Le Cid

Tragi-comédie classique de Pierre Corneille.

Jeune, mais pas trop immaculé !

Là encore, un classique qui ne nous est pas tombé dessus durant la scolarité, que nous voulons lire depuis des années, qui attend son heure sur l’étagère. Et comme Phèdre était rudement bien … Vint le moment propice, l’inspiration et la main qui dit « pourquoi pas « !

Don Rodrigue doit venger l’honneur de son père Don Diègue, souffleté par le Comte de Gormas. Ce dernier est le père de Chimène, qui justement aime passionnément Don Rodrigue et qui lui rend bien. Don Rodrigue, dont « la valeur n’attend pas le nombre des années » tue le Comte. Pour sauver l’honneur familial (et le sien), il perd Chimène. Du moins le pense-t-il. Chimène n’en est pas sûre non plus … Surviennent quelques Mores voulant s’emparer de Séville. Avec quelques hommes (entre 500 et 3000, selon la police ou les manifestants), Don Rodrigue les repousse et fait prisonnier deux rois. Le roi de Castille ne peut plus condamner celui qui est devenu de sauveur du trône, nommé El Cid par ses adversaires. Don Rodrigue souhaite-t-il toujours mourir ? Chimène veut-elle toujours occire Don Rodrigue mais ensuite ne pas lui survivre ? Don Rodrigue n’a-t-il pas in fine fait ce que Chimène attendait de lui et pour cela l’aime encore plus ?

Ce qui est le plus impressionnant après la lecture de la pièce, ce n’est pas son style (Phèdre nous a semblé plus robuste, plus définitif par exemple) mais sa postérité. Il nous a semblé que la moitié de la production littéraire francophone qui lui fait suite doive quelque chose à cette pièce. Le fait que la Comédie Française ait joué la pièce plus de 1500 fois entre 1680 et 1970 y est sûrement pour quelque chose (cause et conséquence ?). Une scène sur deux, il y a un vers ou une action qui appartient au patrimoine de la langue française !

Le texte que nous avons eu entre les mains était accompagné d’un commentaire de Jean Serroy composé d’une introduction (les différentes versions de l’œuvre, de la tragi-comédie en 1637 à la tragédie de 1682, p. 24-29), de notes infrapaginales, d’une chronologie, d’un comparatif entre les versions du texte et d’une analyse des diverses productions et mises en scène sur plus de trois siècles. Toutes ces adjonctions sont du plus haut intérêt (la chronologie montre très bien les effets de génération ou encore les hiatus dans la production de Corneille), sauf peut-être le lexique, sûrement à destination d’un public collégien. Malheureusement, cet accompagnement date du début des années 1990 et le « moderne des années 70 » a lui aussi un peu terni. Une petite actualisation ne ferait donc pas de mal, la production d’une telle œuvre ne s’étant pas arrêtée.

Mais le grand plus de cette édition, c’est que le commentaire même de l’auteur fait suite à la pièce, en deux partie : un Avertissement et un Examen (que Corneille a écrit pour beaucoup de ses pièces). L’auteur y explique ses choix, les difficultés rencontrées lors de l’écriture (avec les préceptes d’Aristote mais aussi les règles classiques d’unité de temps, de lieu et d’action), les sources d’inspiration (jamais cachées par Corneille, accusé en son temps de plagiat) et ce que les premiers spectateurs n’auraient pas remarqué comme éventuelles « faiblesses scénaristiques ».

Il y a encore beaucoup à rattraper …

(une pièce sur le fil p. 34, à de nombreux points de vue … 8,5)

La Grande Illusion

Comment la France a perdu la paix 1914-1920
Essai d’histoire diplomatique de Georges-Henri Soutou.

Presque aucun gagnant.

La crise européenne de juillet 1914 ne prend pas fin comme ses devancières du Coup d’Agadir (en 1911) ou des guerres balkaniques des années 1912-1913. Les conseils de prudence ou de modération dans les deux grandes alliances du continent (Triplice et Triple Entente) au cours de ces crises se sont transformés en soutiens, par peur que la retenue mène à la dissolution de l’alliance et à un isolement dangereux. Et dans la situation où le premier pays qui arrive à générer des forces par la mobilisation et à les acheminer le plus rapidement à ses frontières acquiert un avantage tactique déterminant, l’atermoiement est un danger bien trop grand.

En juillet 1914, la Serbie repousse l’ultimatum austro-hongrois (plus précisément le seul point attentatoire sa souveraineté) et la Russie fait monter la pression en faveur des Serbes. La France ayant besoin de la Russie pour occuper l’Allemagne à l’Est, elle s’oppose au mieux mollement aux initiatives russes. Schéma identique en Allemagne en soutien de la double monarchie. Les troisièmes membres (Royaume-Uni et Italie) des deux alliances sont plus réservés. Les Britanniques ne prennent définitivement position qu’avec l’invasion de la Belgique neutre par l’Allemagne et l’Italie négocie son changement de camp en 1915.

Le Concert des Nations du Congrès de Vienne n’existe plus et la logique d’alliance née de la guerre industrielle prend le pas, mais ce ralliement de l’Italie à la Triple Entente, comme l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1917, démontre que la diplomatie reste un levier même après le début des combats.

Se plaçant du côté français, le livre analyse les aspects diplomatiques de la Première Guerre Mondiale jusqu’en 1920 en débutant avec l’état des lieux des années 1910, entre des objectifs d’encerclement de l’Allemagne (l’opinion majoritaire dans les cercles gouvernementaux français) et des tentatives de rapprochement avec l’ancien ennemi. La question de la Belgique, cruciale en cas de guerre, est aussi débattue. L’été 1914 est un chapitre en soit entre chèque en blanc français aux Russes (p. 56), la mobilisation secrète en Russie et les regrets ensuite. Le chapitre suivant décrit les relations aux pays neutres qui prennent en importance une fois acté que la guerre prendra plus que quelques mois, mais aussi à la coordination nécessaire entre Alliés, notamment en ce qui concerne les buts de guerre (progressivement élaborés jusqu’en février 1917, et ce n’est pas toujours le ministre qui décide p. 126). Ces mêmes buts de guerre sont ensuite détaillés : la question de l’unité allemande, les nationalités à libérer (mais sans Anschluss p. 324!), un nouveau système international et les buts de guerre économiques. En 1917 prennent aussi place des négociations secrètes dans un contexte de guerre sous-marine et de révolution en Russie, passant souvent par la Suisse, mais qui n’aboutissent pas (sixième chapitre).

