Neuromancien

Roman de science-fiction de William Gibson.

Une couverture sans lien avec le contenu.

Il y a eu une guerre. Bonn a été rayé de la carte, visiblement de manière nucléaire, il y a maintenant quelques décennies. On en a même fait un jeu vidéo. Les différentes nations que compte la Terre sont toujours là et la Guerre Froide ne semble pas finie. Mais de grandes entreprises se sont taillées de grands fiefs, que ce soit dans le monde physique ou dans le cyberspace. Dans le cyberspace agissent des cow-boys, des artistes de la matrice, qui se connectent par l’intermédiaire de consoles et d’électrodes. La connexion n’est d’ailleurs pas sans danger, se mouvoir ou être attaqué dans la matrice peut avoir des effets somatiques.

Case est l’un de ses cow-boys, originaire de la grande conurbation de la côte orientale des Etats-Unis, appelée Conurb. Il vit à Tokyo, ville violente et par endroits délabrés. Il a essayé de doubler son donneur d’ordres précédent, qui s’est vengé en lui inoculant une neurotoxine partiellement innervant qui l’empêche de se connecter. Drogué et alcoolique, il vit de petits expédients. Armitage, un ancien militaire, lui propose un gros coup, bien payé, en plus de l’opération chirurgicale qui lui permettra de se reconnecter. Il accepte et fait équipe avec Molly, une tueuse aux nombreuses modifications corporelles : ses doigts cachent des lames et ses yeux sont protégés par des implants miroirs. Mais Armitage prend lui-même ses ordres de quelqu’un. Case cherche à savoir pour qui il travaille vraiment. Mais cela est peut-être encore plus dangereux que le travail lui-même …

Encore un classique (paru en 1984), mais celui-ci est de plus fondateur : c’est le premier roman cyberpunk de l’histoire de la science-fiction. Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? / Blade Runner, de Philip Dick, avait bien avancé sur la voie mais était resté dans le domaine du roman noir (d’anticipation certes), avec ses manipulations du vivant, ses vamps et ses éléments extrême-orientaux, mais il ne s’était pas aventuré du côté de l’informatique et de ses potentialités. W. Gibson pose ainsi les bases d’un genre qui fera des émules, à l’image de la série Matrix et qui popularisera le terme cyberespace (cyberspace dans la première traduction française), inventé par lui-même dans une nouvelle précédente. Il y a bien sûr aujourd’hui un petit côté daté à la lecture de l’œuvre. Au début des années 80, 32M de RAM c’est du lourd et on peut encore se permettre de penser que l’interface DOS sera à jamais le fin du fin. Mais l’auteur contribue aussi à des questions encore aujourd’hui d’actualité : la place des grandes entreprises (mégacorporations), le crime organisé à l’échelle mondiale, la massification des données, l’intelligence artificielle, le transhumanisme ou les écarts gigantesques de revenus. Le thème de la religion y est connexe sans pour autant être absent et les drogues (un point très documenté) sont centrales dans le récit (un legs de la décennie précédente sans doute). Le livre est parsemé de références culturelles. Certaines renvoient à la science-fiction (rue Jules-Verne p. 121), d’autres cherchent du côté des arts plastiques (La mariée mise à nue par les célibataires, même de M. Duchamps, p. 248).

Malgré ses plus de trente ans, la traduction a bien vieillie, même si elle est peut-être un peu trop gouailleuse par endroits (mais cela semble suivre l’original). Plein de mots, utilisés pour faire moderne, sont restés dans le langage courant. D’autres, comme le verbe watergater (p. 101 par exemple, les années 70 toujours), n’ont pas fait souche. De nombreuses marques technologiques présentes sur le marché dans les années 80 sont citées (renforçant le côté anticipation), ce qui donne aujourd’hui un effet rétro-SF bien involontaire. Qui associe Braun avec l’avenir, de nos jours ? S’il est des moments dans le récit qui sont parfois un peu flous, il nous a semblé que c’était pleinement volontaire. Entre les drogues et le cyberspace …

Mais le roman de W. Gibson, dans ce qu’il décrit sur de nombreux points, a beaucoup à voir avec notre réalité. Notre futur immédiat est-il aussi sombre, violent, décadent et amoral que ce qu’il a imaginé ?

(la police de Turing p. 186, ce sont aussi des chasseurs de réplicants ? 8)

Les derniers jours de nos pères

Roman historique de Joël Dicker.

Chute pas toujours contrôlée !

En septembre 1940, Paul-Emile, dit Pal, part de Paris pour l’Angleterre. Sur place il est recruté par le SOE (Special Operations Executive), le service britannique chargé de mettre l’Europe sans dessus dessous à l’aide d’agents formés puis envoyés sur le contient occupé. Pal est envoyé plusieurs semaines dans différents camps et bases pour apprendre le maniement des armes et de la radio, les différentes procédures pour les largages de matériel, le sabotage et le parachutage. Il y rencontre d’autres Français appartenant à sa section F du SOE, des Français d’horizons et de professions divers, mais aussi quelques Canadiens et une Anglaise parfaitement francophone. Malgré la dureté de la formation qui voit de nombreux éléments quitter le groupe, Pal et Laura l’Anglaise se rapprochent. Mais ce qui manque le plus à Pal, c’est son père resté à Paris. Très vite, le SOE planifie leurs premières missions, séparant Laura et Pal. Mais en France, et malgré les règles strictes du SOE, Pal cherche à renouer le contact avec son père, utilisant pour cela les réseaux de résistants qu’il aide et organise. Pourra-t-il sauver sa peau assez longtemps pour revoir son père ou rencontrera-t-il les caves de l’Abwehr avant ?

