normal qu’il débute par une mise au point historiographique (sans doute très réduite par rapport au texte d’origine). Puis, dans un premier chapitre, A. Schram plante le décor en analysant les différentes conditions faites a chemin de fer en Europe et aux Etats-Unis : influence minimale de l’Etat au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (où subventions ou achat de terres sont très rares) ou la nationalisation en Prusse en 1879 par exemple. Les considérations stratégiques sont très fortes pour les Etats de l’Europe continentale (et les campagnes des différentes guerres d’Indépendance italienne ont montré l’importance du train pour les mouvements de troupes), et cela a une influence sur la capitalisation des compagnies et leurs actions en cas de conflit (p. 15). L’auteur détaille aussi les deux lois majeures qui régulent le chemin de fer en Italie, à savoir celles de 1865 (portant sur l’investissement, l’expansion du réseau et la tarification) et de 1885 (nationalisation des infrastructures mais transport par trois compagnies privées avec participations étatiques avec pour objectif d’unir le Sud au Nord du pays). En 1905, ces trois compagnies sont nationalisées devant leur incapacité à offrir un service de qualité. Conséquemment, l’auteur propose (p. 25-26) quatre phases dans le développement du chemin de fer transalpin : de 1839 à 1865 (compagnies privées et étrangères et un réseau principalement construit entre 1861 et 1865), de 1865 à 1885 (cinq compagnies privées et la compagnies piémontaise est privatisée et acquisition des infrastructures à partir de 1878), puis de 1885 à 1905 (répartition géographique stricte des compagnies, seconde vague de constructions entre 1885 et 1890) et enfin de 1905 à nos jours.

A. Schram met en lumière la multiplicité des approches dans les différents Etats italiens d’avant 1860. Dans le royaume lombardo-vénète, la ligne Milan-Monza (ouverte en 1840) est la seconde construite dans l’empire d’Autriche (p. 35) et la première ligne piémontaise n’est ouverte qu’en 1848. Ces Etats se concertent dans des conférences, avec pour but d’ouvrir des lignes les reliant entre eux. Si la Toscane est un peu à la traine, les Etats pontificaux bénéficient de l’expérience française (avec ses objectifs stratégiques propres de garnison) après avoir échoué à imposer son plan de lignes à bâtir en premier aux potentiels investisseurs (sans garanties tarifaires p. 38). Mais l’auteur montre aussi les grandes difficultés économiques que rencontre le rail italien : en 1875, un km de rail rapporte 18 700 lires en Italie, pour 55 962 lires en Grande-Bretagne et 42 000 en France …

Ces comparaisons sont très présentes dans cet ouvrage, qui se trouve être un bon mélange entre histoire politique et économétrie (consciente de ses limites). On en retrouve beaucoup, avec plusieurs tableaux, dans le second chapitre. La comparaison entre les différents réseaux nationaux européens s’y poursuit (même s’il n’y a aucune définition de l’Allemagne, qui peut désigner des agrégats très différents entre 1840 et 1900, p. 69), avec une analyse des marchandises transportées par km de voie, leur nombre pour 1000 habitants ou encore la densité du réseau ou sa répartition par région. Pour A. Schram, ces analyses montrent que l’unification économique a été trop rapide pour l’économie du Sud qui n’a pas eu le temps de s’adapter. Les acteurs économiques du Mezzogiorno, et principalement ceux de l’industrie, n’étaient pas prêts devant les importations du Nord (p. 83-84) mais que cela ne conduit pas pour autant tout de suite à l’émigration de ces mêmes populations : Celles-ci ne partent d’ailleurs qu’une génération plus tard, dans les années 1890, bien après les habitants de la Vénétie (p. 85-86), qui n’avaient pas profité des investissements de 1860 à 1865 puisque toujours possession autrichienne. De ce fait, l’auteur combat l’idée (une fin de comète en 1997 quand paraît ce livre) que le Nord a colonisé le Sud (dont l’espace est organisé de manière bien différente, p. 87 et qui a reçu plus d’investissement, p. 161). Pour lui, le développement du Nord s’est fait avec ses propres forces (p. 96, comme un petit pays p. 160), pour qui tout n’était pas rose non plus (plus de maladies et de malnutrition en Toscane qu’en Campanie par exemple).