Vient ensuite 1918 et les avancées alliées vont réactualiser la question des nationalités (pas toujours en suivant les principes wilsoniens). Les armistices ne sont pas de simples pauses dans les combats mais engagent déjà l’avenir. Hélas les traités de paix de 1919 et 1920 ne concrétiseront de loin pas tous les objectifs français. La rive gauche du Rhin n’est pas sous domination française, pas plus que la Belgique et ni la Sarre ni le Luxembourg ne sont rattachés à la République. En Europe centrale, Paris réussit néanmoins à enserrer l’Allemagne dans un réseau d’alliés aptes en théorie à se défendre (Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Roumanie et Pologne, mais qui ont aussi leurs frontières historiques p. 360 comme sources de tensions). Mais surtout, devant les réticences des Alliés à aider économiquement à la reconstruction de la France et à garantir sa sécurité (les Etats-Unis ne ratifient pas le Traité de Versailles, p. 337-338), il faut penser à devoir revoir l’Allemagne comme un partenaire économique, pas forcément majeur mais néanmoins utile (sans parler du danger communiste). En fin de compte, le Concert des Nations de 1815 est revenu mais dans une forme beaucoup plus faible (pas de négociations avec les vaincus, wilsonisme déstabilisant mais un Traité de Versailles très dynamique dans ses effets). Les millions de morts de la guerre vont grandement peser sur les deux décennies qui suivent. La démocratie libérale qui était sensé avoir gagné en 1918 allait prendre de plein fouet la crise de 1929.

L’auteur ne se cache pas longtemps : il prend le contre-pied de ce que J. Keegan a pu faire. On ne sera pas ici au ras des tranchées ou dans ce que renifle le fantassin mais au niveau où les choses se décident. Le taxi de V. Zelensky a son importance, surtout qu’il ne l’a pas pris. Les chapitres sont assez autonomes, avec quelques rappels, dont certains sont même des reproductions à l’identique de paragraphes entiers. Sont-ce là les traces d’un cours qui a existé avant le livre et qui pourrait aussi expliquer certaines interventions plus personnelles de l’auteur (p. 67 ou p. 156 par exemple) ? Il y a à l’opposé peu de notes infrapaginales et quelques cartes, les sources et la bibliographie étant à l’évidence très indicatives : là encore, une question de format voulu par l’éditeur.

Le tout se lit avec une grande aisance, malgré les évolutions historiques parfois très ramassées et compliquées. On y retrouve tout ce qui fait le style de l’auteur, avec un discours acéré, une vive volonté de précision et une idée pédagogique de la formule choc. Surtout il combat avec succès l’idée que l’on peut se faire (et que nous nous sommes aussi faite) en ne suivant que les opérations militaires, passant de la Marne à la Somme et aux Dardanelles sans avoir aussi conscience de la stratégie de la France et des Alliés et dans ce cas, de l’action diplomatique. Il y a Union Sacrée, mais J. Caillaux, député et ancien président du Conseil, est emprisonné en janvier 1918 parce qu’il souhaitait une paix négociée. Les combats ne cessent pas, mais il y a des timides tractations (avec très peu de chances de succès dès le départ) dans le but d’arrêter le massacre. Le gouvernement annule l’offensive Nivelle en 1917 avant que Poincaré, président de la République, ne cherche à la rétablir (p. 215). Tout cela a été écrasé par le mythe tout entier tendu vers la Victoire (et elle seule) après la Guerre mais G.-H. Soutou rappelle que la politique n’a pas disparu pendant la Première Guerre Mondiale.

(en 1916 avec la conscription britannique et les difficultés russes, la guerre passe d’une affaire essentiellement franco-russe à une affaire franco-britannique p. 77 … 8,5)

Ces guerres qui nous attendent

Scénarios d’anticipation militaire par l’équipe Red Team.

Un air d’espadon.

Dans les simulations militaires, l’adversaire (dénommé Rouge) est appelé à faire preuve de beaucoup d’imagination pour permettre aux Bleus de se préparer au non planifié. Reprenant l’esprit et les noms (tiens, il n’y a plus de loi Toubon?), le Ministère français des Armées a proposé à une équipe de militaires, d’écrivains et d’illustrateurs de réfléchir à divers scénarios prenant place dans les quarante ans à venir. Ces scénarios ont pour cadre des développements dans l’environnement géopolitique de la France, où les forces armées sont impliquées. Si les militaires sont pseudonymisés sur la quatrième de couverture, il y a quelques noms connus du côté des écrivains avec Laurent Genefort et Xavier Mauméjean. Des scénarios élaborés conjointement, quatre sont présentés dans ce court livre de 220 pages, sans que l’on sache qui en sont les auteurs.

Le premier scénario postule l’émergence d’une nation pirate, présente sur toutes les mers du globe et née en partie du refus du puçage généralisé des individus (faisant suite aux premières expériences réalisées lors de l’épisode du covid). Ces pirates en viennent à attaquer le centre spatial de Kourou, mettant en péril l’installation de l’ascenseur spatial français.

Le second scénario reste dans la thématique piraterie, avec l’installation sur les côtes de l’Afrique du Nord (mais pas que) de groupes pirates puissants s’attaquant aux différents navires passant devant les côtes. De naufrageurs ils deviennent aussi hackeurs en s’attaquant à l’interface neuronale qui lie les marins aux embarcations. A tel point qu’un officier se retrouve infecté et fait ouvrir le feu sur d’autres navires d’escorte. Et comme tout est automatisé … La crise de confiance qui en résulte est énorme.

Le scénario suivant se base sur l’existence de différentes bulles de réalité, des espaces sûrs, accessibles aux influences organisées et qui délitent les liens sociaux à grande échelle. La Nation n’existe plus, seules restent les tribus. Le pays le plus touché est la Grandislande et la ville de Grand-City (traversée par la rivière Timide …) fait sécession du pays. Pour évacuer ses citoyens, la France y intervient avec l’Opération Omanyd. Mais en parallèle le contexte sanitaire se dégrade … Beaucoup de défis quand il s’agit de rapatrier 200 000 personnes.