Le SOE n’a pas été en odeur de sainteté parmis les Français Libres : trop britannique, soustrayant des hommes qualifiés aux maquis, aux FFL ou au BCRA. Cette défiance se poursuivra après-guerre : ces gens, hommes et femmes, ne se sont pas battus sous le bon uniforme, même si c’était avec les Alliés. J. Dicker n’évoque pas ces rivalités dans son livre mais se place au niveau des recrues, avec leurs échecs, leurs peurs, leurs espoirs et leurs actes de bravoure. L’auteur nous entraîne donc à la suite des quelques éléments qui ont passé tous les tests pour être envoyés en France, qui reviennent à Londres et s’y retrouvent. Chaque personnage est très distinct des autres (même si tous ne sont pas à égalité dans la description), rendant leurs dialogues très vivants. L’un est séminariste, l’autre est un dur, un autre est passionné par la nourriture. La douceur de Laura est une grande réussite narrative. C’est de plus très bien écrit, avec des transitions magistrales et des moments de grande émotion, mais aussi parfois des trous d’air où affleure l’ennui pour le lecteur.

Le point central du livre, la relation père-fils tourne cependant au masochisme (blessure au cœur). Si Pal agit sans prudence, son père resté à Paris est d’une certaine manière déjà dans la folie : il sait son fils à la guerre et s’agace de ne pas recevoir de lettres pour ses anniversaires. Cette non prise en considération de la guerre (que l’on trouve aussi dans les étranges épisodes de pacifisme dévoyé de Pal) donne un côté irréaliste au récit, alors même que J. Dicker fait beaucoup d’efforts pour peindre, et  avec un certain succès, l’Angleterre des années 1940 (même si par moments il récite sa documentation sur le SOE). La multiplication des relations pères-fils rend le propos par trop flou : il y a des pères partout, en tous sens, de toutes sortes. Où veut nous emmener l’auteur ? C’est dommage. Ou J. Dicker souhaite-t-il nous suggérer que la piété filiale ne mène à rien et que l’âge et le veuvage ne conduisent qu’à la folie et à faire de l’instrument de la Fin son propre fils ?

De très belles formes qui conduisent à des interrogations qui durent, mais parfois le fond dissone.

(qu’est-ce que l’on fumait à l’époque ! … 6,5)

Alice au Pays des Merveilles

Roman fantasy de Lewis Carroll.

Hop hop hop !

C’est le plus grand des hasards qui a porté ce très grand classique de la littérature de l’imaginaire devant nos yeux. On s’était imaginé l’œuvre un peu plus grosse … Mais non, en à peine 120 pages et plus de 150 ans plus tard, Lewis Carroll est encore aujourd’hui une référence connue de presque tous (avec des images Disney en prime dans chaque cerveau qui aident à sa renommée).

Alice et sa sœur sont au bord d’un cours d’eau et Alice s’ennuie. Passe un lapin en redingote, qui sort sa montre gousset et s’affole de son retard. Alice, intriguée, suit ce lapin dans un terrier et entame à sa suite une chute interminable … Qui se finit bien, mais devant un couloir aux portes fermées. Seule une porte semble pouvoir s’ouvrir mais Alice est bien trop grande pour pouvoir passer à travers. Une bouteille lui demande de la boire, alors elle s’exécute …

Alice, dans ce pays merveilleux, confronte ainsi sa logique à celle de son entourage, prenant souvent la forme d‘une critique de la société victorienne. Les pastiches de comptines (très anglaises) sont de ce point de vue emblématiques. Mais cette absence de logique, cette folie par instants (c’est bien l’adjectif accompagnant le Chapelier) dans laquelle se meut une Alice toujours calme et polie, cette folie touche au cauchemar. Si certains personnages désamorcent en fin de tableaux certaines situations, la violence affleure, venant de toutes les couches de la société (la Reine, la cuisinière) ou de la Nature elle-même. Alice a bien du mal à comprendre la Souris et son rapport aux chats et aux chiens, et cela montre peut-être un changement de rapport des populations urbaines (Oxford) à la Nature par Lewis Carroll (ou seulement la naïveté enfantine, versant alors vers le roman d’apprentissage ?).

La présentation et les notes du traducteur J.-P. Berman sont d’un très grand intérêt, replaçant le roman dans la vie de son auteur, sa fascination pour les jeunes filles (qui lui font perdre son bégaiement selon sa biographie p. 13), son œuvre de photographe, d’inventeur de jeux (de cartes aussi, bien entendu !) et de mathématicien. Les notes sont bien sûr primordiales dans l’explication des allusions aux amis de L. Carroll, aux parodies de poèmes et à l’histoire anglaise mais elles aident aussi à comprendre les difficultés de la traduction d’un tel livre (et la connaissance de la production littéraire du XIXe siècle que possède le traducteur).

Un livre compact, agréable, fascinant et léger, mais cette clochette tinte encore très bien et son écho a déjà visité d’innombrables contrées. La fantasy doit décidément beaucoup aux universitaires anglais !

 (le traducteur se sent obligé de décrire ce qu’est un jeu de croquet… tristesse…. 8)

Mör

Roman policier/thriller de Johana Gustawsson.

La mör qui tue.

La Suède : ses lacs, ses exportations à base de bois, sa boulange et ses tueurs en série sadiques. C’est un peu ceux à quoi nous invite Johana Gustawsson dans ce roman qui ne prend pas de pincettes.