Pour finir, dans un troisième chapitre, A. Schram s’intéresse au trafic. Du fait de la tarification aux mains de l’Etat après 1885, la modulation des tarifs des compagnies privées était presque impossible, ce qui défavorisait les régions déjà moins favorisées. Mais en plus, couplé au système de subventions, si la construction de nouvelles lignes était encouragée, leur utilisation ne l’était pas. Passé un certain trafic, le ligne redevenait déficitaire (p. 120-122) … La présence de lignes dites internationales renforçait ces inégalités territoriales, en vertu d’accord commerciaux internationaux. Selon que le point d’arrivée était sur la ligne internationale ou pas, le prix du transport pouvait doubler (p. 126). Par conséquent, des entreprises déménageaient pour profiter de ces prix plus bas … L’auteur propose ensuite quelques comparaisons, qui montrent aussi les limites rencontrées par le chemin de fer. Le cabotage (qui bénéficie lui aussi des apports de la vapeur), très présent dans le Sud avec ses grandes villes côtières, restait bien plus efficace pour le transport de marchandises entre ces mêmes villes. De même, les liaisons internationales, vers la France, l’Autriche et la Suisse, ne profitent pas vraiment à l’Italie (sauf peut-être pour les productions horticoles du Sud). Le transport par la route lui-même n’est que progressivement éliminé des axes desservis par le train et se réfugie sur les axes secondaires. Sur la ligne Milan-Venise (265 km, précédée comme souvent par une ligne télégraphique), en 1855, le train met 12 heures et 35 minutes tandis que la diligence a besoin de 13 heures. En 1861, on passe à 10 heures et 16 minutes (soit 25 km/h). En 1880, la vitesse atteint les 38-45 km/h et en 1889, elle atteint 48 km/h. Mais sur toute la période, il n’y a que deux trains de passagers par jour (p. 149) …

Dans la partie sur l’effet du chemin de fer sur l’économie italienne, tout n’est malheureusement pas clair, ou manque peut-être d’explications supplémentaires (qui étaient peut-être dans la thèse). Ainsi , sur les industries qui se rapprochent de leurs marchés mais qui en même temps peuvent s’éloigner de leurs sources d’énergie (p. 155), il manque des éléments explicatifs. Où peut se relocaliser une scierie ayant besoin de bois et de houille blanche ? La conclusion de ce troisième chapitre est par contraste d’une très grande clarté, tout comme la conclusion générale de ce livre : devant importer tout ce qui était nécessaire à la construction d’un réseau, rails comme matériel roulant, l’Italie n’était manifestement pas prête pour la révolution ferroviaire (p. 162). Suivent en fin de volume une bibliographie et un index.

La multiplicité des approches est le grand point fort de cet ouvrage bien construit. Passant aisément de statistiques sur les tonnes transportées aux discussions entre actionnaires de compagnies de chemin de fer, A. Schram (à la vie universitaire pour le moins variée et parfois même déplaisante comme le montre son blog) produit ici un livre qui se lit avec plaisir parce qu’il sait cultiver la curiosité du lecteur et que l’auteur sait regarder autour de son sujet (le cabotage). Les illustrations auraient pu mériter encore un meilleur traitement, avec des cartes plus lisibles. La masse de documents consultés a bien entendu été grande et vraisemblablement éparpillée et au vu d’une remarque en note sur le développement des feuilles de calcul, beaucoup de calculs statistiques ont dû être fait de manière artisanale (le travail de recherche a été fait au début des années 90). Il est quelques petites erreurs, comme par exemple parler d’un empire austro-hongrois avant 1867 (p. 37), mais comme souvent, ce sont des épiphénomènes dans un livre qui en plus de faire mieux connaître l’installation du train en Italie éclaire de manière inattendue les différents Etats d’avant l’union.

(la ligne Gênes – La Spezia ouverte en 1970, p. 109,  est souterraine à 60% … 8)