Le dernier scénario du livre met en scène l’opposition entre Troie et la Ligue Hellénique. Une minorité troyenne fait sécession en Thrace et c’est la guerre à coup d’armes hypervéloces. Des hyperforteresses voient le jour, seules à même de contrer ces menaces mais immobilisant les bulles de protection devant les besoins énergétiques et logistiques de tels monstres.

Avec de tels littérateurs dans l’équipe, on était en droit d’attendre des textes bien troussés, ou au minimum bien agencés. Hélas, on est plus dans une suite de notes (sauf le texte sur les carnets d’un ethnologue intégrant la P-Nation qui sort vraiment du lot). Mais la réflexion sous-jacente reste intéressante. Le scénario 1 fait immanquablement penser au film Waterworld, avec des libertaires qui se transforment en organisation armée ou en société post-moderne à tendance woke.

Le second scénario, avec un arrière fond anticolonialiste dans des Etats faillis, bénéficie aussi d’un texte mieux fait avec l’interview de l’initiatrice du mouvement pirate (p. 97). Le troisième scénario nous semble plus capillotracté, avec une sortie des Balkans (à l’unité peu évidente …) de l’Union Européenne sous influence de la Grande Mongolie. Comme dans les deux précédents scénarios, la part dévolue à la sphère informationnelle est très grande, signe que ce qui se passe au Mali et en Centrafrique fait réfléchir. Bon, le covid aussi … Le dernier scénario est le plus abstrait (voire pas clair pour le no man’s land entre les hyperforteresses p. 207). Il développe par contre de belles choses, comme les « murs numériques » qui continuellement rétrécissent (p. 192).

On remarquera de manière générale l’absence dans la sélection d’éléments en rapport avec le nucléaire. La dronisation du monde est par contre très avancées dans tous les scénarios à horizon quarante ans. Présupposé déterminant dans le déroulement des scénarios, le cadre moral reste celui de la fin du XXe siècle. Il est difficile de dire si les auteurs voient en cela une difficulté supplémentaire dans la conduite d’opération.

Facile à lire, avançant par touches dans un cadre chronologique flexible, ce livre de prospective polémologique offre un panorama très large, entre changements techniques et sociaux. Cerise sur le gâteau, l’aspect hard-SF de l’ascenseur spatial fait tout de même rêver. Tout n’est pas vraisemblable au premier abord dans les évolutions proposées, mais l’objectif est atteint.

(l’initiation meurtrière à la P-Nation avec la chanson Il était un petit navire p. 59 … 6)

Die Macht der Heiliger und ihre Bilder

Essai d’histoire de l’art de Norbert Wolff.

Du muscle et de l’amidon.

La grande majorité des confessions chrétiennes, tant en nombre d’églises qu’en nombre de croyants, admettent l’existence de saints en tant que personnes exemplaires dans la Foi ou comme auteurs de miracles et intercesseurs. L’apparition de la représentation graphique de ces saints est très ancienne elle-même, tout en ayant à l’esprit que les tendances à l’aniconisme (existant chez tant d’autres religions antiques) sont présentes depuis le début et réapparaissent en pleine lumières de temps à autres : crise iconoclaste (et pas uniquement dans le christianisme oriental p. 109), Réforme, Révolution française.

Sur une période aussi longue, il est bien naturel que les sujets et la manière de les représenter évoluent, parallèlement aux différents types de saints qui émergent. Certains éléments cependant restent constants sur presque toute la période considérée dans leur représentation : tremendum et fascinans. Les saints ne sont plus uniquement créatures terrestres et à ce titre, en même temps, ils fascinent et sont craints.

Le présent livre suit un déroulement chronologique mais ses premières pages sont consacrées à quelques réflexions sur la sainteté et sur sa place dans une sorte de hiérarchie divine. Puis l’on passe à des figures saintes aussi dissemblables dans les premiers siècles du christianisme que Pierre et l’empereur Constantin (accompagné de sa mère Hélène). Ceci permet de rencontrer la première catégorie de saints, parmi toutes celles que ce livre présente : le saint pape (avec les grands évêques et théologiens). Il y a certes Pierre, mais la liste est plutôt fournie allant de Grégoire le Grand à Jean-Paul II.

La catégorie suivante, très présente aux débuts du christianisme mais qui persiste de nombreux siècles (et peut-être même jusqu’à nos jours), est celle des martyrs. L’auteur détaille en particulier Laurent, Stéphane et Ursule. Cette dernière lance toute une économie à Cologne, due aux milliers de martyrs qui auraient accompagné cette dernière et qui y seraient morts. Les moines forment une autre catégorie (Patrick, Bernard de Clairvaux) abordée par N. Wolff, y compris ceux vénérés à Byzance dont les fameux stylites à l’érémitisme vertical.

Suivent les saints empereurs (Otton III) et les saints nationaux, personnages de rang royal qui en général établissent ou introduisent le christianisme dans leur pays et l’unifient par ce moyen. Les scandinaves (Knut, Olaf, Erik) sont assez connus mais Venceslas en Bohême et Stéphane en Hongrie leurs sont antérieurs. Charlemagne et Louis IX (concept de sainteté du sol du royaume de France p. 129) ne sont pas oubliés.

Le saint chevalier bénéficie aussi de nombreux exemples expliqués dans le livre (Maurice, Théodore et bien sûr Georges), comme son pendant féminin redistributeur (Elisabeth de Thuringe). Les mystiques (Hildegarde, Catherine de Sienne ou encore Brigitte de Suède) sont étroitement associés aux villes en plein développement au milieu du Moyen-Age (qui elles mêmes se cherchent des saints-patrons dans le but de s’affirmer politiquement p. 189), comme les saints fondateurs des ordres mineurs.