Une actrice connue qui disparaît à Londres et voilà qu’un tueur en série sadique refait surface. Tout son mode opératoire y est, rendant son identification certaine. Seul problème : il a été arrêté il y a dix ans et est toujours dans un hôpital-prison. Le pire c’est que le criminel se déplace, puisqu’un corps mutilé selon le même rituel, avec les mêmes détails, est retrouvé sur les bords d’un lac en Suède. L’enquête va donc être conjointe, entre la Suède et l’Angleterre. Mais que cherche-t-on ? Est-ce le même tueur, avec un innocent en prison ? Un imitateur qui aurait eu accès à des données connues de la seule police ? Un complice qui ne s’était pas fait pincer à l’époque mais qui, fait rare, reproduit exactement les mêmes exactions sans son acolyte de l’époque ? La profileuse canadienne Emily Roy est dépêchée en Suède par Scotland Yard et l’écrivain française Alexis Castells, dont le compagnon a été tué par le tueur en série, est contrainte de se replonger dans son passé.

Le polar nordique a tout emporté sur son passage, avec Millenium comme tête de proue, et le succès ne se dément pas. Mais le style n’est pas réservé aux seuls écrivains dont les noms finissent en –son. C’est ici le cas mais l’auteur est française (dotée d’un pseudonyme admirativo-commercial ?), marseillaise de surcroit (ou même ciotadenne ?), et vit avec un Suédois à Londres. Les ambiances découlent donc directement de son expérience personnelle, avec l’apport français en plus (le personnage de Alexis Castells, française en diable, avec son côté alter-ego). Mais on sent la volonté de montrer ce parcours de vie : le lecteur doit comprendre qu’elle connaît la Suède et Londres, avec à l’appui de nombreuses références culturelles qui ont pour but de crédibiliser le récit mais qui font trop appuyées quand on les ajoute aux placements de produits (c’est dans le cahier des charges du genre ? c’est enseigné dans les cours d’écriture ? l’auteur attend-t-il une rétribution ?). Le récit, parallèle à l’enquête, d’épisodes de la vie d’une immigrée suédoise à Londres dans les années 1880 a la bonne idée de mettre en scène cette immigration peu connue et de rappeler que la Scandinavie n’a pas toujours été cette zone économiquement bien portante. Cependant, l’auteur décrit une ambiance dickensienne surdéveloppée qui pourrait faire penser que le crime naît de la seule misère.

Au-delà de ça, que l’on dirige le lecteur vers l’histoire de Jack l’Eventreur  est d’une gênante transparence (p. 25). Quand p. 142 Sade est expressément cité, on se demande s’il n’y aurait pas derrière ce roman l’envie d’imiter cette grande figure, mais en ajoutant aux excentricités sexuelles une couche de gore qui prend la place du noyau de philosophie.

 Plus gênant encore, il n’y a aucune réaction mesurée. Toutes les émotions sont passées à l’amplificateur, potentiomètre sur 12 (p. 75 par exemple). Le côté marseillais ? Les paroles « giflent » constamment, et de nombreux personnages sont toujours au bord de défaillir à la moindre remarque ou allusion. Ces personnages, dont chacun a au moins une demi-douzaine de traumatismes (anciens et nouveaux), sont parfois difficiles à différencier. A tel point que Emily Roy et Alexis Castells pourraient être finalement le même personnage. La profileuse tient bien évidemment de la voyante extralucide et la criminologue suédoise, avec son syndrome d’Asperger, est bien sûr l’impertinence personnifiée. Cela dit, les autres policiers du roman sont aussi à ranger dans la catégorie « je me contrefous de la hiérarchie ». La fin du roman est cependant bien construite, avec un bon rythme qui fait monter la tension avec doigté mais abouti sur un dénouement à notre sens assez tarabiscoté et qui réintroduit des longueurs.

(c’est sympathiquement amené et peut-être vécu le coup de la suédoise qui se moque de l’accent français d’une personnage parlant anglais p. 259-261 …4,5)

L’abbaye blanche

Roman policier/thriller de Laurent Malot.

Des choses à se mettre sous la dent.

Le Jura non plus ne peut pas échapper à la corruption du monde (mais Elie Semoun le savait déjà). C’est l’argument de fond de ce roman policier, né d’un scénario de cinéma pas tourné.

Matthieu Gange est inspecteur de police à Nantua (comme la sauce). Sa femme est partie sans explication il y a un peu plus d’un mois, et il doit donc élever seul sa fille de six ans. Sa disparition est-elle liée aux trois meurtres sauvages commis en quelques jours, auxquels une jeune femme blonde semble liée ? Est-elle victime ou coupable dans cette affaire ? En équipe avec le capitaine Michelet, Gange enquête, parfois au péril de sa vie. Les ennemis semblent puissants, retords et imprévisibles mais la pugnace journaliste Héléna Medj semble aussi sur le coup. Alliée ou sangsue ? Si la hiérarchie de Gange marche sur des œufs, d’autres œuvreront pour aider Gange. Et éventuellement aussi aider la Justice …

Ce premier roman policier de L. Malot est bien construit, avec quelques brins d’humour qui rendent la lecture agréable. L’aspect rural, où les Jurassiens se sentiront à la maison, ajoute en crédibilité au roman qui a la bonne idée de ne pas tomber dans les listes de marques quand il s’agit de décrire quelque chose. L’auteur joue lourdement sur le côté montagnard bourru, idéaliste et intègre contre Parisiens lâches et corrupteurs (Gaëlle et les autres), comme effet secondaire de cette crédibilisation. Les paysages jurassiens sont plus évoqués que décrits mais on sent bien l’hiver local, présence difficile à manquer.

L’auteur évite aussi quelques poncifs : le flic ne sort pas avec la journaliste, par exemple. Il y a une fraîche ambiguïté dans la relation entre le héros et l’étudiante qui garde sa fille et la relation entre Etienne et Carole est drôle sans être fleur bleue.

Certains éléments sont beaucoup  moins crédibles, comme l’expédition dans l’abbaye ou comment l’ancien membre de la secte agit avec les policiers. La fin est assez bizarre, voire mal construite (même si l’on comprend que c’est le premier tome d’une série, explicite dans la version poche) : si la fatigue du héros mène à une telle fin, le lecteur y est assez mal conduit.

Une lecture plaisante avec un récit plaisamment rythmé (l’auteur est un scénariste expérimenté), mais sans être inoubliable. C’est l’occasion d’un changement de style et de voir ce qui s’écrit aujourd’hui dans le monde francophone.

(un beau piège pour ceux qui aiment commencer par lire les dernières pages d’un roman … 6,5)

La nuit des temps

Roman de science-fiction de René Barjavel.

L’une des masses de granit de la SF francophone.

Dans l’Antarctique, une équipe scientifique française découvre le signal d’une balise radio sous la glace, à plus d’un kilomètre de la surface. Une équipe internationale se constitue pour mettre au jour ce qui envoie ce signal, qui, si les glaciologues ont raison, émettrait depuis 900 000 ans. En descendant dans la glace de ce continent sujet aux tempêtes et à un froid effroyable, les scientifiques découvrent des ruines et des éléments de flore et de faune congelés qui n’ont rien à voir avec le milieu que les entoure. Qui donc a bien pu vivre là et mettre en place une balise avec une telle durée de vie ? Et surtout pourquoi tout ceci n’est plus ?

Notre série sur les classiques de la SF s’ajoute un numéro avec ce roman de l’estimé Barjavel. La nuit des temps est un classique mais il se différencie clairement de la production de l’Age d’Or de la SF étatsunienne mais aussi de Dune, écrit au même moment tout en puisant dans des éléments assez français. Il y a peu de choses à voir avec le type de sensualité que l’on peut trouver chez un I. Asimov (pourtant déjà aventureux de ce côté-là dans Face aux feux du soleil, avec là aussi des cités enterrées). Les descriptions de R. Barjavel ont un côté naturaliste tout en étant acrobatiques qui sont un plaisir pour le lecteur. Mais le début en lui-même, avec ses désolations glacées antarctiques et sa civilisation ancienne, fait aussi penser à Lovecraft, sans que le chemin vers l’horreur de ce dernier soit parcouru. Cette sensualité affichée, c’est aussi celle des années 60, un contexte d’écriture très présent. Tellement présent que l’auteur se défend d’avoir retouché son texte après mai 1968, après avoir achevé son manuscrit en mars de la même année (p. 167). On retrouve la fascination pour l’amiante mais aussi la contestation de la consommation (les parkings p. 31, les produits dérivés p. 34, les raviolis cuits dans leur boîte p. 301 etc.). La mention du barrage d’Assouan complète ce tableau d’une époque (p. 29), avec des références humoristiques qui commencent parfois à dater (le troisième bac, p.30).

Le roman joue de plusieurs thèmes, qui ne sont pas propres à la SF. Le premier de ceux-ci est celui de l’Age d’or, celui que les chercheurs pensent voir dans leurs devanciers de l’Antarctique. Mais c’est un Age d’or limité aux individualistes du Gondawa antarctique, au contraire de Enisor qui lui fait dans le la personnification du péril jaune, avec ses masses indifférenciées qui partent à l’assaut du monde (p. 148 et p. 189). Cette société antarctique, est d’abord présentée sous un jour souriant, avant que l’auteur, avec la tension progressant au fil du roman, ne précise certaines choses qui peuvent être plus déplaisantes, comme les exclus sans revenus de base (p. 211), les troupes d’assaut de la police etc. Cette utilisation de l’Age d’or est donc une présentation fine et à tiroirs. Il n’y a pas un Age d’or en -900 000 (qui est un Eden avec banque centrale p. 155) et un Age d’airain au XXe siècle, le cycle est bien plus court, si tant est que le point de départ idéal existe. Comme effet collatéral de ce thème, on a tout de même droit à un excursus sur le christianisme qui aurait réintroduit la honte dans l’Humanité (avec la classique dichotomie Christ-Paul en prime, p. 238).

Ensuite c’est une SF très critique de la science. A part le personnage de Simon, les autres scientifiques de l’expédition ne se pas présentés sous des jours très favorables. De plus, la manipulation des objets retrouvés dans l’abri fait passer ces scientifiques pour des apprentis-sorciers inconscients et immatures. C’est leur médiocrité qui permet au scénario de rendre plausible le qui pro quo final (mais ça reste une faiblesse à notre sens), un scénario bien aidé par le personnage de Eléa, étonnamment peu maline sur le coup. Mais la presse ne bénéficie pas d’un traitement plus sympathique dans ce roman.