N. Wolff évoque aussi la privatisation des saints (p. 223), avec des saints aux vies irréalistes mais aux pouvoirs dits protecteurs (encore aujourd’hui …) comme Christophe. La Réforme vient secouer tout cela, mais la cassure n’est pas toujours si nette, puisque certains libelles luthériens parlent des capacités ignifuges de portraits de Luther brûlés par ses ennemis (p. 239). Le genre de miracles opérés justement par des images de saints … Néanmoins la Réforme met un coup d’arrêt aux canonisations (processus presque totalement sous contrôle du Saint-Siège à cette époque), puisqu’il n’y a aucune nouvelle canonisation entre 1523 et 1588. Il y aurait sans doute eu matière, les guerres de religion ayant produit pas mal de martyrs, a priori candidats à la canonisation. Ces derniers ne seront que deux jusqu’en 1767. La Contre-réforme se traduit aussi en terme de sainteté par la canonisation de jésuites (Ignace de Loyola, François-Xavier), ces derniers utilisant tant le média graphique que le théâtre à fin de mission.

La fin de la période moderne voit un renouvellement de la représentation de saints sur fond de baroque. L’auteur s’attarde particulièrement sur Florian, Jean Népomucène mais aussi la construction de « paysages sacrés » avec sculptures dans des parcs. Le XIXe siècle voit le romantisme atteindre aussi la représentation des saints et une réinterprétation sur ces mêmes thèmes de l’esthétique médiévale (préraphaélisme), sans la fascination et la peur, dans une nouvelle Arcadie bordant à la muséalisation (Jeanne d’Arc d’Ingres p. 326). Enfin, le XXe siècle va remplacer progressivement le saint par l’artiste, couplé à des représentations beaucoup plus critiques, que ce soit à l’encontre des saints eux-mêmes ou de l’Église. Le volume s’achève sur des commentaires (il n’y a pas de notes et les citations sont attribuées sans références dans le texte) et un index.

Ce livre souffre de sa première qualité. Vouloir conduire une étude sur une aussi grande étendue chronologique amène forcément à passer très rapidement sur beaucoup de choses si l’on veut rester dans un nombre de pages raisonnables pour un public lettré mais pas spécialiste (il y a 340 page de texte). Sur beaucoup de sujets (les jésuites par exemples, mais de manière plus générale la période moderne), on sent que l’auteur se freine. Autre qualité, mais sans inconvénient cette fois-ci, le livre est très richement illustré et presque chaque œuvre dont il est question en détail est illustrée, en noir et blanc ou en quadrichromie.

Le livre est européocentré et il aurait été intéressant d’avoir plus d’exemples tirés du christianisme oriental, africain ou américain. L’auteur a aussi quelques difficultés avec l’Antiquité, où Rome n’est pas toujours la capitale de l’Empire romain (p. 33) et où Néron est toujours l’incendiaire (p. 274). Qu’il y ait 50 % d’urbains en Italie et en Flandres au XIe-XIIe siècles est douteux aussi (p. 188). Il y a donc quelques erreurs, contrebalancées par de très bonnes analyses iconologiques.

Une balade plaisante, pas très structurée, mais avec de très nombreux belvédères et des cristaux de roches de-ci de-là.

(Catherine de Sienne, brut de décoffrage p. 199 …7)

Iron Sky 2

The Coming Race
Film de science-fiction humoristique dirigé par Timo Vuorensola.

Peu d’herbivores.

Iron Sky premier du nom nous avait laissé avec une Terre démarrant une guerre nucléaire, sa suite reprend au même point. La Présidente des Etats-Unis d’Amérique quitte Washington sur le point d’être détruite pour l’Antarctique et rentre dans une base nazie, non pour aller sur la Lune mais pour descendre vers le centre de la Terre. Elle le peut parce que sa vraie nature est … reptilienne. Vingt ans après, la Terre est toujours en grande partie inhabitable et quelques survivants ont trouvé refuge sur la Lune, dans l’ancienne base nazie. Cette dernière ne tient encore debout que par miracle et son anéantissement peut survenir d’un moment à l’autre. Seul espoir, trouver une source d’énergie qui pourrait alimenter un vaisseau spatial et ainsi tenter de survivre ailleurs. Pour les habitants, et plus particulièrement pour l’héroïne Obi (la fille de Washington et Renate du premier épisode), la venue d’une soucoupe bricolée en Sibérie relance l’espoir. Les élites locales, adhérentes à une secte qui vénère Steve Jobs et un système fermé et contrôlable, ne sont pas de cet avis. Si l’on rajoute à cela que tous les Nazis ne sont pas morts …

Dur d’innover, de rajouter un coup de turbo à une idée qui avait fait un bon film sans affaiblir la structure. Le choix ne semble pas avoir été fait de changer de thème, puisque l’on reste dans l’humour fait au dépend de théories conspirationnistes comme dans le premier Iron Sky. Il aurait pu se porter sur les pyramides extraterrestres ou les Illuminati, mais ce sont les reptiliens qui seront le point central de l’intrigue. Les scénaristes partent d’une base éprouvée puisque cette race de reptiliens, appartenant autant au passé qu’au futur de la Terre, vivant en son centre et ayant le Vril pour énergie, sont ceux d’un roman de 1871 écrit par Edward Bulwer-Lytton et intitulé justement The Coming Race. Le roman a une grande influence sur les cercles ésotériques européens, y compris en Allemagne nazie, ce qui ne semble pas du tout avoir été l’objectif de son auteur. Comme si Jules Verne devenait la source d’inspiration du Temple Solaire … Mais c’est un choix intellectuel qu’il faut mettre en mouvement dans le film, et il semble que la matière, autre que graphique, manque un peu.

A cet aspect sont ajoutés toute une série de piques sur des phénomènes sociaux du début du XXIe siècle, allant de la vénération fanatique de Steve Jobs et Apple aux intolérances alimentaires en passant par le powerpoint. Cible facile, la religion n’est pas oubliée. La mise en scène se fait très plaisir avec de très nombreuses références culturelles, que ce soit la Sainte Cène de Léonard de Vinci ou les différentes trilogies de la Guerre des Etoiles (abaissement de la rampe de la navette arrivée sur la Lune, cape noire, courses poursuite dans l’esprit de la course de pods), Indiana Jones (début de la l’Arche perdue), Ken le survivant mais aussi vidéoludiques avec Mario Kart.

Néanmoins on ne peut pas dire que les héros soient très épais et Obi, l’héroïne principale, ne montre aucune faille. C’est donc assez gentillet.