Au niveau de l’écriture, outre des dialogues bien tournés, ce qui frappe le lecteur c’est le déroulement cinématographique qui lui vient sans doute de son origine comme scénario. Les aller-retour avec la famille qui commente les évènements retransmis à la télévision ont toute leur place dans ce schéma, avec un finale sur fond d’étudiants criant « Pao ! Pao ! Pao ! » (lire Mao) assez truculent, tout en, dans le même mouvement, annonçant mai 68 et faisant montre d’un mépris de classe assez violent.

Expérience positive, avec une lecture très plaisante et une plongée intéressante dans la peur nucléaire des années 60 mais c’est aussi un hymne à l’amour absolu. Un mélange pouvant donner de belles choses.

(dans ce roman, pas de Soviétiques mais bien encore des Russes … 8)

Retour à River Falls

Roman policier/thriller d’Alexis Aubenque.

Un lecteur embrumé.

Le journaliste de guerre Stephen Callahan revient dans sa ville natale de River Falls, dans l’Ouest des Etats-Unis. Pour se ressourcer officiellement, et vivre plus proche de sa famille pendant un temps. Dans cette même ville, le shérif Mike Logan dirige la police locale. Lui aussi est revenu il y a peu pour se faire réélire shérif. L’été coule indolent, les vacances universitaires sont là. Mais le crime n’a pas pris de vacances : le cadavre d’une adolescente est retrouvé dans les bois, dans une mise en scène à goût ésotérique. Théâtre des actes d’un tueur en série il y a quelques années, la paisible ville universitaire attire les médias du monde entier et la tension monte. Mike Logan, qui avait déjà arrêté le tueur il y a quelques années, peut-il empêcher une nouvelle série de meurtres ? Sa compagne, la profileuse du FBI Jessica Hurley pourra l’y aider, mais il n’est pas exclu que S. Callahan (employé au journal local) puisse aussi les aider. Le coupable se trouve-t-il parmi les artistes du cirque qui vient d’arriver en ville ?

Un auteur qui a démarré dans la SF (et le clin-d’œil aux grands auteurs du genre est sympathique p. 192 quand S. Callahan consulte la bibliothèque de son ancienne petite amie) avant de passer au policier, voilà qui soulevait un peu de curiosité. Nous pensions la collection Milady de Bragelonne orientée vers la littérature destinée à un public jeune et féminin (type littérature de vampire adolescent), ce qui cadrait pas avec le style affiché et qui nous a donc interpellé. Mais le vocabulaire choisi par endroits nous a convaincu qu’un public adolescent n’était pas forcément recherché, et il nous a donc fallut réviser notre jugement.

Disons-le de suite, ce n’est pas de la grande littérature. Si ce n’est pas non plus une lecture désagréable ou ennuyeuse, on enfonce quelques portes ouvertes (les dialogues ne font pas pousser des cris d’extase) dans ce roman et on ne cherche pas l’esthétisme. A. Aubenque use aussi de poncifs : pour lui on ne peut que croupir en prison (p. 322), avoir des poulains dans une salle de boxe (p. 327) et les Amish sont forcément des arriérés (p. 29). On saupoudre le tout de réflexions improbables (panem et circenses, p. 328), de remarques qui tombent à plat (p. 429), de placement de produits (des marques d’appareil photo ou de voitures qui ne rendent pas le récit plus naturaliste, pesant p. 99), voire d’incohérences (le shérif roule à fond et est dépassé par des ambulances p. 412 ou un ORL qui ausculte des poumons p. 145) et on obtient un roman pas déplaisant, qui par moment fait même tourner des pages, mais bancal (y compris la fin).

Ce qui plombe l’ensemble à notre sens, c’est que chaque personnage se résume à son traumatisme. Il n’y a ainsi plus de personnages « normaux » et leur profondeur est assez relative. Stephen Callahan n’est de plus pas d’une finesse psychologique à toutes épreuves (p. 419) …

D’un autre côté, l’auteur utilise dans son roman (partie d’une série mais lisible de manière autonome) des thématiques étatsuniennes contemporaines (où est-ce l’impression que celles-ci donnent de ce côté de l’Atlantique ?), comme les violences policières ciblant les Noirs (p. 123) ou le terrorisme islamiste (p. 407), ce qui crédibilise son récit.

Ce roman nous a donc détrompé sur le contenu de la collection, mais hélas déçu par son contenu, trop basé sur des archétypes fatigués.

(un t-shirt des Metallica comme on dit un t-shirt de Beatles p. 347 … horrible … 5,5)

Comment écrire sa thèse

Manuel d’écriture universitaire d’Umberto Eco.

Une méthode, pas une recette.

Il pourrait vous arriver de remercier ou de reconnaître votre dette à l’égard d’un universitaire que votre directeur de thèse déteste ou méprise. Incident grave. Mais c’est de votre faute. Ou bien vous faites confiance à votre directeur, et s’il vous avait dit que cet individu est un imbécile, il ne fallait pas aller le consulter. Ou bien votre directeur est quelqu’un d’ouvert et accepte que son étudiant ait eu recours à des sources avec lesquelles il est en désaccord, ce dont il fera éventuellement le sujet d’une discussion courtoise lors de la soutenance. Ou bien votre directeur est un vieux mandarin lunatique, blafard et dogmatique, et il ne fallait pas choisir comme directeur un aussi triste sire. Et si vous vouliez faire à tout prix votre thèse avec lui parce que, malgré ses défauts, il vous semblait un protecteur utile, alors soyez cohérent dans votre malhonnêteté, ne citez pas l’autre parce que vous aurez choisi de prendre modèle sur votre mentor. p. 283

Umberto Eco n’est pas qu’un auteur de romans à succès mais a été un professeur respecté à Bologne. Il a donc dirigé des travaux de recherches, des doctorats bien entendu, mais surtout (quantitativement) des mémoires de laurea (l’équivalent de la maîtrise française d’avant la réforme européenne dite de … Bologne). Ne souhaitant pas se répéter chaque année avec chaque étudiant, il a couché par écrit ses conseils méthodologiques et de rédaction dans les années 70, avant de l’éditer en 1977. Le titre est donc un peu mensonger, puisque l’auteur s’adresse expressément à des étudiants écrivant leur tout premier travail de recherche, ce que n’es pas une thèse de doctorat.

Et donc, 39 ans après la première édition italienne, le livre paraît enfin en français.

La préface à l’édition italienne de 1985 pose la scène. Ce livre a connu une grande diffusion parmi les étudiants et conseillé par de nombreux professeurs, ce dont se félicite U. Eco, acceptant la responsabilité (p. 11) d’avoir donné à l’Italie de nombreux titulaires de la laurea. Il revient aussi sur certains développements personnels et universitaires entre 1977 et 1985. Suit le premier chapitre, consacré à la nature du mémoire/thèse et son utilité. La nature du mémoire est donc exposé, son utilité après les études, le public visé par ce livre et enfin quatre règles fondamentales quand on se lance dans ce genre de travail : que le sujet intéresse l’étudiant, que les sources soient matériellement accessibles, qu’elles soient utilisables et finalement, que l’étudiant soit méthodologiquement prêt.

Le second chapitre passe à la détermination du sujet (la première règle fondamentale), en distinguant les types de sujets : monographique ou panoramique, historique ou théorique et sujet ancien ou contemporain. La question du temps est aussi abordée dans ce chapitre (entre six mois et trois ans) avant que l’auteur considère l’utilité ou la nécessité des langues étrangères. La scientificité est explorée, surtout son rapport à la politique (nous sommes moins de dix ans après 1968). L’exemple d’un sujet sur les radios libres (oui, fin des années 70 …) permet de montrer qu’un sujet d’actualité peut être traité avec rigueur scientifique (p. 73-83). Le chapitre s’achève sur quelques conseils de bon sens sur comment ne pas se faire exploiter par son directeur de mémoire.

Le chapitre suivant avance dans le processus de fabrication du mémoire avec la recherche du matériau, et tout d’abord le repérage des sources. U. Eco distingue les sources de première main de celles de seconde main,  avant d’expliquer comment faire une recherche bibliographique en bibliothèque (avec ses aspects pratiques de notation). Le point le plus intéressant de ce chapitre est son exemple de recherche à partir de la p. 141. L’auteur se met dans la peau d’un étudiant habitant à Montferrat (dans le Piémont, où justement il habite), travaillant pour financer ses études et qui consacre trois après-midis (neuf heures en tout) à sa recherche bibliographique sur le concept de métaphore dans les traités italiens de l’époque baroque. Il se rend donc à la bibliothèque d’Alexandrie (toujours dans le Piémont) pour démarrer sa recherche. U. Eco détaille ses actions et leurs résultats, pas à pas, entre usuels, monographies et revues. Les choses de ce côté-là ont beaucoup évolué depuis 1977 (catalogue unique, accès à distance) mais la méthode reste la même. La psychologie du chercheur est brièvement évoquée en fin de chapitre.

La quatrième chapitre est celui du plan de travail, intimement lié à la table des matières. L’auteur détaille aussi son système de fiches, s’il faut écrire ou souligner dans les livres, ou encore le danger des photocopies comme alibi. Le thème de l’humilité scientifique clôt cette partie, où l’auteur explique par l’exemple que les bonnes idées ne viennent pas toujours des grands auteurs : « n’importe qui peut nous enseigner quelque chose » (p. 226).

Puis, dans le cinquième chapitre, U. Eco s’attaque à la rédaction. La première question qu’il règle est à qui s’adresse le mémoire, ce qui a une influence directe sur les termes à définir ou pas. Il insiste aussi sur les conventions d’écriture (ne pas écrire de la poésie d’avant-garde dans un mémoire sur ce sujet, p. 236), accentuant sur le fait que si c’est pour briser les conventions, autant ne pas faire de mémoire et de jouer de la guitare (p. 236). Utiliser le « je » ou le « nous » est une question résolue avec beaucoup de pertinence (p. 244). L’art de la citation est aussi défini par l’auteur, comme les différences entre citation, paraphrase et plagiat et l’utilisation des notes. Avant de conclure avec la fierté scientifique (avoir le courage d’affirmer), l’auteur donne encore quelques conseils et définit quelques pièges à éviter.

Le dernier chapitre, enfin, est centré sur la rédaction définitive du mémoire. Il y est évidemment question de typographie, de translittération (où le peut ne pas toujours être d’accord), de soulignages, de guillemets, de ponctuation, d’abréviations, la bibliographie finale, la table des matières ou encore les appendices.  Une petite conclusion achève ce volume de 340 pages en insistant sur l’expérience que représente la rédaction d’un mémoire avant que le traducteur n’offre au lecteur une petite analyse contextualisante du livre (sur l’informatique p. 333, sur l’importance pour U. Eco de faire partie du club des chercheurs p. 335).