Nous attendions avec impatience d’entendre à nouveau la musique de Laibach mais ce fut de ce côté une déception. Elle est, à ce qu’il nous a semblé, très peu présente (sauf pour le générique). La faute sans doute a bien plus de scènes d’action explosives dans ce film que dans son prédécesseur, qui faisait voir alors plus de scènes en plan large et dans l’espace où la musique soutenait la démonstration de puissance. Le premier Iron Sky devait gérer un budget serré qui ne pouvait pas tout investir dans l’image de synthèse et il semble que le budget augmenté pour la suite ait un peu trop été alloué au fond vert et au michaelbayisme.

C’est donc un film distrayant, au final prévisible mais néanmoins réussi, mais qui est très en dessous de la première partie. Il est difficile de faire vraiment neuf et frais à chaque fois …

(Blondie le Tyrannosaure Rex, cela reste une idée fantastique … 6,5)

Celle qui n’avait pas peur de Cthulhu

Roman humoristico-lovecraftien de Karim Berrouka.

Attention, rien de japonais !

Ingrid Planck est une parisienne trentenaire terre-à-terre qui vit de petits jobs dans l’intérim. Dans le métro elle est abordée par un inconnu qui connaît son nom et qui lui dit qu’il en va de l’avenir de l’humanité. Alors s’il en va de l’avenir de l’humanité … Ingrid se demande si elle attire les gens bizarres, avec son ex qui n’était pas le dernier côté délires. Tout ce que lui annonce cet étranger se produit : la DGSE débarque chez elle et l’interroge sur son ex. Mais surtout, une secte d’hommes- poissons prend contact avec elle. Il semblerait qu’elle ait vraiment quelque chose à faire, un rôle à tenir, dans un jugement. Celui de Chtulhu … Doit-il sortir de sa prison de R’lyeh et tout détruire ou y rester ? Cinq sectes, adorants des entités cosmiques immémoriales, doivent le décider et Ingrid est le centre du pentacle et peut-être une voix décisive dans le choix …

Ce roman de 400 pages n’est pas un pastiche qui se plairait à moquer l’œuvre de H.P. Lovecraft. C’est plus un hommage, irrévérencieux le plus souvent, mais un hommage tout de même. Il ne cherche pas non plus l’imitation : rien ici du réalisme, de l’ancrage historique fort (voir microhistorique), géographique du Maître de Providence. Le réalisme est le dernier soucis de K. Berrouka. La logique n’est pas absente, mais ce n’est pas un problème quand Ingrid passe alternativement de la méfiance au non questionnement de ce qui lui est dit. La légèreté sans doute … Cela donne par contre une histoire très solide et surtout extrêmement plaisante. La connaissance de la production lovecraftienne est par contre requise, rien que pour identifier les allusions dans les titres de chapitres et pour bien comprendre l’ironie de certains dialogues. Tout n’est d’ailleurs de ce côté-ci pas toujours juste il nous semble (p. 147). Les portraits des différentes factions sont délirants et drôles, le final est totalement foutraque et inattendu (sans être pour autant éloigné de la doxa lovecraftienne) et tout ne s’explique pas. Et il y a bien sûr des livres. Y aura-t-il un Arabe fou ?

Une réussite, ciselée et enjouée, qui a le bon goût de ne pas vouloir cocher toutes les cases.

(Beaucoup de choses impies et cyclopéennes, mais pas d’ichor irisé … 8,5)

Le temps des guépards

La guerre mondiale de la France de 1961 à nos jour
Essai d’histoire des opérations extérieures françaises par Michel Goya.

Hauteur de vue.

Il y a toujours cette croyance que le ministère français des Anciens Combattants ne s’occupe que de ceux ayant combattu lors de la Seconde Guerre Mondiale, ou au pire pendant la Guerre d’Algérie. Un ancien combattant, c’est un vieillard. Rien n’est plus faux. Depuis la fin de la Guerre d’Algérie, la fabrique à anciens combattants ne s’est pas arrêtée. Certes il n’y a plus de guerres, déclarées en bonne et due forme. Cela n’est plus arrivée depuis 1945. Mais l’auteur recense en fin de volume 51 opérations armées principales depuis 1961, de types très différents, allant du combat divisionnaire de l’opération Daguet au « maintien de la paix » sous casque bleu. Cela représente des centaines de milliers de soldats.

M. Goya dresse un panorama de ces opérations, leurs contextes politiques tant international qu’intérieur, accompagné des résultats, immédiats comme sur le long terme. Les chapitres sont organisés selon une logique chronogéographique mais le cloisonnement n’est pas étanche. L’introduction donne accès à la première partie consacrée aux opérations ayant eu lieu durant la guerre froide, en commençant par l’opération de Bizerte en 1961 (et dans un tout autre contexte qu’en 1956, tant extérieur qu’intérieur p. 24). Suivent de nombreuses opérations ailleurs en Afrique, dont quatre rien qu’au Tchad avant 1990, pour divers motifs mais toujours de manière légère et employant des troupes uniquement professionnelles. Les années 1980 voient aussi l’engagement sous casque bleu dont le plus emblématique est au Liban, opération toujours en cours. C’est au Liban qu’a lieu une guerre dite sous le seuil avec la Syrie et l’Iran, remportée par ces derniers (le Drakkar …).

La fin de l’URSS surprend tout le monde (deuxième partie). D’un seul coup, les coudées sont plus franches avec une Russie aux abonnés absents. La France participe à la guerre contre l’Iraq (qui avait envahi le Koweit) en raclant les fonds de tiroir pour équiper une division mais garde les programmes d’armement lancés à la fin des années 1980 dans une contexte radicalement changé, tant géostratégique que financier. Elle n’est toujours pas sortie de cette crise (p. 113) … D’autre part, les interventions humanitaires armées continuent (en Somalie ou au Cambodge par exemple). Les échecs sont plus visibles en Yougoslavie et au Rouanda (où la France intervient seule et où elle sauve des milliers de personnes lors du génocide). L’élection de J. Chirac en 1995 marque néanmoins un tournant : il n’est plus question de laisser les soldats sous casque bleu de servir de cible ou d’otages sans réagir. Le continent africain reste important (Côte d’Ivoire) mais c’est l’Afghanistan qui est le théâtre le plus visible au début des années 2000, de manière cependant peu importante jusqu’en 2008.