Pour toute personne passé par cette étape du mémoire de recherche, ce livre c’est pas mal de souvenirs qui remontent, avec certaines prises de conscience aussi. Ce livre est une mine de bons conseils, certains évidents, d’autres moins. Il est bien sûr un peu daté (les machines à écrire, comme par exemple p. 277 et p. 287, mais aussi sur le peu d’importance des morts sur la route p. 324) mais sait aussi être drôle, voir même abrupt : il n’exclut pas que l’étudiant puisse faire fausse route en écrivant un mémoire (p. 242). De plus, U. Eco cite de véritables mémoires, ce qui peut être parfois gênant pour leurs auteurs (p. 231).

Mais ce livre est bien plus qu’un manuel, il est aussi une plongée dans l’univers mental d’U. Eco. Les pages 236 et 237 sont sur ce point exemplaire : on passe du style du Manifeste du parti communiste au style du Capital au style des poètes E. Montale et C.E. Gaddia. Ses connaissances en philosophie médiévale n’étonneront personne et il fait appel dans la rédaction de ce manuel non seulement à sa pratique professorale mais aussi à ses souvenirs d’étudiant.

La traduction est hélas assez oscillante. Les exemples typiquement italiens sont parfois remplacés par des exemples français, au lieu d’expliquer les exemples d’origine en note. On obtient ainsi pour un livre paru en 1977 un exemple avec Z. Zidane (le texte de l’édition italienne de 2001, p. 197, ressemble peu à ce que l’on a lu p. 281) et on parle d’email comme mot du langage courant d’origine étrangère qu’il n’est pas besoin de traduire (p. 291) avec bar, sport et boom. Il y avait sans doute d’autres choix à faire pour ne pas rendre ce texte incohérent et en partie anachronique. Pourquoi parle-t-on de Ligue 1 au lieu de Série A (p. 29) alors que tout le reste du livre ne parle presque que de littérature italienne ?

Mais ce point noir n’affecte que très peu les justes et précis conseils que donne ce livre pour la rédaction d’un travail universitaire, voir pour un texte tout court. Il est enfin à la disposition des étudiants français qui pourront ainsi se référer à une méthode éprouvée. L’université de masse, déjà décrite en 1985 par U. Eco dans l’introduction (p. 13) s’étant encore massifiée, bénéficier de l’aide d’un tel professeur en plus de son directeur de mémoire, souvent sollicité par ailleurs, ne se refuse pas.

(un professeur ayant conscience que l’université d’avant 1960 n’existait plus …8)

En terrain miné

Entretien épistolaire entre Elisabeth de Fontenay et Alain Finkielkraut.

C’est bizarrement sans Steven Seagal.

Ce livre, pas très gros, a fait un peu de bruit dans le landernau intellectuel français. Il rassemble une série de lettres que se sont envoyés E. de Fontenay et A. Finkielkraut, forme qui leur paraissait la plus adaptée (ou différente pour le moins) aux échanges qu’ils ont déjà depuis de très nombreuses années, plus posée et donnant plus de temps à la réflexion qu’une discussion in vivo.

Les deux auteurs ont bien entendu des lettres. E. de Fontenay est maître de conférences honoraire en philosophie, disciple entre autres de V. Jankélévitch, et A. Finkielkraut est académicien, ancien professeur au lycée et à Polytechnique. Chaque auteur a son style : A. Finkielkraut dégaine citation sur citation et E. de Fontenay est toujours très préoccupée de ce que l’échange soit une véritable discussion (p. 97), où chacun s’adresse à l’autre et non à un potentiel lecteur. Le pourquoi du livre apparaît même p. 191 : leur désaccord premier serait comment « concilier le courage et la prudence », alors que l’un est plus un héritier d’Auschwitz (A. Finkielkraut) et que l’autre est héritier de l’Appel du 18-Juin (E. de Fontenay, p. 225).

Les thèmes qu’ils abordent sont variés. L’amitié en premier lieu (avec en regard ce que certaines amitiés sont devenues au XXe siècle), mais aussi le positionnement politique d’A. Finkielkraut (est-il conservateur, réactionnaire, allié à l’ultra-droite, allié à quelqu’un ?), Israël et l’antisémitisme (le premier contact d’A. Finkielkraut avec l’antisémitisme est déroutant p. 183), le progressisme, l’identité, la France (l’Histoire mondiale de la France dirigée par P. Boucheron ne trouve pas grâce aux yeux des deux épistoliers, p. 208-2012 et 2017-223), le néo-féminisme, Renaud Camus, le judaïsme, l’Islam, et d’autres sujets encore. Aucune lettre n’a l’exclusivité d’une unique thématique et souvent plusieurs discussions s’entremêlent, sans pour autant rendre leurs lectures ardues.

La difficulté de la lecture tient au fait que les deux discoureurs ont en commun une bonne partie de leurs références, que le lecteur n’a pas forcément : M. Kundera, D. Diderot, M. Foucault, des écrivains des années 30 aux positionnements politiques changeants comme E. Berl, J.-P. Sartre, E. Burke, J. Michelet, R. Char, N. de Staël, P. Bonnard … Pour apprécier pleinement l’échange d’arguments et certains emportements, il faut les connaître un minimum, sans parler du fait d’être assez au point sur l’histoire du XXe siècle français. Nous n’avons pu repérer qu’une erreur, ou approximation, c’est quand François est qualifié de premier pape non-européen (p. 104).

Mais à la fin du livre, le mystère s’est à peine désépaissi. Avec tant de fougue argumentative (flamboyante d’un côté, acérée de l’autre), que l’amitié ne soit pas atteinte et ébranlée (comme ils auraient aimé que leurs arguments ébranlent l’autre), c’est encore difficilement concevable. Et pourtant il semble bien, comme le montre parfois le livre, qu’il y ait des points d’accord … et une vivante amitié !