Puis en 2008, sans doute pour préparer le retour dans presque tous les commandements de l’OTAN, N. Sarkozy décide d’augmenter le contingent français en Afghanistan en prenant en charge deux régions du pays, sur une posture de combat. La Libye s’ajoute aux opérations extérieures en 2011, tandis que le Syrie préoccupe aussi les forces françaises avec les développements locaux desdits Printemps arabes. Si la Centrafrique n’est aujourd’hui plus trop dans les esprits, le Mali est une opération modèle mais où les volontés politiques locales accompagnent pas le mouvement. L’opération, redéfinie, s’étend à tout le Sahel pour combattre les mouvements salafo-jihadistes locaux en conjonction avec des armées locales. Le même type d’ennemi est aussi combattu en Iraq et en Syrie (Daesh), lui qui avait porté le fer en France et déclenché en retour l’opération Sentinelle (après Vigipirate, pas amie avec l’auteur visiblement p. 177), mobilisant des milliers de soldats sur le territoire national.

Le volume est doté d’une conclusion bien solide qui précise certaines vues de l’auteur, dans le cas où on ne les auraient pas comprises, et qui ne sont pas une surprises pour ceux qui l’ont déjà lu ou écouté. Arrivent ensuite notes, chronologie, bibliographie indicative et index.

Comme toujours, un très solide travail de M. Goya qui réussit à rendre vivant ce qui aurait pu être une longue liste d’énonciations. Pour chaque opération majeure, il y a une carte, la description du déroulement et une analyse, avec le franc-parlé sourcé qui caractérise l’auteur. Il est par exemple sec et définitif sur la Somalie et les opérations de l’ONU en général (p. 122), mais est-il pour autant injuste ? Et comme il a vécu certaines de ces opérations à divers niveaux de la hiérarchie, à ses conclusions d’historien peut s’adjoindre son vécu sur le terrain (la dédicace du livre faisant foi). Le livre est parsemé de réflexions stimulantes, comme sur le Liban en 1983, où la Marine tire mais où les forces terrestres n’ont que le droit de se défendre (p. 74), où sur le coût humain de l’interposition en Bosnie, égal à celui des combats de l’Afghanistan. De toutes manières, tout cette opération est à la fois ahurissante et scandaleuse. On pourra juste regretter les erreurs typographiques et autres des chapitres 5 et 6, l’utilisation de l’anglais Falklands au lieu de Malouines (p. 70) et éventuellement sur le choix de privilégier l’hypothèse très minoritaire d’un assassinat d’Idriss Déby, le président tchadien, au lieu d’une mort au combat (p. 279).

Se lit d’une traite.

(Vigipirate c’était déjà pas bien, alors que dire de Sentinelle p. 292-293 … 8,5)

The Secret War with Iran

The 30-Year Covert Struggle for Control of a « Rogue » State
Essai d’histoire du Proche-Orient par Ronen Bergman.

Tout n’a pas encore explosé.

En 1978, ils sont d’indéfectibles alliés. Un an plus tard, de mortels ennemis. Ils avaient tout pour s’entendre, surtout contre les Etats arabes de leur voisinage et avec l’appui étatsunien. Puis vînt la Révolution et la fin d’un empire qui semblait si riche, si solide et moderne. Puis ensuite (seulement ensuite), vînt R. Khomeiny. Et ce que beaucoup prenaient pour des exagérations grossières de la propagande du Shah devint réalité. Pendant que l’Iran affaibli devenait une proie pour son voisin iraquien, le pays redéfinissait ses relations avec les Etats-Unis et Israël, avec en premier lieu la fin des coopérations militaires, en plus d’exporter sa révolution (comme toujours …), en particulier dans un Liban déjà très désuni par la guerre civile (1975-1990). Et comme l’Iran khomeiniste se veut sensible aux malheurs palestiniens (un retour d’ascenseur après l’aide fournie par le Fatah dans les années 60 et 70 aux disciples de Khomeiny), Israël ne peut pas considérer l’intérêt iranien pour sa frontière nord comme sans conséquence, surtout au vu de comment il est dénommé à Téhéran.

Mais le livre commence avec les derniers feux de l’Empire en Perse et comment certains membres des services secrets israéliens ont déjà quelques doutes sur la solidité de l’édifice (mais leur rapport est rejeté). La situation en Iran semble pour presque tous les observateurs très stable et profitable aux affaires, y compris à des accords sur la production d’armement, principalement entre les Etats-Unis et l’Iran, mais aussi entre Iran et Israël. Tout ceci, ainsi que les développements en Iran même, sont l’objet de la première partie du livre.

La seconde partie rejoint la côte méditerranéenne et le Liban pour décrire la naissance du Hezbollah dans un chiisme déjà politisé par le mouvement Amal et qui se déploie dans le sud du pays. De manière inattendue pour un mouvement chiite (qui normalement réprouve le suicide mais où l’utilisation de jeunes fanatisés pour courir dans des champs de mines avait pavé la voie), le Hezbollah téléguidé par l’Iran use d’attentats suicides. La première victime de ce mode opératif, Israël (qui avait envahi une partie du Liban en 1982), refuse tout d’abord de le croire mais les exemples se multiplient et les effets politiques peuvent être décisifs : les puissances qui tentaient une interposition au Liban en 1983, rien de moins que la France, les Etats-Unis et l’Italie, plient bagages après le double attentat du 23 octobre qui fait 305 morts. Du côté israélien, en plus des difficultés sur le terrain, la guerre des polices fait rage entre renseignement intérieur, différentes unités du renseignement militaire et renseignement extérieur. Ce qui n’aide pas pour prévenir les attentats et pas plus pour lutter contre l’industrie de l’enlèvement que met en place le Hezbollah. De nombreux ressortissants occidentaux en sont victimes (certains décèdent durant leur captivité) dans le but d’en faire des monnaies d’échange. Le sort de l’aviateur israélien Ron Arad, capturé suite à la destruction de son avion en 1986 près de Sidon, mobilisera les services de renseignement israéliens pendant une quinzaine d’années pour le rapatrier (sans succès, son sort après sa capture restant encore aujourd’hui inconnu). Mais les relations entre l’Iran et Israël ne se limitent pas à l’intermédiation du Hezbollah. Ils sont bien plus directs dans l’affaire dite Iran-Contra qui voit du matériel étatsunien, pris dans les stocks israéliens, être vendu à l’Iran par la CIA pour financer ses opérations en Amérique latine.

La troisième partie traite de l’extension géographique de la lutte entre Israël et l’Iran. Tous les continents deviennent le théâtre du conflit, avec notamment l’attentat à la bombe contre le centre culturel juif de Buenos Aires en 1994 (une conséquence de l’élimination du chef du Hezbollah, Abbas Moussaoui ?), qui fait suite à celui contre l’ambassade israélienne dans la même ville en 1992. R. Bergman complète cette partie avec les liens très particuliers entre l’Iran et Al-Qaida. Preuve que la fitna a aussi ses limites …

Comme ce livre est paru en 2008, son auteur a encore à l’esprit l’évacuation par les forces israéliennes du Sud-Liban (soit 10 % du Liban), l’effondrement de la force supplétive (Armée du Sud-Liban) et la prise de contrôle presque totale par le Hezbollah dudit territoire à la frontière nord de l’État hébreu en 2000. Ces évènements forment le centre de la quatrième partie. L’échec de la mise à distance du Hezbollah sans occupation conduit directement à la guerre de 2006 qui voit l’utilisation en masse des missiles livrés par l’Iran au Hezbollah, l’échec de la campagne uniquement aérienne et les grandes difficultés au sol qui font que les observateurs voient ce conflit comme non gagné par Israël et donc une victoire tactique et communicationnelle pour le Hezbollah.

La dernière partie s’intéresse enfin au problème des armes non-conventionnelles. Il y a tout d’abord le cas d’un israélien qui a permis aux Iraniens de produire des gaz de combat dans les années 1990, puis la pièce de résistance, la question de la mise au point de la bombe atomique. Si Khomeiny arrête le projet nucléaire amorcé par le Shah, son successeur A. Khamenei relance les recherches et l’acquisition de moyens d’enrichissement de minerai. Plusieurs options sont explorées par le régime iranien (et qui inquiètent les Israéliens une fois qu’ils l’apprennent) : achat en Russie après la fin de l’URSS mais surtout via Abdul Qadir Khan, le concepteur de la bombe atomique pakistanaise, et l’aide nord-corénne. Les Syriens aussi avaient un programme nucléaire (aidés là encore par les Nord-Coréens et le réseau Khan), arrêté par le raid aérien israélien sur les installations de Deir Ez-Zor en 2007.

Si le livre va sur ses quinze ans, il n’a pas mal vieilli. L’écriture est plus journalistique que dans Rise and Kill First et il n’y a pas de notes. Mais on sent un gros travail de documentation et les prémices de la quantité très importantes d’entretiens que l’auteur va conduire dans les années qui suivent. L’ouvrage reste donc généraliste, au point que l’on semble presque perdre par moment ce qui devrait être le sujet du livre. Mais il est sans doute plus compliqué de mettre au jour les articulations précises entre Téhéran et le Hezbollah, ou l’implication des Gardiens de la Révolution dans quelques actions, pour un journaliste israélien que de voir clair dans les luttes d’influence au sein de l’appareil sécuritaire à Jérusalem. Depuis 2008, beaucoup de bâtons ont été mis dans les roues du programme nucléaire iranien. Des personnes ont été assassinées en Iran (ou en Iraq), les centrifugeuses ont eu des coups de mou et d’autres choses encore, sans que l’on puisse attribuer clairement à qui était la main agissante. En 2010 par exemple, le virus Stuxnet est découvert. Il s’attaque tout spécifiquement au moteur utilisé dans les centrifugeuses utilisées par l’Iran pour enrichir son minerai à usage nucléaire.

Ce livre a aussi le grand avantage de mettre en lumière des personnages ou des noms que l’on retrouvera plus en avant dans les années suivantes. On a ainsi un aperçu de Hassan Rohani bien avant qu’il ne deviennent président (p. 125-126), la famille saoudienne des Khachodji est active dans l’affaire Iran-Contra (p. 134). Le juge antiterroriste français J.-L. Bruguière apparaît aussi (p. 141-143) dans un portrait assez croustillant, mais son nom est constamment mal orthographié … La partie sur l’implication iranienne dans la guerre en Bosnie au début des années 1990 (p. 230) est aussi intéressante, parce que assez méconnue.

Malgré ses petits manquements, nous sommes ici en présence d’un livre qui se dévore et qui est une véritable étape contextualisante vers d’autres œuvres d’un auteur dont on attend avec impatience la prochaine sortie !

(l’auteur est aussi un journaliste de terrain, même quand ça canarde p. 290 … 8)

La voix humaine

Livret de Jean Cocteau sur une musique de Francis Poulenc et Anna Thorvaldsdottir. Production de l’Opéra du Rhin.

Le téléphone pleure.

Une femme rentre chez elle, elle attend un appel téléphonique. La sonnerie retentit et un homme est au bout du fil. C’est son amant, mais il y a plusieurs autres personnes sur la ligne. Il rappelle. Elle lui raconte sa soirée, la veille. Mais les choses se précisent. Elle lui dit qu’il peut chercher ses affaires quand il veut, qu’elles seront chez le concierge. Qu’elle ne va pas si mal, qu’elle mérite sa situation. Mais la communication est perturbée, voire interrompue. Et elle commence à laisser entendre que tout ne s’est pas exactement passé comme elle vient de le raconter, et que les comprimés de somnifères ont peut-être été plus nombreux.