(la Grande Révolution comme Seconde sortie d’Egypte p. 189, voilà qui est puissant …7,5)

Sprung über ein Jahrhundert

Roman utopique de Franz Oppenheimer, avec une préface de Klaus Lichtblau et une postface de Claudia Willms.

Aiguilles, avec détricotage.

Ecrit en 1934, sous le pseudonyme de Francis D. Pelton, Sprung  über ein Jahrhundert se place dans la lignée de La machine à explorer le temps de H.G. Wells, et ceci même explicitement comme le montre la page 23. Comme son devancier, mais aussi de nombreuses autres utopies, le roman a une très claire visée sociale, critiquant la société de son temps mais aussi définissant ce qui serait une bonne société un siècle plus tard. En tant que premier professeur de sociologie d’Allemagne, l’auteur a quelques munitions.

Hans Bachmüller, ingénieur de son état, arrive dans le futur en provenance de l’année 1932. Peu de temps auparavant, en creusant une cave dans la colline derrière sa maison, il avait découvert une machine métallique et un cadavre dans celle-ci. Ayant dégagé la machine, il avait fait un petit essai avant de se lancer dans un grand saut vers le futur, en 2032. Et donc voici Hans Bachmüller qui rencontre un habitant du futur. Ce dernier le met assez rapidement en relation avec son oncle, un dirigeant local. Coup de chance, ces deux personnes se trouvent être des membres de la famille de Bachmüller, ce qui facilite grandement la vérification de ses dires. Mais Bachmüller constate vite que ce monde n’a plus grand-chose à voir avec celui qu’il a connu : on peut survoler la France librement en venant de l’Allemagne, un barrage a été construit à Gibraltar et on communique au travers d’un visiophone. Quel évènement a pu conduire la France et à l’Allemagne à ne plus se penser en ennemis, à ouvrir les frontières, et à propager partout la prospérité ? C’est ce que va découvrir Bachmüller tout au long du roman, en rencontrant divers personnages qui le renseigneront sur le nouvel état du monde et ses dirigeants, sur l’économie (un monopole de fait dans les années 30, p. 67 ?), le système bancaire, l’égalité, les échanges linguistiques, le monde du travail, la nouvelle paysannerie et ce qui anime les hommes dans la poursuite de ces changements.

Ce roman, qui ne croule pas sous une action effrénée c’est le moins que l’on puisse dire, n’est pas bâtit autour d’un scénario. C’est très clairement un habillage utilisé par l’auteur pour diffuser ses idées, comme il le dit lui-même, dans une époque où ce n’est pas l’intelligence mais les sentiments dont il faut user pour parler aux masses. Et ses idées, déjà exposées dans d’autres livres ou articles, tournent autour de la place de l’Etat (distingué du peuple, p. 32), d’un scientisme très dixneuviémiste (p. 45, comme le vocabulaire du livre), du libéral-socialisme très opposé au communisme (p. 61, p. 68 et p. 72) et qui peut prendre la forme de coopératives (l’auteur lui-même en a fondé quelques-unes et l’influence des cités-jardins de E. Howard est indéniable p. 140).

Le contexte d’écriture est évidemment très présent, entre références claires à la Première Guerre Mondiale, à des problèmes monétaires graves (y est promu un étalon-or, p. 98-99), aux pouvoirs forts et l’auteur utilise des mots très utilisés au début des années 30 en Allemagne, comme « Führer » (dans un sens pas encore péjoratif p. 154) et « Volk und Raum » (pour très clairement mettre à bas l’idéologie nationale-socialiste sur la question, p. 136-146).

L’auteur décrit aussi des phénomènes qui nous sont quotidiens ou pas étrangers : une économie avec très peu d’argent liquide (p. 92), des échanges de jeunes gens pour leur faire apprendre une nouvelle langue, des assurances sociales universelles, des voitures pour tous (p. 69),  une Europe unie, voire même une Europe des régions.

F. Oppenheimer a une vision irénique du néolithique (p. 62), mais aussi une vision assez fantasmée du Moyen-Âge, entre mysticisme rhénan (très cité en fin d’ouvrage comme fondement de renouveau) et une paysannerie libre à l’Est mais serve à l’Ouest (c’est assez bancal p. 67). Pour rester sur le thème de l’Histoire, F. Oppenheimer se place dans une optique claire de « fin de l’Histoire », en décrivant un monde post-historique, sans Etat, comme un retour à la préhistoire. Mais on sent un esprit intéressé par une quantité de choses et qui aime beaucoup citer (p. 45 par exemple).

Pendant d’une préface courte mais efficace, la postface développe plusieurs thématiques. L’importance de l’utopie dans la pensée socialiste et comment le roman se place dans la production de F. Oppenheimer sont analysés en premier, puis sont traités successivement trois aspects présents dans le livre : l’action pacificatrice de la « Super-Arme » (H.G. Wells est le premier théoricien de la dissuasion nucléaire et F. Oppenheimer est un ami de A. Einstein), l’Europe des régions et enfin, l’étincelle divine présente en chaque homme (thème de la fin du livre, pour montrer que tout n’est pas que technique ?). Le livre n’est pas commenté dans son entièreté mais il est là une contextualisation bienvenue et bien faite.

Les chances que ce livre soit traduit en français sont à peu près nulles, mais sa lecture est l’occasion de bons moments, de réflexions et de sourires.

(F. Oppenheimer cite son poète de beau-frère p. 161 …8)