La pièce est encadrée par deux court métrages où l’unique personnage de l’opéra, au travers de son interprète Patricia Petibon, est aussi l’unique personnage humain à l’écran, environnée d’ombres et de silhouettes dans un nocturne strasbourgeois. On reste ainsi, comme le veut le livret, dans un seule en scène. Et toujours sans modifier le livret, le choix est donc fait de transporter l’action dans le Strasbourg contemporain. On a donc des demoiselles du téléphone qui interviennent dans une conversation au portable. Mais c’est là un choix assumé et qui a son charme. Une modification du livret dans le sens de la suppression de ces facteurs extérieurs aurait grandement affaibli l’argument. Au contraire, il nous a semblé que ce décalage a renforcé l’effet de la série d’ambiguïtés que constitue ce texte à ellipse. Les deux films en début et en fin de représentation sont d’une grande qualité, bien soutenu pour la partie finale par une musique très spatialisée de A. Thorvaldsdottir (intitulée Aeriality) mais dont le contraste avec celle de F. Poulenc (pourtant loin d’être mozartien) ne semble pas avoir convaincu tout le public présent.

La scène montre un appartement, centré sur la chambre à coucher/salon avec une fenêtre en son centre mais avec vue partielle sur la salle de bain et le vestibule où est censé se trouver un chien (présent dans l’épilogue filmé). Rien de bien particulier dans cette chambre où dominent les ombres si ce n’est de nombreux accessoires que l’héroïne manipule tout en téléphonant : un verre de vin, un sac plastique, des photos, un ordinateur portable, la gamelle du chien etc. Le téléphone étant fixe à la base, l’œuvre durant à peine une heure et le film formant un épilogue, il n’est pas besoin d’un second plateau.

Côté chant, le chant parlé domine mais le chant fait des résurgences karstiques de manière très poignante, souvent imprévisible, quand la maîtrise de soi de la femme achève de se craqueler. Et comme l’interprète (qui a aussi créé la suite à La voix humaine intitulé Point d’Orgue en 2021) est l’une des sopranos françaises les plus marquantes des trente dernières années … Pour la mise en scène, on peut vraiment dire que l’interprète y adhère quand on voit ce qu’elle accepte dans cette exposition de l’intimité d’un chez soi (centré sur le corps avec entre autres bouillotte, plusieurs verres de vin versés etc). C’est un moment troublé, douloureux, sans barrières que toute cette pièce, et c’est admirablement montré et joué. On peut juste se poser la question de la signification de la fin, visiblement hors livret, entre effacement du chien (lié à la mort mais aussi à l’initiation dans un contexte indo-européen), les jeux temporels, les escaliers (remontant des Enfers ou remontant la Roche Tarpéienne pour passer au Capitole?), cette possible fusion entre Orphée et Eurydice pour finalement revenir à l’appartement que l’on avait quitté … non conventionnellement. Est-ce là un refus de la tragédie, une onirisation de l’histoire, une réponse (liaison?) au Point d’Orgue de O. Py et T. Escaich ? Une farce sûrement pas, même si un spectateur a gâché ce final avec la sonnerie de son propre téléphone pendant que celui sur scène tintait aussi …

(J. Cocteau a vu juste, le téléphone est définitivement une arme …8)

Return to the Interactive Past

The Interplay of Video Games and Histories
Recueil d’articles sur les relations entre les sciences historiques et les jeux vidéo dirigé par Csilla Ariese et alii.

Aucun souvenir ?

L’étude des interactions entre sciences historiques et jeux vidéo est assez récente. D’une part parce que les jeux vidéo n’existent que depuis une cinquantaine d’années et qu’il n’y a que peut-être seulement depuis deux décennies que ces mêmes jeux vidéo sont considérés comme une production culturelle digne d’intérêt (et légitime, surtout au vu du poids commercial actuel en conséquence de la plus grande part d’adultes qui jouent). La ludologie elle-même est assez jeune en tant que discipline (autre que les théoriciens comme J. Huizinga et son Homo Ludens paru en 1938), conséquence de la part grandissante des loisirs dans la vie des Occidentaux après 1945.

Dans ce second recueil consacré au sujet paru en 2021 (le premier nous semblait moins intéressant), les relations entre sciences historiques et jeux vidéo sont analysées selon différents angles. La première partie est ainsi consacrée à la narration dans et sur les jeux vidéo avec des articles sur la recherche historique conduisant à la création d’un jeu, sur les souvenirs d’anciens combattants intégrés à la visite virtuelle d’une fabrique écossaise de « coquelicots du souvenir » (portés traditionnellement en novembre dans le Commonwealth en souvenir de la Première Guerre Mondiale ), le décorticage façon stratigraphie d’un jeu vidéo du tout début des années 80 et l’interprétation archivistique par les joueurs de Morrowind d’une bataille fondatrice dans ce jeu (mais sujette à des informations contradictoires au sujet de laquelle des passionnés proposent des analyses). La seconde partie passe à la représentation dans les jeux vidéo avec des articles sur l’intersectionnalité, l’Antiquité dans les jeux de combat (y compris les plus obscurs), la décolonisation des jeux vidéo et la cartographie (toujours utile dans les vastes mondes de jeux de rôle mais ici avec un angle très théorique). La dernière partie est plus orientée pédagogie, avec l’exemple du jeu vidéo comme participant de la recherche scientifique, l’emploi du jeu vidéo dans une classe de primaire (sur le monde anglo-saxon) mais aussi sur sa conception à l’université mais aussi les apports de l’histoire environnementale dans les jeux vidéo. L’ouvrage s’achève sur des témoignages de joueurs.

Diversité des approches et des thèmes on l’a vu, et donc aussi de la qualité des contributions. Parmi ceux qui nous ont le plus plu figurent ceux sur l’Antiquité dans les jeux de combat et sur les débats archivistiques autour de Morrowind. On peut sentir une assez dommageable influence « nord-américaine » dans plusieurs articles rattachables aux sciences sociales, vraisemblablement en partie due aux recherches sur l’esclavage et la Compagnie néerlandaise des Indes Occidentales que font une partie des contributeurs, ce qui sensibilise beaucoup dans les dernières décennies aux questions post-coloniales. A tel point qu’il est question des Malouines comme un conflit colonial en 1982 (p. 40), ce qui peut faire bondir et pas seulement à Londres. D’où aussi les questions de représentations …

Chichement mais judicieusement illustré, avec des bibliographies peut-être un peu trop récentes quant aux ouvrages théoriques et doté d’une couverture très évocatrice, voilà un livre qui nécessite d’avoir eu une manette en main pendant quelques heures pour en apprécier un minimum les apports. Pour un public doublement averti donc.

(la simulation économique, un genre plus joué qu’on ne le croit ? … 6)